Édition du 6 mai 2025

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Asie/Proche-Orient

Sri Lanka : Fabriqué au Sri Lanka, taxé en Amérique et abandonné par le FMI

Le 2 avril 2025, le président américain Donald Trump a annoncé les tarifs douaniers du « Jour de la Libération », imposant des mesures commerciales aux partenaires du monde entier. Cette politique comprenait un tarif de base de 10% sur toutes les importations, ainsi que des « tarifs réciproques » stricts et spécifiques à chaque pays, visant à reproduire les tarifs que ces pays ont imposés sur les exportations américaines. Le Sri Lanka, un pays fortement dépendant des exportations de vêtements vers les États-Unis, a été frappé par un tarif stupéfiant de 44%.

Tiré d’Europe solidaire sans frontière. Publié en anglais dans Polity. Source de l’image.

Cette décision a envoyé des ondes de choc à travers l’industrie des vêtements prêts-à-porter (RMG) de cette nation insulaire, un secteur qui emploie 15% de la main-d’œuvre industrielle totale du pays, dont beaucoup de femmes, et contribue significativement aux recettes d’exportation et au PIB (Sri Lanka Export Development Board 2025). Au-delà du secteur de l’habillement, les répercussions économiques pourraient être vastes et profondes. Une baisse des exportations de vêtements mettrait à rude épreuve les revenus en devises étrangères du Sri Lanka, élargirait son déficit commercial et exercerait une pression à la baisse sur la roupie. Une monnaie plus faible, à son tour, augmente le coût des importations, entraînant une inflation plus élevée et faisant monter le coût de la vie. L’effet combiné des pertes d’emplois, de la baisse des recettes d’exportation et de l’augmentation des coûts pourrait faire passer le Sri Lanka d’une position déjà fragile à une crise économique et financière encore plus profonde.

« L’Amérique d’abord » ou effondrement économique ? Analyse de la guerre tarifaire de Trump

La décision de Trump d’imposer des tarifs douaniers étendus, même sur des « pays amis » comme le Sri Lanka, est mieux comprise à travers le prisme du populisme de droite et de la crise structurelle du capitalisme américain. Sa stratégie politique s’est constamment appuyée sur le populisme de droite, qui se nourrit de rhétorique nationaliste, de protectionnisme économique et de la représentation des nations étrangères, qu’elles soient alliées ou rivales, comme des menaces économiques pour les travailleurs américains. En imposant des tarifs sans discrimination, Trump renforce son image de défenseur de l’industrie manufacturière américaine et des emplois face à la mondialisation. Il a capitalisé sur la colère populaire, particulièrement parmi sa base électorale de la classe ouvrière, tout en ignorant commodément le rôle joué par les puissantes entreprises américaines dans l’exploitation des règles du libre-échange pour délocaliser leurs opérations à la recherche de profits plus élevés, une pratique qui est le résultat direct des incitations capitalistes et des politiques économiques néolibérales qui ont encouragé de tels comportements (O’Connor 2020). De plus, Trump a déformé la compréhension publique de la question en la présentant comme si d’autres pays « profitaient » et « escroquaient » les États-Unis (Dillon 2018). Cette guerre tarifaire permet à Trump de maintenir sa légitimité politique en démontrant son engagement envers les politiques « L’Amérique d’abord », même si elles perturbent des relations économiques de longue date (The White House 2025).

D’un point de vue systémique, la guerre tarifaire peut également être comprise dans la logique du capital, particulièrement la tendance à la baisse du taux de profit, une contradiction clé du capitalisme identifiée par les économistes marxistes (Harvey 2010). Au cours des dernières décennies, le capitalisme américain a fait face à des crises de rentabilité résultant de la délocalisation de la production vers des marchés du travail moins chers, des avancées technologiques, etc., et le pays a continué à s’appuyer de plus en plus sur la spéculation financière, la croissance tirée par la dette et des stratégies géopolitiques pour maintenir les profits (Foster et McChesney 2012). Dans ce contexte, les tarifs protectionnistes fonctionnent comme une tentative de reconfigurer le commerce mondial en faveur du capital américain en extrayant de meilleures conditions commerciales par la coercition économique. Même les tarifs sur les nations amies servent cette stratégie plus large : ils font pression sur les exportateurs étrangers pour qu’ils absorbent les coûts ou négocient des concessions qui, en fin de compte, profitent au capital américain.

