Publié le 11 mars 2020
tiré de : ENtre les lignes et les mots 2020 - n°12 - 14 mars : Notes de lecture, textes, pétition
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2020/03/11/nous-voyons-pour-la-premiere-fois-un-mouvement-soutenu-dans-tout-le-pays-dirige-par-des-femmes/
Le pays n’avait pas connu depuis l’indépendance une agitation politique aussi durable, menée par des jeunes femmes, bruyamment, sans faille et avec détermination. Qui sont ces jeunes femmes qui protestent, crient et se rebellent ? S’agit-il simplement d’étudiants des campus progressistes de l’Inde ? Ou sont-ils provoqués par des partis d’opposition ? Votre participation est-elle simplement accidentelle ou y a-t-il une méthode dans cette révolte ?
Nous voyons, pour la première fois, un mouvement soutenu dans tout le pays dirigé par des femmes
Ni hasard, ni instigation : c’est une option claire et unanime. Les étudiant-e-s des campus universitaires à travers l’Inde descendent dans la rue pour montrer que la politique de l’avenir évolue rapidement ; que la politique du 21e siècle n’obéira plus à la rhétorique de la masculinité ; que le moment est venu d’élaborer une politique tenant compte des questions de genre et de les traiter au lieu de ces appels occasionnels à condamner les violeurs. Le nombre croissant de jeunes femmes qui se manifestent indique que la justice de genre n’est pas un document, mais qu’elle implique une intervention systémique dans la nature et la logique de la politique elle-même.
C’est le tableau général, mais il y a des raisons plus nuancées qui expliquent pourquoi les femmes sont prêtes à se sacrifier sur l’autel des troubles politiques et des affrontements de rue. Premièrement, la Citizenship Amendment Act (CAA) représente une plus grande menace pour les femmes que pour les hommes. Les images et les rapports des camps de détention de l’État d’Assam le prouvent. Et les femmes, non seulement issues de minorités, mais de toutes origines, ont commencé à craindre d’être privées de leurs droits civils. C’est une crainte fondée, car le suffrage est une question cruciale dans un pays au passé colonial.
Dans un pays comme l’Inde, où le processus de décolonisation est à peine terminé, l’identité nationale des femmes est le résultat de la construction de l’histoire de leurs luttes contre l’État colonial (et aussi post-colonial). Par conséquent, la menace de perdre le droit de vote ou d’être privées de citoyenneté les affecte profondément. C’est une question de survie pour les femmes universitaires, qui savent combien cela leur a coûté d’avoir enfin une voix. C’est pourquoi elles sont beaucoup plus susceptibles de résister à la loi, car elles considèrent qu’elle affecte un aspect fondamental de la justice de genre.
Deuxièmement, la peur de manquer de documentation. En Inde, les femmes de diverses conditions socio-économiques sont souvent privées de documents officiels. Depuis les années 1990, la préoccupation de l’État en matière de soins pré et postnatals dans les zones rurales a fait que de nombreuses naissances ont été assistées par des sages-femmes, ce qui a compliqué les possibilités de certifier les naissances ; le pourcentage d’enregistrement des mariages reste arbitraire ; de nombreuses femmes ne possèdent pas de biens immobiliers en leur nom ; et elles sont soumises à la responsabilité du père ou du mari après le mariage. Ainsi, la mise en œuvre du CAA et du Registre National de la Citoyenneté (NRC) établit un nouvel arrêté, une nouvelle définition de la marge et une nouvelle hégémonie, qui constitue une grave menace pour les femmes dans toutes les communautés, castes et classes.
L’alphabétisation croissante du monde rural et la mobilité urbaine des femmes ne leur permettent plus d’ignorer ces dangers. Ces jeunes femmes représentent dans bien des cas la première génération de leur famille à poursuivre des études universitaires. Pour elles, le retour à un état de manque de liberté, qu’elles ont vu chez leurs mères ou grands-mères, n’est plus acceptable. Ainsi, tout ce qui compromet la réalisation de leurs aspirations et entrave leur mobilité les conduit à participer de manière décisive aux protestations contre la loi discriminatoire.
L’alphabétisation est, en fait, une autre raison en soi pour une plus grande participation des femmes. L’augmentation substantielle du nombre d’étudiantes dans l’enseignement supérieur signifie que les jeunes femmes voyagent désormais davantage, restent dans des résidences ou des appartements partagés, devenant ainsi indépendantes et contrôlant leur propre vie. Cette émancipation de la famille et le plus grand sentiment d’appartenance à leur personne les encouragent à s’exprimer, à se rebeller et à faire entendre leur voix, même contre l’État. Cette capacité est renforcée par la technologie : un monde numérique plus rapide modifie la façon dont les jeunes générations de femmes interagissent avec le monde, adaptant dans bien des cas la technologie à un rythme plus rapide que les hommes.
L’utilisation des smartphones et la participation à des collectifs via les réseaux sociaux sont des facteurs cruciaux qui contribuent à un plus grand sentiment de liberté et jouent un rôle plus actif dans l’opinion publique et l’espace public. La numérisation de l’espace est donc un formidable instrument de mobilisation politique des étudiants. Les femmes ne sont pas disposées à renoncer à tout cela au nom de simples documents et décrets pervers sur la citoyenneté. De même, parmi les plus jeunes utilisatrices se manifeste un appétit pour les informations et les données que ce gouvernement nie avec insistance, avec lesquelles les jeunes ont peur de leur avenir et de leur bien-être.
Enfin, nous pouvons conclure avec un motif rétrospectif pour expliquer l’augmentation de la présence des femmes dans les manifestations. Ce motif peut sembler inoffensif voire temporaire, mais ce n’est pas le cas. Si l’on regarde en arrière, on observera que la généralisation du déjeuner dans les écoles du deuxième cycle du primaire a commencé au cours du premier mandat du gouvernement de l’Alliance progressiste unie en 2004. L’idée était alors d’attirer les garçons et les filles à l’école afin de réduire le taux d’abandon et de fournir aux filles des compléments alimentaires. Au cours des années suivantes, le déjeuner a été un succès retentissant, réduisant à la fois l’absentéisme et le déséquilibre entre les sexes dans les écoles. Les filles de familles pauvres, qui ont donc été encouragées à suivre les cours, sont maintenant âgées de 18 à 25 ans.
Ce sont elles qui ont profité de l’expansion de l’éducation et connaissent les impératifs éthiques d’une éducation publique gratuite et d’un apprentissage sans entraves quelles que soient les origines de chacun. Ainsi, dans ces circonstances, si elles savent qu’une loi comme la CAA va les priver, elles ou leurs mères, de leurs droits de citoyenneté, ou les deux, ou si elles savent qu’en raison de leur origine familiale, elles seront envoyées dans des camps de détention, où elles seront privées de leurs droits de citoyens ou craindront de perdre leurs titres et leurs droits par de simples décisions arbitraires, que feront-elles ? Elles feront ce qu’elles doivent faire : diriger courageusement des manifestations de protestation dans tout le pays.
Sangbida Lahiri, 13/01/2020
Sangbida Lahiri est professeur au Département d’études asiatiques et sud-asiatiques de l’Université de Calcutta, Kolkata.
21/01/2020 | tiré du site de Viento sur
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