4 août 2018 | tiré du site de la Plate-forme altermondialiste
À l’origine
Depuis toujours, les humains migrent. La plupart du temps, ils le font par nécessité. Ou pour espérer mieux vivre ailleurs, même si, généralement, ils savent que cette mutation est périlleuse et coûteuse. Au tout début, c’est ainsi que la planète est colonisée à partir de l’Afrique. Par la suite, de grands mouvements de population se poursuivent, notamment de l’Asie vers les Amériques. Plusieurs sociétés par ailleurs se sédentarisent, créant l’agriculture et plus tard le monde urbain et l’État, en face d’autres groupements humains sans État. Principalement nomade, cet autre monde résiste cependant à l’usure du temps, coexistant avec le premier par toutes sortes d’intersections marquées par des périodes de coexistence et d’affrontements. Dans un passage lent entre la préhistoire et les temps « modernes » caractérisés par les grands empires, des populations se déplacent à la suite de conquêtes et d’expansions en Asie (Chine, Inde), au Moyen-Orient (Mésopotamie, Égypte), en Europe méditerranéenne.
Essor du capitalisme
Plus tard au quinzième siècle, l’histoire s’accélère. En périphérie des Empires dominants sur le plan international, l’Europe se transforme par des mutations économiques, politiques et culturelles, dans le développement d’une urbanité débordante. Un nouveau groupe social, la bourgeoisie (des « bourgs) réorganise le processus de la production. Comme l’explique Marx, cette nouvelle classe dominante s’approprie et marchandise le travail humain, qu’elle transforme en force de travail. Le monde rural est asservi à la ville par une immense expropriation qui rend une grande partie de la paysannerie obsolète. Cette longue transition met au monde le capitalisme.
Gestion des flux
De cela surgit une gigantesque migration. Les paysans rejoignent le petit peuple des villes et forment le prolétariat, qui n’a d’autre choix que de vendre sa force de travail aux capitalistes. Pour maintenir à la baisse le prix de cette force de travail, les nouvelles structures de l’État, sous l’influence du capitalisme, gèrent les flux. Ces politiques maintiennent une population rurale apte à nourrir le prolétariat, qui peut aussi être utilisée comme force de travail en réserve et qui s’ajoute à la masse de chômeurs et de semi-chômeurs. On s’assure que ce travail est discipliné en forçant les pauvres à se soumettre aux conditions terribles qui dominent les premiers segments du travail salarié. Les intellectuels au service de la classe dominante, Thomas Malthus par exemple, alertent l’État sur le danger que représente la prolifération de masses urbaines paupérisées. Ce dernier suggère à l’État capitaliste de les endiguer, de les contrôler et, surtout, de ne pas les aider à survivre et à se reproduire. Entre-temps, le capitalisme se développe d’une manière asymétrique. Il se segmente entre diverses sous-régions, dont certaines sont localisées au cœur du nouveau système urbain et industriel. D’autres régions restent en périphérie. Entre ces espaces, les populations se déplacent d’une manière que le capitalisme entend discipliner, par divers contrôles assurés par l’État.
Conquêtes, pillages et prédations
En consolidant son emprise sur la société, le capitalisme doit étendre son emprise. L’impératif de l’accumulation exige une expansion sans limites. Grâce au développement des moyens de transport, le capitalisme atlantique s’étend en Europe. L’Europe capitaliste met en place un vaste système d’échange inégal. L’industrialisation de l’Europe se fait en bonne partie par le travail des esclaves africains dans les plantations de coton et de sucre établies dans les Amériques une fois que les populations autochtones ont été dépossédées et parfois anéanties. C’est le sinistre triangle qui permet au capitalisme de se mondialiser. Entre-temps, le capitalisme s’étend à d’autres parties du monde. Des périphéries sont conquises et réorganisées (l’Inde par l’Empire britannique, l’Afrique par la France). Des colonies dites de « peuplement » sont mises en place pour expulser les « indigènes » et abriter les surplus de prolétaires européens. L’enjeu est encore plus fondamental dans les Amériques. La première vague de colonisation et le génocide subséquent des populations autochtones créent une nouvelle opportunité. On fait d’une pierre deux coups, en permettant aux dominants européens de dégager les populations en surplus et, surtout, de relancer l’accumulation par le travail de millions d’esclaves africains. L’industrialisation de l’Europe se fait en bonne partie par le travail des esclaves africains dans les plantations de coton et de sucre établies dans les Amériques. Les migrations organisées et forcées permettent de « rééquilibrer » le processus d’accumulation du capital.