Quand les rêves néolibéraux rencontrent le cauchemar tarifaire de Trump
La guerre tarifaire de Trump, en particulier le sévère tarif de 44% sur les exportations du Sri Lanka, justifie les critiques de gauche concernant la dépendance du gouvernement du Pouvoir Populaire National (NPP) aux prescriptions néolibérales soutenues par le FMI et à un modèle de croissance tiré par les exportations. Les prévisions budgétaires 2025 du gouvernement NPP dépendent fortement d’une reprise des recettes d’exportation, notamment du secteur de l’habillement, pour soutenir la consolidation budgétaire et financer les services publics essentiels. Selon la dernière politique commerciale et d’exportation du Sri Lanka, le gouvernement vise à atteindre un revenu annuel d’exportation de 18,2 milliards USD d’ici 2025, le secteur de l’habillement devant être le principal moteur, ciblant 5,2 milliards USD de revenus (Rizkiya 2025). Cependant, avec le plus grand marché d’habillement du Sri Lanka désormais effectivement fermé par un tarif de 44%, ces projections d’exportation deviennent rapidement irréalistes. Cela confirme ce que la gauche a longtemps soutenu : qu’une économie liée à la demande externe et aux flux de capitaux mondiaux est intrinsèquement instable, particulièrement lorsqu’elle est soumise à des politiques commerciales impérialistes et aux caprices de pays puissants comme les États-Unis (Chang 2002 ; Rodrik 2007). Au lieu d’isoler le pays des chocs externes, le cadre néolibéral axé sur les exportations du FMI a rendu le Sri Lanka plus dépendant et vulnérable.

De plus, le programme du FMI est fondé sur la restructuration de la dette souveraine du Sri Lanka, largement détenue par des créanciers étrangers. Pour gagner leur confiance, le gouvernement a été contraint de s’engager à des objectifs fiscaux ambitieux grâce à l’augmentation des revenus provenant des exportations (Fitch Wire 2025). Cependant, avec ces revenus maintenant menacés, le Sri Lanka risque de ne pas atteindre ses objectifs budgétaires et de service de la dette, mettant en péril le processus de restructuration et risquant plus d’instabilité, voire un défaut de paiement. Cela met en évidence une autre critique fondamentale de la gauche : la perte de souveraineté dans le cadre de la restructuration dirigée par le FMI, où les priorités nationales sont subordonnées aux exigences des créanciers et des marchés mondiaux (Stiglitz 2002).

Conclusion

La guerre tarifaire de Trump fait plus que causer des dommages à l’économie d’exportation du Sri Lanka. Elle expose les failles profondes et structurelles du néolibéralisme dirigé par le FMI. Comme l’affirme Ha-Joon Chang (2002), des pays riches comme la Grande-Bretagne et les États-Unis se sont industrialisés grâce à une utilisation intensive de politiques protectionnistes et d’intervention étatique, pour ensuite « retirer l’échelle » et faire pression sur les pays en développement pour qu’ils adoptent le libre-échange. Chang rejette l’affirmation néolibérale selon laquelle « Il n’y a pas d’alternative », soulignant plutôt que la mondialisation et le développement économique sont façonnés davantage par des décisions politiques que par une inévitabilité technologique (Chang 2007).

La gauche s’appuie sur cette critique en soutenant que les réussites en matière de développement ne sont pas issues de l’orthodoxie du marché libre, mais d’un mélange pragmatique de protectionnisme, d’entreprises publiques et de flexibilité stratégique. Par exemple, le développement rapide de la Corée du Sud a impliqué une forte direction gouvernementale, une politique industrielle et une approche sélective de la mondialisation (Chang 2002). Ils rejettent également l’économie du ruissellement, dont Thomas Piketty (2014) a montré qu’elle approfondit les inégalités plutôt que de promouvoir une prospérité partagée. De même, Dani Rodrik (2007) démontre que les pays qui ont ouvert leurs économies progressivement et selon leurs propres termes ont connu un développement plus stable et équitable que ceux qui ont suivi une libéralisation complète sous la pression du FMI ou de la Banque mondiale.

Des critiques comme Stiglitz (2002) et Chang (2007) avertissent que le libre-échange, dans sa forme actuelle, tend à privilégier les gains à court terme en matière de consommation tout en sapant les fondements structurels du développement à long terme. Il exacerbe souvent les inégalités et érode les industries nationales. En même temps, les institutions financières internationales comme le FMI appliquent un double standard : alors que les économies avancées déploient des stimuli fiscaux et une expansion monétaire pendant les ralentissements économiques, les pays en développement sont poussés vers l’austérité. Ces mesures, telles que l’augmentation des taux d’intérêt et la réduction des dépenses publiques, suppriment directement l’investissement, la croissance et l’emploi (Stiglitz 2002 ; Weisbrot et al. 2009).

