Édition du 17 décembre 2024

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Environnement

Northern Gateway : la plume et le goudron

Depuis quelques années, les projets d’oléoducs développés par Enbridge et Transcanada suscitent des débats, voire soulèvent les passions et la controverse, d’un océan à l’autre du pays. Derrière ces projets se profile la vision énergétique, et par conséquent environnementale, du gouvernement Harper : promouvoir, faciliter, développer les capacités de production et d’exportation du pétrole albertain. Systématiquement, autant sur le terrain légal qu’au coeur des territoires naturels et habités, depuis son arrivée au pouvoir ce gouvernement met en place des points d’ancrage, en cohérence avec cette vision.

L’appui au déploiement tentaculaire d’un réseau de pipeline tous azimuts constitue un élément essentiel de cette politique. Le rêve de Stephen Harper de faire du Canada un exportateur majeur de pétrole serait ainsi en voie de se concrétiser. La production journalière de pétrole en Alberta atteint aujourd’hui 1,9 millions de barils ; elle pourrait être doublée d’ici 2020 et même atteindre 5 millions de barils/jour en 2030.

Les canaux d’exportation de ce pétrole « enclavé » seraient, pour le moment, les suivantes : vers le sud, le pipeline Keystone XL de Transcanada (830 000 barils/jour) ; vers l’est, Transcanada avec le pipeline Energy East (1,1 millions barils/jour) et Enbridge avec l’inversion de l’oléoduc 9B (240,000 barils/jour) ; vers l’Ouest, le doublement du pipeline de Kinder Morgan vers Vancouver (830,000 barils/jour) et la construction du double pipeline Northern Gateway (525,000 barils/jour). La consolidation de l’exportation vers les États-Unis est une avenue importante, mais elle n’est pas encore validée, et avec le développement du pétrole américain de fracturation la demande demeure incertaine. Par contre, une ouverture plus grande vers l’ouest, vers les marchés asiatiques, apparaît plus prometteuse.
À ce titre le projet de pipeline Northern Gateway représente donc un jalon important vers l’atteinte des objectifs conservateurs, mais il pourrait aussi devenir le lieu privilégié de la convergence de l’opposition et des résistances à cette vision. En effet, si les résistances au passage des oléoducs dans l’est sont bien organisées et actives, dans l’ouest celles-ci sont plus intenses, regroupent davantage d’acteurs politiques, sociaux et économiques, et récoltent de plus forts appuis au sein de la population.

Conquête de l’ouest et résistance

Nous avons vu ici le gouvernement québécois, par les soins d’une commission parlementaire à l’éthique plutôt douteuse, valider en novembre le passeport de Enbridge pour le projet d’inversion de l’oléoduc 9B vers Montréal. À l’autre bout du Canada, un consortium piloté par cette même compagnie propose le projet Northern Gateway, qui vise à transporter le pétrole des sables bitumineux vers la côte ouest. Il s’agit d’un double oléoduc de près de 1200 km qui doit relier Bruderheim (Alberta) à Kitimat, sur la côte nord de la Colombie-Britannique. Outre le pipeline, ce qui inquiète les populations ce sont les quelques 200 pétroliers ou super-pétroliers qui devront sillonner annuellement le pourtour des îles de la reine Charlotte et suivre sur environ 100km le fjord jusqu’à Kitimat. À l’instar des projets visant le transport du bitume albertain vers l’est et vers le sud, celui visant l’ouest est, sans surprise, fortement appuyé par le gouvernement Harper. Cependant, la loi canadienne impose la tenue d’une commission d’évaluation environnementale indépendante avant toute approbation finale de ce projet. Cette commission a effectué ses travaux entre janvier 2012 et juillet 2013, pour finalement déposer son rapport le 19 décembre dernier.

Au cours de ses consultations, la commission a enregistré les commentaires directs de près de 1500 personnes et a reçu plus de 9 000 mémoires. Au bilan, il en ressort que 96% de ces mémoires ont exprimé une opposition au projet. Ces données ne sont pas en contradiction avec les sondages réalisés en CB : selon la période sondée, entre 60% et 80% de la population s’affiche contre le projet.