La deuxième vague
Au tournant du dix-neuvième siècle, une nouvelle vague de migrations prend forme. D’une part, il faut absorber les flux immenses, aggravés par la croissance démographique (l’humanité franchit le cap du premier milliard d’habitants vers 1900). D’autre part, les nouveaux gisements de l’accumulation nécessitent des millions de bras. C’est ainsi que 65 millions de prolétaires européens affluent vers les Amériques (1880-1920). Ils proviennent des régions pauvres de l’Europe (Irlande, Italie, Portugal, Russie, etc.) et émigrent vers les États-Unis et le Canada, de même que vers l’Argentine, le Brésil et d’autres pays d’Amérique du Sud. Durant la première moitié du vingtième siècle, après d’énormes convulsions, l’État capitaliste réussit sa mutation « keynésienne », qui implique un certain compromis avec les classes populaires. Des vagues de migrations ont alors lieu de l’« est » (Union soviétique et périphérie) vers l’« ouest ». Les migrants continuent d’affluer de l’Europe pauvre vers les Amériques, mais cette situation se stabilise au tournant des années 1950. Toutefois, l’accumulation a toujours besoin de bras, qu’elle trouve notamment dans les Antilles et la Caraïbe, en Afrique du Nord, dans la périphérie proche et dans les pays colonisés. Au départ bousculée, cette nouvelle immigration s’insère dans les secteurs prolétariens comme la force de travail la plus exploitée et la plus opprimée. Les dominants, États et bourgeoisie, tirent avantage de la montée d’un nouveau racisme anti-immigrant qui éclate dans les pays capitalistes.
Les tendances actuelles
À la fin du xxe siècle, le capitalisme se restructure à travers le néolibéralisme. Les luttes prolétariennes au centre sont contenues. Dans le tiers-monde, des assauts militaires et économiques affaiblissent le front des peuples. D’emblée, on observe un immense flux migratoire (après une pause entre 1920 et 1960). Au début du nouveau millénaire, près de 250 millions (3 % de la population mondiale) sont des personnes immigrantes. En fin de compte, cette troisième vague s’inscrit au cœur du développement capitaliste de notre époque, à l’ère donc de la globalisation et du néolibéralisme. La globalisation implique un redéploiement planétaire, prenant la forme d’une abolition, au moins partielle, du temps et de l’espace. Les personnes migrantes sont définies comme celles nées dans un autre pays que celui où elles vivent. La population migrante est « captée » partout où elle est disponible, à la fois par la délocalisation des entreprises capitalistes et par celle, concomitante, de la force de travail, toujours dans l’optique de maximiser les profits, d’« externaliser » les coûts et de réduire les capacités de résistance des dominés. Le capitalisme contemporain repose sur un afflux gigantesque de nouveaux bras et de nouvelles têtes, d’une part pour répondre aux nouveaux besoins de l’accumulation, d’autre part pour faire face aux changements démographiques dans les pays capitalistes.
Une masse corvéable
À un premier niveau, le cycle actuel d’accumulation du capital requiert une abondante main-d’œuvre peu qualifiée, dans l’agriculture, l’industrie, la construction et les services privés et personnels. En Amérique latine, en Afrique et en Asie, de gigantesques surplus de population, provenant de la destruction de la paysannerie pauvre, s’accumulent dans ce que Mike Davis appelle la « planète des bidonvilles » [1]. Dans les pays capitalistes, il faut beaucoup de bras pour des emplois peu payés, peu gratifiants, souvent dangereux. Ces emplois, contrairement à ce qui était offert à la vague précédente d’immigration, ne sont pas dans l’industrie manufacturière, ne sont pas stables, ne sont pas syndiqués et sont très difficilement syndicables. La main-d’œuvre en question doit être mobile, précaire, dans une situation où les droits du travail et les droits sociaux en général sont ramenés à la baisse. Les immigrants, qui sont toujours plus vulnérables que les autres composantes des secteurs populaires, sont donc adéquats pour régler ce problème de main-d’œuvre à bon marché. En pratique, les droits des immigrants, même lorsqu’ils sont codifiés dans des conventions internationales, sont rarement respectés. Une autre dimension de cette « nouvelle » immigration de masse non qualifiée est liée aux réseaux criminalisés qui opèrent, avec la complicité relative des États, de vastes flux de travailleurs et de travailleuses, y compris dans les industries dites du sexe. À un deuxième niveau, le capitalisme a besoin de main-d’œuvre qualifiée et même très qualifiée. Il est alors rentable d’écrémer la main-d’œuvre qui a été formée aux frais d’autres pays. C’est un phénomène qui ne date pas d’hier, mais le processus s’accélère, d’autant plus que l’économie du savoir est celle où se concentre en grande partie l’accumulation du capital. Il faut des quantités industrielles de main-d’œuvre qualifiée en informatique, dans le biomédical, dans l’ingénierie.
