Elle s’inquiète aussi des représailles économiques, commerciales et financières contre la Russie adoptées par la plupart des gouvernements occidentaux. Du point de vue de ceux-ci, toutes les mesures sont bonnes sauf une réponse militaire pour des motifs de prudence élémentaire, ce que semblent regretter certains commentateurs dans les médias, dont Élizabeth Vallet et surtout Jean-François Lisée dans l’édition du 5 mars du Devoir. Ils taxent les gouvernements occidentaux de mollesse devant le régime du président Poutine, qualifié de dictatorial. Ils font référence aux reculs de Chamberlain (pour ce qui est de Vallet) et on peut y ajouter Daladier devant Hitler en 1938. Pourtant, rien ne serait plus périlleux qu’une intervention militaire occidentale contre la Russie. Les sanctions économiques, commerciales et financières contre Moscou sont les seules options possibles et elles ont beaucoup plus de chances de produire des résultats positifs à terme que la force des armes, laquelle risquerait au contraire de tout démolir. Contre la Russie dans le contexte de sa guerre contre l’Ukraine, les moyens de pression indirects sont les plus efficaces et de toute manière, les seuls possibles.
Il faut tout d’abord tenir compte d’un élément capital qui n’existait pas dans la décennie 1930 : l’existence de la panoplie nucléaire. Si elle avait été présente à ce moment-là, il est loin d’être certain que Hitler se serait risqué à entamer l’escalade qui a mené au second conflit mondial. Dans les circonstances actuelles, les mesures de rétorsion commerciales et économiques sont les seules armes qui soient à la disposition des Occidentaux. Tout affrontement militaire direct avec l’armée russe serait extrêmement dangereux. De plus, les ambitions du Führer étaient sans limites et une idéologie racialiste (la "supériorité de la race aryenne") inspirait son régime politique ; dans cette optique, les Slaves étaient vus comme inférieurs. Les ambitions territoriales hitlériennes étaient presque sans limites. Si le traité de Versailles (conclu en juin 1919) avait été ressenti comme une gifle magistrale par la plupart des Allemands et Allemandes après quatre ans d’une guerre particulièrement sanglante (celle de 1914-1918), la revanche se devait d’être à la mesure de cet abaissement. Les ennemis de l’intérieur (les Juifs et Juives) furent présentés comme des traîtres et des félons. On connaît la suite de cet enchaînement de pulsions haineuses, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de l’Allemagne.
Le cas de la Russie de Poutine est différent. Il s’agit d’un régime autoritaire certes, mais non dictatorial au sens strict du terme. Il y existe une opposition ouverte, malaisée mais qui agit, même à ses risques et périls comme le prouvent les récentes manifestations anti-guerre. À la suite de l’effondrement du régime soviétique en 1991 et du ralliement à l’OTAN de la plupart de ses anciens satellites, Moscou a connu un repli territorial, une humiliation vivement ressentie par une bonne partie de l’opinion russe. Une baisse du niveau de vie a affecté divers groupes de la population, et l’attitude hautaine du vainqueur américain n’a fait qu’aggraver cette frustration, en particulier parmi les élites politiques. Le sentiment d’encerclement par l’OTAN du territoire russe a provoqué l’inquiétude de la population. En transposant, c’est comme si plusieurs pays d’Amérique latine avaient décidé, dans les années 1950 et 1960 de se joindre au Pacte de Varsovie. Une région que la classe politique américaine a toujours regardé comme sa "basse-cour". En octobre1962, l’administration Kennedy a empêché l’installation d’armes nucléaires russes à Cuba, ce qui a mis le monde à un cheveu d’une guerre dévastatrice. Moscou a reculé fort sagement au dernier moment.