Quoi qu’il en soit, dans son rapport, la commission approuve la réalisation du projet, en postulant que le Northern Gateway apportera plus de bienfaits que de problèmes au Canada. La commission juge que le risque de déversements de pétrole est minime, mais admet que le cas échéant cela causerait d’importants dommages. Le dossier environnemental de Enbridge n’est pas sans tache : rappelons pour mémoire qu’entre 1999 et 2008, la compagnie a été liée à 610 cas de fuite sur ses réseaux, conduisant à des déversements pour un total de plus de 21 millions de litres d’hydrocarbure, soit 132 000 barils. En 2011, lors du déversement de Kalamazoo River, un des plus importants de l’histoire des États-Unis, la prise en charge des risques par Enbridge fut qualifiée de lamentable ; la faiblesse structurelle du pipeline avait été vraisemblablement détectée dès 2005, mais la compagnie n’avait pas réagi adéquatement. Le rapport de la commission canadienne évacue pratiquement ce risque, mais formule tout de même plusieurs conditions (209) pour consolider la sécurité environnementale des infrastructures et des opérations. Par exemple, la commission demande à Enbridge d’obtenir un contrat d’assurance pour couvrir jusqu’à hauteur de 950 millions de dollars les dégâts éventuels. On sait que la même demande, formulée par le gouvernement du Québec à propos de l’oléoduc 9B, a été récemment balayée du revers de la main et considérée comme impossible par Enbridge.

Le gouvernement canadien a maintenant, en partie sur la base de ce rapport, 180 jours pour faire connaître sa décision finale. Or, le gouvernement Harper a déjà annoncé, dès 2011, qu’il appuie sans réserve le projet. « Le rapport de la commission représente une évaluation scientifique rigoureuse, ouverte et complète, a encore affirmé le ministre fédéral des Ressources naturelles, Joe Oliver, dans une déclaration écrite. Évalué à 7,9 milliards de dollars canadiens, Northern Gateway doit être opérationnel en 2017.

Ceci dit, les populations concernées, et en particulier les communautés autochtones, n’avaient pas attendu la mise sur pied de cette commission pour affirmer haut et fort leur opposition au projet.

Les pipelines du Northern Gateway doivent enjamber les chaînes côtières et les rocheuses, franchir au passage plus de 1000 cours d’eau ainsi que plusieurs affluents du fleuve Fraser, qui coule jusqu’à Vancouver. Le parcours projeté traverse de nombreux territoires autochtones ainsi que des réserves naturelles hautement prisées par les environnementalistes et les populations locales, dont la forêt du Grand Ours qui est l’une des dernières forêts pluviales tempérées du Pacifique encore intactes. C’est dans cette forêt que l’on trouve l’Ours Kermode ou « Ours Esprit », caractérisé par son pelage blanc, considéré aussi comme un ours sacré dans la culture amérindienne de cette région. La forêt compte aussi de nombreux spécimens de thuya géant, dont certains auraient plus de 1000 ans. Pour les Premières Nations, ces écosystèmes marins riches et diversifiés sont intimement liés à leurs cultures et leurs modes de vie.
Dès mars 2010, neuf nations autochtones de la côte pacifique ont adopté une position de boycottage de tout gros transport pétrolier aux abords des côtes, et elles ont aussi déclaré être prêtes à tout faire pour bloquer le projet du pipeline d’Enbridge. En décembre 2010, la déclaration « Save the Fraser » fut signée par les 60 nations bordant les sources et les rives du fleuve. Aujourd’hui, la coalition opposée au projet regroupe 160 représentations des premières nations, 31 municipalités, ainsi que l’Union des municipalités de la Colombie-Britannique (180 municipalités).
Alors que dans l’est des syndicats (FTQ,SCEP, Unifor-Québec) se sont aligné avec les organisations patronales pour appuyer le projet d’Enbridge (oléoduc 9B), liant celui-ci à la consolidation des « emplois de qualité » dans les raffineries, dans l’ouest du Canada plusieurs grands syndicats ont adopté des résolutions contre le projet Northern Gateway. Le 5 décembre 2013, la branche ouest du même Unifor (issu de la fusion du Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier et des Travailleurs canadiens de l’automobile) a signé le nouvel « Accord de Solidarité » ; il en fut de même pour la fédération des enseignants de CB, pour la Fondation David Suzuki, etc. Ces associations ont ainsi confirmé leur position en solidarité avec les groupes autochtones qui s’opposent au projet. Rappelons que le syndicat Unifor représente plus de 20 000 travailleurs du secteur de l’énergie dans tout le Canada, y compris dans le secteur des sables bitumineux de l’Alberta. Dans l’ensemble du pays, le syndicat représente plus de 300 000 membres actifs.

