Parallèlement à cette révolte de type « spontanée », la résistance des salariéEs sur les lieux de travail et face à certaines politiques étatiques a aussi connu des formes plus systématiques, notamment en ce qui concerne les revendications relatives aux salaires et aux conditions de travail et d’emploi. Les personnes salariées ont rapidement réalisé que c’est au moyen d’un arrêt de travail exercé collectivement (ou maintenant individuellement selon la nature de l’accréditation syndicale) soutenu dans le temps qu’elles peuvent obliger les employeurs à consentir des augmentations de salaires et de meilleures conditions de travail et d’emploi. C’est ce qui explique pourquoi la grève, c’est-à-dire le refus d’associer (collectivement ou individuellement selon la nature de l’accréditation syndicale) la force de travail aux moyens de production, s’est illustrée comme étant le moyen de pression ultime de la pratique de résistance de la classe ouvrière.
Voici une proposition susceptible d’en surprendre certainEs. Historiquement, comme l’écrit fort pertinemment Hélène Sinay, la grève a précédé le syndicalisme[1]. Le syndicalisme ouvrier est venu consolider et donner plus de permanence à des coalitions ouvrières que les personnes salariées constituaient contre leur employeur, en arrêtant collectivement leur travail. La grève n’est rien d’autre que la mise en valeur du seul instrument dont disposaient et disposent encore les salariéEs : à savoir la force du nombre et conséquemment, leur solidarité. Cette solidarité n’est jamais donnée. Elle est à construire et à reconstruire en tout temps, précisément en raison de la concurrence mutuelle des personnes salariées sur le marché du travail, concurrence fortement encouragée et entretenue par les personnes qui adhèrent au libéralisme.
Coalitions organisées de personnes salariées, ayant la possibilité de durer plus ou moins longuement dans le temps, les syndicats correspondent à des organisations capables de mettre en place les moyens organisationnels, des ressources financières (Fonds de défense professionnel), informationnelles, juridiques, etc., pour organiser, plus ou moins efficacement, une résistance collective face aux employeurs. Ce qui en fait incontestablement des organisations d’opposition et de contestation face à l’arbitraire patronal et étatique.
Syndicalisme et revendication salariale et revendication politique
La revendication syndicale première porte, la plupart du temps, sur le salaire. Il s’agit soit d’obtenir une hausse de salaire ou soit d’assurer le maintien du salaire. Les revendications concernant le travail portent sur la durée quotidienne, hebdomadaire ou annuelle (incluant la question des congés payés), les dangers au travail (les problèmes relatifs à la sécurité et aux accidents du travail), aux cadences et à l’organisation du travail (par exemple les problèmes posés par le taylorisme et le fordisme). Au niveau de l’emploi, c’est la garantie par l’obtention de la permanence. D’abord revendications économiques, mais également concurremment ou par la suite, revendications politiques empruntant la voie de la réforme ou de la supposée « révolution prolétarienne »[2].
Un mouvement au départ sévèrement réprimé
On s’en doute, au départ, la nature oppositionnelle du syndicalisme fera l’objet d’une sévère répression dans toutes les sociétés de type capitaliste. Historiquement, cet antisyndicalisme a pris deux formes bien précises : dans un premier temps, répression ouverte du syndicalisme à laquelle a contribué, selon les divers pays où le phénomène syndical s’est développé, le patronat, l’État (notamment à travers l’appareil judiciaire, les milices, l’armée et la police) la presse et l’Église[3]. Les formes principales de cette répression ouverte et systématique se résument comme suit : refus patronal de discuter avec les représentants syndicaux ; interdiction légale des associations ouvrières et de la grève ; emprisonnement des syndicalistes ; intervention de la milice, de l’armée et de la police dans les luttes ouvrières ; propagande anti syndicale de l’Église accompagnée de menaces d’excommunications massives pour activité syndicale, etc.. Le tout se légitimant via une idéologie définissant le syndicalisme ouvrier comme une force subversive de l’ordre social. Une authentique menace au fonctionnement « naturel » de l’économie capitaliste. Les associations ouvrières étaient posées comme étant des coalitions allant à l’encontre de la liberté individuelle de la personne salariée de contracter à son gré. Cet antisyndicalisme primaire est lié à la première phase de l’industrialisation capitaliste dans les sociétés occidentales et inspire toujours aujourd’hui des employeurs comme Wal Mart et McDonald.
De mouvement réprimé à mouvement toléré et solidement encadré
L’État libéral, durant l’époque où triomphait le libéralisme totalitaire, s’est montré hostile à l’existence des syndicats et ce sous prétexte qu’il s’agissait là d’organisations nuisibles au développement économique et susceptibles de perturber la paix sociale. Peu à peu, dans un deuxième temps, si les syndicats ont fini par être reconnus par l’État, ce dernier ne leur est pas devenu favorable pour autant. L’État en tant qu’acteur social et politique, est dans les faits, liés aux forces économiques dominantes. Voilà pourquoi l’État libéral ne fait jamais preuve d’une indulgence excessive à l’égard des syndicats. Sa fonction d’État employeur ne peut que renforcer cette attitude d’hostilité primaire face aux syndicats. Par contre, son supposé rôle d’arbitre dans les conflits sociaux qu’il est censé jouer s’exerce de façon fort variable selon les temps et selon les lieux : l’État peut tantôt être très favorable aux syndicats ou au contraire tantôt leur être très hostile.
