La niche idéologique de Mathieu Bock -Côté
Il est vrai que Mathieu Bock-Côté s’est constitué au Québec une niche idéologique tout à fait particulière. Mais contrairement à ce que dit Philippe Corcuff, Mathieu Bock-Côté n’est pas à proprement parler un « ultra conservateur ». Enflammé et emporté sur la forme, il est plutôt un « conservateur pragmatique et assez prudent » sur le fond, proche de certains secteurs du PQ, ou tout au moins naviguant sans état d’âme entre la CAQ et le PQ ; ses accointances inquiétantes avec la droite dure française étant pour l’instant là plutôt pour flatter son égo (qu’il a très grand) et lui procurer un supplément de prestige et de visibilité médiatique dans la belle province.
Et s’il a su tirer profit avec habileté d’un recentrage vers la droite du spectre politique québécois et de la montée du populisme de droite ou d’extrême droite, il l’a fait de manière très personnelle et en profitant de toutes les impasses dans lesquelles se trouvent au Québec, la gauche national-populiste ou social-libérale (péquiste) ainsi que ses secteurs les plus radicaux (QS et les mouvances anarchistes). Finissant même par se poser en premier critique —mais depuis la droite— de leurs dérives les plus manifestes et caricaturales. Non sans d’ailleurs renouer au passage avec un ton victimisant qui est devenu sa marque de commerce et qui se conjugue de manière originale avec ce vieil anti-communiste viscéral si caractéristique du conservatisme droitier.
Cela ne l’a néanmoins pas empêché de mettre le doigt, depuis sa vision conservatrice du monde, sur un phénomène socio-historique de fond qui ne peut que faire réfléchir quand on est de gauche tant il renvoie aux divisions et impuissances qui la paralysent si tragiquement aujourd’hui. Il s’agit de ce qu’on pourrait appeler la tendance contemporaine à la fragmentation ou à l’archipélisation du monde social et politique ; elle-même résultat d’une crise très profonde de la politique et plus spécifiquement de la représentation politique au sein des démocraties libérales occidentales [2], mais aussi de la montée en force de nouvelles logiques culturelles post-modernes alimentées par la mondialisation néolibérale capitaliste. Il s’agit donc d’un phénomène culturel et idéologique majeur à côté duquel on ne peut pas passer –en particulier lorsqu’on se définit à gauche— sous peine de rester aveugle à un ensemble de données socio-politiques qui restent décisives pour l’intervention de ceux et celles qui continuent à aspirer à la mise en route concrète de conditions économiques, sociales et politiques de vie enfin plus égalitaires pour les humains du 21ième siècle [3].
Car cette tendance à la fragmentation sociale et politique dans les sociétés libérales du Nord, se manifeste d’abord à travers une propension à valoriser indûment les droits individuels au détriment des droits collectifs ainsi qu’à concevoir la société comme une sorte d’espace axiologiquement neutre délié de toute valeur commune et où cependant toutes les différences individuelles devraient et pourraient co-exister ensemble, tout en étant garanti par le droit inaliénable à la propriété capitaliste et le seul principe libéral et individualiste du « ta liberté s’arrête là où commence la mienne ».
Elle se manifeste aussi par un accent nouveau mis sur des approches identitaires (de genre, d’ethnie, de nation, de ce qu’on appelle les "races", etc.), le plus souvent pensées au détriment d’approches privilégiant la redistribution économique et sociale large ou encore les luttes dirigées à l’encontre d’un système perçu comme global. Avec toujours en prime une sorte de décrochement dans le regard qui fait que désormais —post-modernisme oblige— on n’appréhende plus le monde à partir d’une perspective historique et globalisante, mais comme un ensemble d’éléments morcelés, séparés les uns des autres sans liens possibles qui permettraient de les comprendre comme appartenant à une même totalité, fût-elle pensée comme ouverte et en devenir.
Elle se manifeste enfin par l’émergence de nouveaux liants sociaux (ou discours sociaux hégémoniques) qui -au côté du déploiement parallèle de valeurs clairement conservatrices et en se dressant apparemment à leur encontre –vont se caractériser par une propension à moraliser la politique, à individualiser les problèmes collectifs et à les installer dans un présent sans histoire, en imaginant toujours plus ou moins explicitement qu’ils peuvent être résolus depuis l’État de droit et dans le cadre du statu-quo économique actuel, celui du capitalisme néolibéral [4].
C’est ce qu’on appelle communément la rectitude politique, cible par excellence de Mathieu Bock-Côté au Québec, mais non pas parce que ce dernier aurait une dent contre le capitalisme ou encore en voudrait à une morale qui prétend être politique et limiterait la liberté d’expression, mais parce que celle-ci cherche à imposer des valeurs qui heurtent de plein fouet ses propres valeurs morales conservatrices.