Au Québec le gouvernement Marois, qui n’en est pas à une contradiction près à ce chapitre, a rapidement ouvert la porte aux projets d’oléoducs, en commençant par l’approbation de l’inversion du 9B d’Enbridge. Et il n’est pas farfelu de supposer que le projet de Transcanada va recevoir le même assentiment des autorités du Québec en 2014.

Dans l’Ouest l’approbation du politique n’est pas tout à fait gagnée. Fin mai début juin 2013, suite à la présentation des résultats préliminaires de la commission fédérale sur le Northern Gateway, le gouvernement de la CB avait dit non au projet. Selon la première ministre Christy Clark et son ministre de l’environnement, trop de questions demeuraient sans réponse, en particulier sur le traitement des risques associés au projet. Il avait alors été souligné que les garanties fournies par Enbridge sont peu convaincantes, et que les mesures prévues en cas de bris apparaissent insuffisantes pour assurer la sécurité, la protection de l’environnement et des populations. La nouvelle du refus de la Colombie-Britannique avait été célébrée par les environnementalistes et les communautés autochtones comme une grande victoire. John Bennet, directeur du Sierra Club, avait qualifié la décision d’historique : « de tels moments donnent tout leur sens à nos 50 années d’activisme environnemental », avait-il ajouté. Les représentants des premières nations ont pour leur part indiqué que le gouvernement avait raison de se méfier de Enbridge, du moins concernant la sécurité des infrastructures et du projet.

Malgré cette prise de position, en novembre la première ministre de la CB a presque retourné sa veste sur ce dossier. À peine 4 mois après avoir déclaré son opposition au projet, la première ministre de la Colombie Britannique sabrait littéralement le champagne avec la première ministre de l’Alberta, au dessus de la ratification d’un accord concernant les ressources naturelles, dont le projet Northern Gateway. Le gouvernement de Christy Clark se déclare alors ouvert à la réalisation du projet, toujours si ses cinq conditions sont respectées par les promoteurs, c’est-à-dire (1) la tenue de la commission d’évaluation, (2) des consultations adéquates avec les Premières Nations, (3) des mesures adéquates pour contrer les déversements sur terre, et (4) sur mer. Et (5) principalement Christy Clark insiste sur le fait que la province doit pouvoir en retirer sa juste part des bénéfices économiques. L’accord signé entre l’Alberta et la CB vise à résoudre et aplanir les difficultés soulevées par ces 5 conditions. Évidemment Enbridge s’est engagée à tout faire pour que ces difficultés soient résolues, pour qu’enfin le projet puisse aller de l’avant.

Pétrole sale = guerre sale ?

En 2014 le projet s’engage dans un genre d’entonnoir. D’un coté, le gouvernement Harper peut difficilement reculer sur ce projet qui représente une sorte d’aboutissement, et d’autre part l’opposition se consolide et semble vouloir mener cette lutte jusqu’au bout. Au milieu de tout cela, un contexte économique (international) relativement chancelant, et les perspectives d’une élection fédérale en 2015.

En effet, sur le terrain, la résistance populaire durcit ses positions et prépare le combat. « The Enbridge pipeline will never be built. How can we be so sure ? We are sure because the people of northern British Columbia and their supporters elsewhere will not let it happen » (The Answer Is Still No, ed. by Paul Bowles and Henry Veltmeyer, à être publié en mars 2014 par Brunswick Books).

Sur la scène politique fédérale, l’opposition au Northern Gateway est aussi concentrée. Le parti libéral de Justin Trudeau ne s’oppose pas au Pipeline Keystone XL, et le NPD de Mulcair n’est pas totalement contre les pipelines transportant le pétrole vers l’est, mais les deux partis sont fortement opposés au projet d’Enbridge vers l’ouest. Sur ce dossier, le NPD accuse le gouvernement Harper d’avoir amputé les lois sur l’évaluation environnementale et de stigmatiser les opposants. Selon le député néo-démocrate Peter Julian, « les conservateurs ont lancé une attaque massive contre les résidants de la Colombie-Britannique, les Premières Nations et les groupes environnementaux qui s’opposent à ce projet ».