Mais, le développement des luttes ouvrières pour la reconnaissance syndicale devait progressivement amener une fraction importante des membres des classes économiquement dominante et politiquement dirigeante à remettre en question la pertinence de cet antisyndicalisme primaire et ce, en vertu du constat suivant : le syndicalisme, en dépit de la violente répression dont il avait été l’objet, n’avait cessé de se développer au sein de la classe ouvrière et il était manifeste qu’on ne pouvait plus le contrer. En raison des transformations du capitalisme, le patronat commençait à disposer de nouveaux moyens permettant de compenser les concessions en salaires et en temps de travail que les syndicats parvenaient à lui arracher (c’est-à-dire : accroissement de la productivité par l’introduction de nouvelles technologies ; transferts aux consommatrices et aux consommateurs des prix).
Dans ces conditions, il devenait possible de s’accommoder du syndicalisme, en prenant soin toutefois de bien baliser son fonctionnement et ses possibilités d’action à travers le respect des conditions suivantes : reconnaissance du droit d’association et de grève assortie cependant d’un ensemble de règles qui en rendaient l’exercice difficile ; acceptation ou (et) obligation pour le patronat de négocier le niveau des salaires avec les syndicats « représentatifs » ; possibilités offertes aux syndicats de pouvoir négocier (ou de garantir par la loi) la durée de la journée de travail et les conditions d’hygiène et de sécurité au travail, etc.
Il faut se garder de voir, dans ce changement d’attitude des membres des classes dominante et dirigeante, une acceptation intégrale du syndicalisme. En fait, cette acceptation n’a toujours été que partielle et elle s’est quasiment toujours accompagnée de manœuvres déloyales cherchant à restreindre (sinon à annuler) les conquêtes juridiques, politiques et économiques du mouvement syndical. C’est ce qui est de nouveau observable depuis la fin de la période caractérisée comme étant les Trente glorieuses. Dans la foulée des fermetures d’usines suite à la relocalisation de plusieurs entreprises en raison de l’actuelle phase de la mondialisation, dans ces périodes d’intenses innovations technologiques, certaines luttes syndicales importantes peuvent déboucher sur une remise en cause majeure des droits syndicaux à travers le recours à l’injonction, aux briseurs de grève et à l’adoption de lois spéciales de retour au travail et également par un raidissement subit d’une partie du patronat envers diverses tentatives de syndicalisation ou simplement de négociation d’un contrat de travail.
Conclusion
L’acceptation mitigée du syndicalisme par les membres des classes dominante et dirigeante a correspondu à une opération obéissant à un calcul politique précis. Ce calcul visait à sauvegarder à long terme l’ordre social capitaliste en sacrifiant à court et moyen termes certains avantages à caractère principalement économique. Par contre, si ces concessions imposées par la résistance organisée des personnes salariées s’avèrent trop onéreuses dans une conjoncture donnée, il n’est pas dit que nous n’assisterons pas à une recrudescence des pratiques anti-ouvrières. C’est ce que certainEs salariéEs syndiquéEs (ou en processus pour le devenir) de certains secteurs de l’activité économique vivent et subissent encore aujourd’hui au XXIe siècle.
Yvan Perrier
22 février 2020
[1] Sinay, Hélène. « La grève ». https://universalis-vieuxmtl.proxy.collecto.ca/encyclopedie/greve/ . Consulté le 22 février 2020. Dans ce brillant article, Sinay nous indique que les premières grèves auraient été déclenchées par des travailleurs qualifiés en Égypte antique sous le régime de Ramsès III.
[2] Faut-il rappeler que les syndicats ont été complètement « inféodés » aux partis politiques dans la IIe et la IIIe Internationale. La prise du pouvoir en Russie, en octobre 1917, par le Parti bolchevique, inaugure une période nouvelle dans les rapports entre le syndicalisme et l’État. La supériorité proclamée du parti sur le syndicalisme est subitement transférée sur l’État qui désormais se confond avec le parti. Le caractère autoritaire et dictatorial de l’État communiste transforme cette infériorité du syndicalisme en subordination étroite.
[3] Quant aux représentants de la hiérarchie de l’Église catholique, ils n’ont pas accueilli avec une grande ouverture d’esprit la constitution des syndicats en raison principalement de leur inspiration socialiste et anarchiste. C’est en opposition à ce type de syndicalisme que verra le jour, à la fin du XIXe siècle, le syndicalisme chrétien ou le syndicalisme catholique. Il s’agit d’un syndicalisme qui s’inspirait de la doctrine sociale de l’Église (voir à ce sujet l’encyclique Rerum novarum du pape Léon XIII) et où les prêtres agissaient comme de véritables tuteurs.
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