Il faut noter cependant que les 3 caractéristique de fond dont nous venons de parler —effets de cette fragmentation/archipélisation du monde— vont tendre à affaiblir d’autant tout projet politique de transformation sociale pensée depuis la gauche. Poussant par conséquent la gauche national-populiste ou social-libérale du Québec à privilégier le statu-quo et à se contenter de changements culturels et non plus infrastructurels ; ou encore stimulant ses fractions plus radicales à s’indigner passionnément autour des mots plus que des choses ainsi qu’à préférer sermoner le monde plutôt que de le changer.
En fait, cette fragmentation du monde social et politique (et son corollaire de la rectitude politique), c’est ce clou sur lequel Mathieu Bock Côté ne cesse de frapper. Non pas bien sûr parce qu’il y verrait là un chausse-trappe pour les volontés d’émancipation sociale des classes populaires et subalternes du Québec ou du monde, mais parce qu’il aperçoit bien, depuis sa situation de « Québécois canadianisé », comment ce qu’il qualifie de "diversitaire", tend à affaiblir la conception qu’il peut avoir de la nation du Québec, et à laquelle néanmoins il donne une dimension identitaire essentialisée, puisqu’elle renvoie toujours peu ou prou chez lui à la nostalgie d’une société datée qui trouve son modèle idéalisé dans celle des notables canadiens-français du siècle passé.
Il n’en demeure pas moins, et c’est là sans doute la raison de fond de son succès médiatique au Québec, qu’il répond ainsi –certes sur le mode conservateur, mais tout de même à sa manière— aux malaises et problèmes provoqués par la fragmentation/archipélisation du monde, en leur proposant une parade apparemment séduisante : celle de la re-socialisation politique des Québécois sur le mode identitaire et conservateur.
En ce sens, la critique que Philippe Corcuff porte à Mathieu Bock-Côté, ne touche qu’à moitié son but. Car s’il a raison de montrer les contradictions dans lesquelles s’enferre Mathieu Bock-Coté, lui qui prend plaisir à dénoncer l’identitarisme dont ferait preuve une certaine gauche du Québec tout en étant lui-même le promoteur d’un identitarisme nationaliste particulièrement problématique, il se montre néanmoins incapable de rendre compte des raisons de fond de l’indéniable succès de Mathieu Bock-Côté auprès d’un public grandissant.
Quand Philippe Corcuff passe à côté de l’essentiel
En ce sens, il faut reconnaître ici que Philippe Corcuff passe à côté de l’essentiel. Car, après qu’on se soit entendu avec lui sur ces évidences qu’il y a, à l’époque contemporaine, affaissement de la distinction gauche-droite et montée corrélative de la droite, la catégorie centrale de « confusionisme » qu’il déploie pour rappeler à l’ordre ceux et celles qui tomberaient dans ses rets, apparaît tout à la fois bien pauvre et inutile. Et son érudition savante de maître d’université —se légitimant d’écrasantes et pointilleuses références livresques— n’aide en rien à relever –comme il le dit— le nez « du guidon », ou encore à percer percer l’épais brouillard dans lequel nous nous trouverions aujourd’hui. Tout au contraire !
Lui qui met en avant et valorise le principe d’identités croisées et fluides, il ne devrait pas s’étonner que, dans une période socio-politique de crises multidimmensionnelles et de transition cahotique comme celle que nous traversons et dans laquelle la droite mène le bal, on puisse justement se trouver, en termes de productions intellectuelles, devant une pléthore de concepts ou de démarches hybrides et métissés qui cherchent –loin des conceptualisations traditionnelles ou principielles du passé— à penser les problèmes du présent. Et qui le font bien souvent –vu les rapports de force en présence— sur le terrain miné de la droite.
Aussi cette catégorie fourre-tout de « confusionnisme » qu’il fait sienne, n’apporte rien de bien profond à l’analyse, sinon de mettre en évidence la posture en surplomb très individualiste de celui qui la tient et qui prétend indiquer du haut de sa science universitaire, ce qui séparerait de manière manichéenne, le bon grain de l’ivraie [5], la bonne gauche de la mauvaise. Car la politique de gauche n’est pas qu’affaire de valeurs morales, bonnes ou mauvaises qu’on pourrait épingler et condamner une fois pour toutes au regard de ce qui semble être pour Corcuff sa mesure lige : leur identitarisme plus ou moins figé. Elle est plutôt –au-delà de ses aspirations à l’égalité— affaire de valeurs toujours historiquement situées et en même temps de construction de rapports de force socio-politiques, et à notre époque de constitution ou plutôt de re-constitution d’une puissance commune des classes populaires et subalternes. Elle est donc aussi art de la stratégie politique, et doit tenir compte –pour éviter tout jugement à l’emporte-pièce— du contexte historique à l’oeuvre, des tendances qui le traversent, des forces dont on dispose, des événements qui politiquement parlant permettraient de les renforcer, des leçons de l’histoire que la tradition nous a léguées, etc.