Le « laboratoire » états-unien
Certes, ce phénomène est massif aux États-Unis. Présentement, on compte plus de trente millions d’immigrants « légaux » et probablement autant d’« illégaux ». Entre les légaux et les illégaux, la frontière devient poreuse, en raison de politiques qui soufflent à la fois le chaud (légalisation) et le froid (criminalisation) de façon à forcer ces immigrants à accepter des conditions inférieures aux normes acceptées. Selon diverses estimations, plus de 60 % des emplois non qualifiés aux États-Unis seront occupés par les immigrants d’ici dix ans. Chacun sait aujourd’hui ce qu’est la délocalisation. Une entreprise dans laquelle les charges de main-d’œuvre sont importantes va installer sa production dans des pays où les salaires sont plus bas, le travail plus flexible et les protections moins contraignantes, de manière à augmenter substantiellement sa marge de profit en faisant baisser le coût du travail. Mais, de par la nature en quelque sorte matérielle de leur activité, certaines entreprises ne peuvent pas délocaliser. Un chantier du bâtiment se trouve nécessairement là où le bâtiment sera utilisé, un restaurant là où vivent ses clients. Grâce à la présence des immigrés illégaux, ces entreprises trouvent sur place une main-d’œuvre qui est placée dans les mêmes conditions que celle du tiers-monde – salaires très faibles, flexibilité totale, absence de toute protection – en raison de la vulnérabilité sociale et administrative des personnes concernées. Devant cette situation, les dominants états-uniens déploient depuis plusieurs années diverses stratégies qui connaissent une sérieuse accélération depuis les évènements de septembre 2001.
L’ennemi
La restructuration en cours du dispositif du pouvoir inclut une stratégie qui comporte une forte dimension culturelle. Il faut créer un nouveau « climat » où la population doit accepter une sérieuse détérioration de ses conditions économiques, sociales et politiques. Ce qui implique une bataille systématique des idées. L’adversaire doit être diabolisé, déshumanisé, non seulement pour pouvoir l’éradiquer et le torturer en dehors de tous les dispositifs légaux internationaux, mais pour créer l’impression qu’il s’agit véritablement d’une bête à abattre. C’est, comme le politicologue conservateur états-unien, Samuel Huntingdon le dit, une « guerre des civilisations », la « nôtre » contre la « leur ». Or, jusqu’à un certain point, cette bataille ne se joue pas seulement à Kandahar et à Gaza. Elle se joue aussi dans les banlieues et les quartiers où se concentre l’immigration. Les opérations policières et sécuritaires s’intensifient, faisant entrer l’ensemble de la société dans une zone de non-droit : détention sans procès, constitution de listes noires, harcèlement, intimidation et, au pire, utilisation de moyens détournés pour placer les « suspects » dans des conditions où leur vie est à risque. Du coup, il faut construire cet ennemi. Cet immigrant est donc d’abord musulman, non seulement dans l’imagerie de la presse démagogique, mais aussi dans le discours réactionnaire d’une certaine classe intellectuelle qui le représente comme « pervers, rusé, non assimilable ». Ses pratiques sont incompatibles avec la modernité, avec les droits (ceux des femmes surtout). Et il faut, ni plus ni moins, le confiner, le surveiller, le contrôler et éventuellement, s’il n’accepte pas nos « valeurs », l’expulser. Les conséquences de cette évolution sont terribles. Le Patriot Act et d’autres législations liberticides permettent la détention sans procès de centaines de personnes. Plus encore, on assiste à la construction d’un climat de peur et de suspicion qui rappelle la chasse aux sorcières de l’époque maccarthyste.