Malgré sa volonté évidente d’approuver rapidement le projet, le gouvernement Harper apparaît un peu coincé. En période pré électorale, il devra composer avec une opposition à Ottawa qui ne se gênera pas pour capitaliser sur tout dérapage. De plus, il ne peut compter sur l’approbation unilatérale de Victoria, et encore moins sur un support massif de la population de la Colombie-Britannique. Pour finir, les groupes résistants et militants sont gonflés à bloc. Bref, dans une telle conjoncture, l’avenir de ce projet ne semble pas assuré. Par ailleurs, et c’est un peu le vinaigre sur la plaie, un échec du gouvernement Harper sur ce front viendrait affaiblir considérablement sa position dans la promotion des autres projets similaires de pipelines.

Compte tenu de tout cela, il est à prévoir que ce gouvernement, effectivement placé en position inconfortable, ne se gênera pas pour utiliser tous les moyens mis à sa disposition pour gagner cette bataille. On a constaté auparavant que ce gouvernement, en situation difficile, n’a pas trop de scrupules à se « bricoler » des portes de sortie en tordant les règles et usages démocratiques. Il est fort probable qu’il ne réagira pas différemment dans ce dossier. Enbridge se charge de soutenir une armée de lobbyistes, et au gouvernement fédéral de mobiliser ses « ressources pertinentes ». Déjà en 2012 le ministre Oliver avait donné le ton, en accusant les fondations américaines qui supportent les groupes écologistes en Colombie-Britannique de chercher à détourner les institutions canadiennes (“foreign special interest groups” that “threaten to hijack our regulatory system to achieve their radical ideological agenda.”). En fait, et la compagnie Enbridge avait participé à cette analyse critique, il s’agissait d’un total de 10 millions de dollars donnés sur une période de plus de 10 ans en appui à une dizaine d’associations en CB pour des recherches et projets liés à l’environnement et à la santé. En comparaison, ce que ne souligne pas M.Oliver, Enbridge a mobilisé 100 millions de dollars uniquement pour accompagner le projet au travers du processus (18 mois) de l’évaluation environnementale. Le rapport de force à ce chapitre est sans commune mesure.

Dans la même veine, en novembre 2013 un journaliste du Vancouver Observer révélait que le gouvernement Harper aurait confié à certaines unités du Service Canadien du Renseignement et de Gendarmerie Royale du Canada (GRC) et de Sécurité (SCRS) le mandat de surveiller et documenter les activités des militants et groupes opposés au projet Northern Gateway. La GRC et le SCRS ont apparemment tenu des « rencontres confidentielles » (classified briefings) pour les acteurs du secteur de l’énergie ; celui tenu en mai 2013 a été financé par Enbridge et rassemblait plusieurs représentants d’agences fédérales, des enquêteurs du SCRS, ainsi que des représentants de l’industrie.

C’est ce qui a fait dire à Elizabeth May, chef du Parti Vert : “What Stephen Harper has essentially done is to take the spy agencies of the federal government of Canada and put them at the service of private companies like Enbridge” (novembre 2013).

La semaine dernière, le même journaliste de Vancouver (Matthew Millar), a souligné que Chuck Strahl, actuellement à la tête du Comité Fédéral de Surveillance des activités du SCRS s’est inscrit en décembre 2013 en CB comme lobbyiste au service des intérêts du « Enbridge’s ‘Northern Gateway Pipelines Limited Partnership’ ».

À partir de 1993, M. Strahl a été député réformiste et conservateur en CB puis ministre au fédéral jusqu’en 2011, année où il a « pris sa retraite politique ». En 2012 il a été nommé par Stephen Harper à la tête du Comité de Surveillance du SCRS. Il est également directeur du Maning Center, un « laboratoire d’idées » conservateur. Chuck Strahl a de bons contacts au sein du gouvernement de Christy Clark : Laurie Throness, qui fut chef de cabinet auprès de Strahl alors qu’il était ministre fédéral, fait partie du cabinet libéral de Mme Clark.

Bref, sur le terrain l’heure est certainement à la relance et à la consolidation de la résistance. Et si la résistance doit prendre de l’ampleur au Québec, il semble qu’elle devra passer à une vitesse supérieure en CB.

Bernard Aubin, 7 janvier 2014

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