En second lieu, les ambitions expansionnistes du Kremlin sont beaucoup plus limitées que celles des nazis. Poutine ne peut espérer (et il le sait fort bien) "récupérer" l’Europe de l’Est par la force (ni autrement). Déjà, il assume un risque considérable mais calculé en tentant de récupérer l’Ukraine, en tout ou en partie (on n’est pas encore fixés sur ses intentions véritables). A-t-il les moyens de "tenir" à long terme un gros pays de quarante millions d’habitants qui compte des villes importantes ? On peut en douter. Le morceau serait difficile à avaler et encore plus à "digérer". Ou se contentera-t-il d’une partition de l’Ukraine, gardant les régions pétrolifères et minières du Donetsk et de Louhansk, globalement nommées le Donbass, à majorité russophones ? Difficile à dire. Chose certaine, il va garder la Crimée, annexée depuis 2014. Des référendums ont déjà déjà été tenus en mai 2014 dans le Donetsk et le Louhansk remportés par les "séparatistes" qui déclaraient vouloir l’indépendance de ces régions, auparavant rattachées à l’Ukraine. Si on suspecte ces consultations d’avoir été truquées, on pourrait régler la question en y organisant un référendum cette fois sous supervision internationale afin d’en assurer l’intégrité, ce qui suppose cependant l’accord préalable du gouvernement de Moscou.
Troisième différence majeure avec le régime nazi, aucune idéologie racialiste n’anime le régime Poutine, mais plutôt un souci de sécurité et une démonstration de force pour intimider les Occidentaux, surtout les États-Unis pour les intentions hégémoniques que leur prêtent les dirigeants russes. Ces derniers veulent profiter des difficultés internes qui affligent les pays libéraux et capitalistes et jusqu’à récemment, de "l’état de mort cérébrale" de l’OTAN (selon la formule du président français Emmanuel Macron).
Quatrième et dernière différence entre les régimes hitlérien et "poutinien", le président russe sait qu’il joue gros jeu et qu’il connaît les limites à ne pas franchir. L’Ukraine a longtemps fait partie de la Russie, puis de l’URSS et Poutine la regarde comme un élément de l’héritage national russe... ce qui n’est pas (ou n’est plus) l’avis de l’ensemble des Ukrainiens et Ukrainiennes.
Ces derniers ne font que défendre leur droit inaliénable à l’autodétermination, mais la "realpolitik" s’imposera tôt ou tard de part et d’autre si on veut faire cesser le conflit et en arriver à un accord viable. Pour conserver la majeure partie de leur territoire et faire cesser le carnage, les Ukrainiens et Ukrainiennes devront sans doute céder à la Russie les régions "séparatistes" du Donbass (le Donetsk et le Louhansk). Tout se résumera à une question d’équilibre entre concessions inévitables à la Russie et la fermeté sur ce que Ukrainiens et Ukrainiennes regardent comme leur héritage national inaliénable. Des pressions commerciales et économiques occidentales supplémentaires sur Moscou pourraient aider l’Ukraine à sauvegarder le maximum de son territoire, ce qui contribuerait peut-être à freiner les ardeurs de Poutine et de sa clique pour le reste de l’Europe. Un renforcement de l’OTAN aussi.
Ce qui émeut et inquiète le plus les opinions européennes dans toute cette histoire, c’est qu’il s’agit du premier conflit vraiment étendu depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Les précédentes guerres en Ulster (1969-19970 et ex-Yougoslavie (décennie 1990) étaient beaucoup plus limitées dans l’espace et ne concernaient que des régions assez marginales de l’Europe, alors que celui qui sévit présentement en Ukraine implique deux États étendus, populeux et dans le cas de la Russie, une puissance dotée du feu nucléaire. Cette situation effraie, et Poutine mise sûrement sur ce sentiment pour augmenter la pression à l’endroit de ses adversaires. Cela ne peut que rappeler aux habitants du vieux continent de fort mauvais souvenirs, même à ceux et celles qui n’étaient pas encore nés en 1939-1945, mais qui en ont entendu parler durant toute leur jeunesse. Plusieurs ont eu un papi ou un grand papi qui a fait de la résistance contre les Allemands. La tradition familiale en est encore très présente, une réalité qu’on peine à imaginer ici.
Raison de plus pour ne pas céder à la panique. Elle est mauvaise conseillère. Mais il ne faut pas confondre peur et prudence. Celle-ci repose sur la lucidité, alors que la peur est souvent source de fuite en avant.
Jean-François Delisle
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