Nouvelles migrations, nouvelles résistances
Devant ces immenses transformations, les mouvements populaires sont interpellés. Certes, le capitalisme globalisé réussit à fragmenter davantage la force de travail prolétarienne par le démantèlement du secteur public (privatisations), l’éclatement du travail salarié à travers l’espace, la dislocation des systèmes de protection sociale. La gestion des flux permet également de segmenter les classes populaires entre ceux et celles qui ont encore des droits et ceux et celles qui n’en ont pas. S’ajoutent à cela les législations liberticides, la remontée des idéologies racistes et xénophobes qu’on constate un peu partout. Néanmoins, on assiste dans plusieurs pays à de nouvelles articulations politiques et sociales. La lutte des sans-papiers en France, en Allemagne et en Angleterre, a surgi largement sur la base d’une revendication de droits, reconnue comme légitime et nécessaire par un important segment de la population dite de « souche ». Les coalitions sociales et politiques sont interpellées dans la mesure où il ne s’agit plus, comme c’était le cas dans le passé, de se battre avec et pour des minorités : les migrants sont de plus en plus une quasi-majorité, du moins dans certains secteurs économiques, et notamment dans les grandes villes. Au-delà de certains droits apparaît alors la question de la citoyenneté : qui est citoyen ? Qui ne l’est pas ? Ne devrait-on pas donner aux migrants le même statut (ou l’équivalent) que les autres catégories de la population, y compris les droits politiques ?
Le mouvement social interpellé
Fondamentalement, le capitalisme sous sa forme contemporaine, comme sous ses formes antérieures, se nourrit des migrations, dans son insatiable soif de prolétaires forcés à vendre leur force de travail, et ce, dans des conditions qui leur imposent de le faire au plus bas prix possible. On pourrait donc conclure, de manière simpliste et hâtive, que le problème ne pourra être résolu qu’avec l’abolition du capitalisme ! En réalité, la question des migrations, et plus concrètement la lutte des migrants, ne peut être renvoyée à cette semaine des quatre jeudis post-capitaliste ! Il faut donc insister sur l’importance des fronts de résistance multiples qui permettent de marquer des gains concrets, de renforcer la dignité des migrants et aussi de porter la bataille de leurs droits à un niveau global et politique. Ce qui implique de grandes alliances, bref, une insertion organique des revendications des migrants au cœur du mouvement social et politique de gauche. Pour que cela se fasse, il faut produire un discours cohérent, articuler un début de programme à court et à long terme, bref, construire un projet contre-hégémonique dont les composantes pourraient être :
• De lutter sans merci contre toutes les discriminations systémiques, légales ou informelles, contre les immigrants, ce qui va avec une capacité de répondre aux dimensions racistes de ces discriminations.
• D’adopter une posture d’accueil envers les réfugiés, victimes de ce grand désordre mondial.
• De participer et d’aider les résistances anti-impérialistes et démocratiques qui confrontent ce capitalisme prédateur, à la racine des migrations forcées qui affectent des millions de gens.
Enfin, tout en luttant contre le capitalisme à la racine des problèmes, il faut s’interpeller nous-mêmes et transformer des pratiques et des politiques discriminatoires souvent infiltrées dans les mouvements populaires, ce qui peut vouloir dire :
• Intégrer dans les mouvements et les luttes les immigrants et leurs revendications contre la discrimination, à tous les niveaux, tant dans les luttes concrètes (travail, logement, éducation) que dans le cadre de programmes de transformation plus larges.
• S’assurer de leur participation effective dans les mouvements et les structures, y compris au niveau de la direction et de la formulation des stratégies. Pratiquer de manière intelligente une action positive envers les camarades immigrants qui participent aux luttes.
• Constamment faire les liens qui s’imposent entre les mouvements populaires, les immigrants (la diaspora) et les mouvements de résistance des pays d’où les immigrants proviennent.
[1] Mike Davis, Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global. Paris, La Découverte, 2007.
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