Dans cette optique, les tarifs du « Jour de la Libération » sur le Sri Lanka ne sont pas seulement un événement économique, mais un tournant politique. Ils mettent à nu à quel point le modèle néolibéral actuel est dicté de l’extérieur et vulnérable. C’est un signal d’alarme pour le gouvernement du Pouvoir Populaire National. L’argument de longue date de la gauche résonne maintenant plus que jamais : la véritable reprise ne peut pas venir de la poursuite de marchés d’exportation volatils ou de la dépendance aux prêts étrangers. Au contraire, elle nécessite de reconstruire la souveraineté économique par la production nationale, la sécurité alimentaire et énergétique, et le contrôle démocratique sur la politique fiscale.

Dans un monde de plus en plus façonné par le protectionnisme et le nationalisme économique, le Sri Lanka doit repenser sa voie. La poursuite d’une croissance tirée par les exportations au détriment de la résilience nationale n’est plus défendable. Un modèle de développement enraciné dans l’équité, la durabilité et l’autonomie n’est pas seulement possible, il est crucial.

Taniya Silvapulle est chercheur à l’Association des Scientifiques Sociaux.

Références

Chang, Ha-Joon. (2002). Kicking Away the Ladder : Development Strategy in Historical Perspective. Londres : Anthem Press.

Chang, Ha-Joon. (2007). Bad Samaritans : The Myth of Free Trade and the Secret History of Capitalism. New York : Bloomsbury Press.

Dillon, Sara A. (2018). « Getting the ’message’ on free trade : Globalization, jobs and the world according to Trump. » Santa Clara Journal of International Law 16 (2) : 1-44. Disponible sur https://digitalcommons.law.scu.edu/scujil/vol16/iss2/1/

Fitch Wire. (2025). « Sri Lanka’s revenue raising drive key to credit profile. » Fitch Ratings (19 février). Consulté le 04/04/2025. Disponible sur https://www.fitchratings.com/research/sovereigns/sri-lankas-revenue-raising-drive-key-to-credit-profile-19-02-2025

Foster, John Bellamy, et McChesney, Robert W. (2012). The Endless Crisis : How Monopoly-Finance Capital Produces Stagnation and Upheaval from the USA to China. New York : Monthly Review Press.

Harvey, D. (2010). The Enigma of Capital and the Crises of Capitalism. New York : Oxford University Press.

O’Connor, Brendon. (2020). « Who exactly is Trump’s ’base’ ? Why white, working-class voters could be key to the US election. » The Conversation (28 octobre) : https://theconversation.com/who-exactly-is-trumps-base-why-white-working-class-voters-could-be-key-to-the-us-election-147267

Piketty, T. (2014). Le Capital au XXIe siècle. Traduit par Arthur Goldhammer. Londres : Harvard University Press.

Rizkiya, Nuzla. (2025). « Sri Lanka aims US$ 18.2bn in export revenue for 2025. » Daily Mirror (17 janvier) : https://www.dailymirror.lk/business-news/Sri-Lanka-aims-US-18-2bn-in-export-revenue-for-2025/273-300272

Rodrik, Dani. (2007). One Economics, Many Recipes : Globalization, Institutions, and Economic Growth. New Jersey : Princeton University Press.

Sri Lanka Export Development Board. (2025). « Sri Lankan apparel industry capability. » Consulté le 05/04/2025. Disponible sur https://www.srilankabusiness.com/apparel/about/industry-capability.html?utm

Stiglitz, Joseph E. (2002). Globalization and Its Discontents. New York : W.W. Norton & Company.

Weisbrot, Mark, Rebecca Ray, Jake Johnston, Jose Antonio Cordero, et Juan Antonio Montecino. (2009). IMF-Supported Macroeconomic Policies and the World Recession : A Look at Forty-One Borrowing Countries. Washington, D.C. : Center for Economic and Policy Research (CEPR). Disponible sur https://cepr.net/publications/imf-supported-macroeconomic-policies-and-the-world-recession-a-look-at-forty-one-borrowing-countries/

The White House. (2025). « America First Investment Policy. » (21 février). Consulté le 04/04/2025. Disponible sur https://www.whitehouse.gov/presidential-actions/2025/02/america-first-investment-policy/

Taniya Silvapulle

Traduit pour l’ESSF par Adam Novak

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Taniya Silvapulle

Taniya Silvapulle est chercheur à l’Association des Scientifiques Sociaux.

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