Cette politique de gauche est donc tout, sauf manichéenne et déliée de son contexte. Et mener un analyse féconde depuis cette perspective, impliquerait de se refuser aux procédés faciles auxquels Corcuff a trop souvent recours, qu’il s’agisse d’anathèmes gratuits et non démontrés (du genre : « le « prétendu » politiquement correct est une formule creuse » !), ou encore de simplifications grossières aux allures de sophismes (du genre : soit « le Léviathan » de Hobbes, soit « la pluralité humaine » d’Hannah Arendt !). Elle impliquerait plutôt, comme nous avons tenté de le faire pour Mathieu Bock-Côté, de privilégier une lecture symptômale et critique de ces nouvelles constructions intellectuelles à la mode, pour découvrir quels sont les points aveugles qui les hantent et qu’elles occultent, ou encore quels seraient les problèmes socio-politiques sous-jacents et non-apparents dont elles sont le symptôme de manière biaisée ou aliénée et dont la prise en compte permettrait à la gauche de mieux comprendre pourquoi elle se trouve aujourd’hui dans une situation si défavorable.
Quelle que soit l’opinion que l’on peut par exemple avoir sur les thèses de Frédéric Lordon concernant notamment sa conception de la souveraineté populaire dans le cadre européen ainsi que sa façon de la défendre, —thèses et ton que je ne partage pas nécessairement— il reste quoiqu’il en soit bien vain comme le fait Corcuff de jouer à son encontre à l’inquisiteur patenté, en s’employant à traquer dans ses dires et écrits tout ce qui formellement n’appartiendrait pas au bréviaire d’une certaine gauche pure et sans tâche [6], balayant au passage du revers de la main toutes les questions dérangeantes qu’il pose pourtant à sa manière au nom de ce qu’il appelle le « réel de la politique » et qui renvoient bien évidemment en « sous-texte » à l’état dans lequel se trouve la gauche toutes tendances confondues, si impuissante à ne serait-ce que freiner la montée de l’extrême-droite.
L’oubli des promesses du politique
En fait, ce à quoi Philippe Corcuff se trouve aveugle, c’est à la profonde crise du « politique » et de la représentation politique qui bouscule nos sociétés contemporaines de tous ses effets dissolvants. Et s’il y est aveugle, c’est parce que son type de positionnement anarchiste actuel –et l’erratique marche qui l’a conduit jusque là— tend à lui faire oublier, non seulement l’importance des médiations politiques stratégiques, mais aussi l’importance de ce qui, dans un groupe humain, peut être commun et partagé, en somme faire « socialement lien » ; ce que le sociologue québécois aujourd’hui disparu, Michel Freitag appellait à sa manière « l’épaisseur socio-symbolique d’une société donnée ». Il tend aussi à lui faire oublier que l’individualisme qu’il veut valoriser et défendre bec et ongles ne peut pas faire abstraction de certains a priori post-modernes actuels passablement délétères qui confondent allégrement –comme le rappelait déjà à la fin des années 1990 Daniel Bensaïd [7]— conjuration des « égaux » et conjurations des « ego ». Et qui par conséquent parasitent toute tentative de penser ou élaborer une narration politique commune et rassembleuse aux combats qu’il reste à mener contre les multiples formes d’oppression qui taraudent le 21ième siècle. Car, à l’heure de la montée des identitarismes clos, c’est là précisément où gisent les promesses d’une politique pensée au sens noble du terme : celle de permettre de réunir les multitudes humaines éparses et paralysées d’aujourd’hui en une force collective nouvelle, une force capable de faire face au tout puissant pouvoir oligarchique contemporain ainsi que transmuer nos peurs frileuses –non pas en ressentiments et réflexes identitaires— mais en énergie politique émancipatrice.
En ce sens, ce n’est sans doute pas étonnant que Philippe Corcuff cherche à légitimer sa démarche, en faisant référence à deux grandes figures philosophiques de la phénoménologie française : Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) et Émmanuel Lévinas (1906-1995) ; deux figures néanmoins peu connues des milieux militants contemporains, mais dont le sens de l’engagement politique pour l’un (Merleau-Ponty) reste l’objet d’interprétations largement ouvertes et contradictoires [8] et pour l’autre (Lévinas) est subverti de part en part par une approche éthique et métaphysique [9].
N’est-ce pas dès lors cette secondarisation ou mise entre parenthèse de l’approche sociopolitique et des promesses émancipatrices qu’elle contient (quand elles sont pensées depuis la gauche), qui expliqueraient les aveuglements comme les errements que nous avons cherché à faire apparaître ici, tant d’ailleurs du côté de Philippe Corcuff que de son adversaire de l’heure, Mathieu Bock-Côté ? Et si l’on souhaite redonner force et puissance aux idéaux égalitaires de la gauche en ce début de 21ième siècle, n’est-ce pas ce sur quoi il faudrait oser porter plus d’attention ?
Pierre Mouterde
Québec
le 28 mai 2021
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