Édition du 19 novembre 2024

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Négociations dans les secteurs public et parapublic (Texte 2)

État, État bourgeois et État-patron

Nous avons été en mesure d’observer, depuis plusieurs décennies, que les négociations entre l’État et les salariéEs syndiquéEs oeuvrant dans les secteurs public et parapublic au Québec, n’ont pas toujours été faciles. Il est arrivé, à plusieurs reprises, que le gouvernement du Québec adopte soit des lois spéciales de retour au travail ou (et) soit des décrets imposant unilatéralement les conditions de travail et de rémunération des salariéEs syndiquéEs.

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Pourquoi, durant le déroulement même de la négociation, l’État peut-il procéder à une modification unilatérale (et à son avantage) des règles du jeu dans les secteurs public et parapublic ? Pour être en mesure de répondre à cette interrogation, il faut prendre le temps d’examiner les concepts suivants : État, État bourgeois et État-patron.

En règle générale, en science politique, on définit l’État comme étant une population, un territoire et une organisation juridico-politique à l’intérieur de laquelle on retrouve le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Cette définition centrée davantage sur les institutions qui font l’État ne nous renseigne cependant en rien sur la nature du pouvoir politique. Celui-ci, doit-on le rappeler, loin d’incarner "l’intérêt général" ou "le bien commun", constitue un pouvoir hiérarchique qui domine et dirige la société en vue de faire triompher divers ordres juridiques à contenus variables dans le temps. De plus, comme l’a si bien démontré Max Weber1, ce pouvoir politique n’est pas démuni. Il s’agit d’un pouvoir de domination sociale ayant en sa possession rien de moins que le monopole de la violence légitime et la capacité exclusive de dire la loi (c’est-à-dire de définir, de supprimer et de modifier la loi) qui s’appliquera à tous les membres d’une société sur laquelle s’étend son pouvoir. L’État, selon moi, s’impose « à » et « dans » la société comme une forme d’autorité centrale dont le pouvoir de refaçonner la loi est indéniable. Dans cette perspective, l’État est un appareil différencié de domination disposant du monopole de la contrainte légitime et du pouvoir exclusif de dire la loi et d’énoncer le droit.

On peut certes définir l’État de mille et une manières2 mais, s’il est vrai que "personne n’a jamais vu l’État"3, il faut au moins reconnaître que l’État est l’institutionnalisation du pouvoir politique et que ce pouvoir politique consacre, dans une société donnée, la distinction entre les « DirigeantEs » et les « dirigéEs ». En ce sens, le pouvoir politique n’appartient pas à la majorité du peuple : il s’exerce, en règle générale, en fonction d’une minorité dominante et dirigeante. Notre régime politique correspond davantage à une « oligarchie élective », c’est-à-dire un régime politique dans lequel une infime minorité, une fois au pouvoir, impose ses politiques à la vaste majorité de la population, tout au long de la durée de son mandat.

Le pouvoir politique n’est pas un pouvoir extérieur à la société. Il épouse les formes des rapports sociaux, économiques et politiques qu’on y retrouve et, dans cette optique, l’État dit bourgeois mettra de l’avant des lois du travail qui correspondent à une logique sociale qui assure de façon dynamique la domination du capital (c’est-à-dire la domination des employeurs) sur le travail salarié et garanti aussi la suprématie des pouvoirs de l’État sur les droits d’opposition des personnes dirigées.

À travers le droit du travail, il y a un mode capitaliste de mise au travail ; mode qui suppose que les employeurs (tous secteurs confondus) pourront diriger leur(s) entreprise(s), ce qui implique que les salariéEs seront dans un rapport de soumission et de subordination face à leur employeur ; mode politique de mise au travail, en ce sens que l’État pourra interdire certaines pratiques de résistance ou définir la portée et l’étendue de certains droits de contestation des salariéEs en ce qui touche le droit d’association, le droit de négociation et le droit de faire la grève.

L’instance étatique agit dans un cadre soumis à diverses tensions. D’un côté, soutenir, autant que faire se peut, l’accumulation privée du capital et assurer la domination des employeurs sur les salariéEs. De l’autre côté, garantir la légitimité de l’ordre politique en octroyant des droits aux démuniEs. Ce qui se traduit concrètement par une tension conflictuelle entre la préservation du droit de propriété et la reconnaissance des droits collectifs octroyés aux salariéEs4. Le droit du travail se déploie entre ordre social à préserver et désordre social à combattre ou à "discipliner".

Je parle d’un État bourgeois dans le cadre d’une société capitaliste, non pas en raison de l’appartenance de l’État à une classe particulière identifiée aux détenteurs des moyens de production, mais bien plutôt en raison du fait que le dispositif du régime des rapports capital/travail salarié, l’ordre juridique qui s’applique aux rapports de travail, correspond à une logique sociale qui assure de façon dynamique la domination des employeurs sur le travail salarié. Ordre juridique qui implique la domination et la soumission des salariéEs face aux employeurs et à l’État5. Par État bourgeois, j’entends un pouvoir politique de domination qui, indépendamment de la nature du régime politique6 qui le caractérise sous le capitalisme (libéral, fasciste, corporatiste, social-démocrate, démo-libéral, etc.), définit sur le plan du régime de travail les conditions et les termes de l’exploitation et l’étendue (la portée et l’application) des droits d’opposition des dominéEs.

Que fait donc ce pouvoir politique au sein d’une société capitaliste ? À tout le moins, on peut suggérer qu’il régule la vie sociale ainsi que les relations de travail. On peut avancer aussi qu’il met de l’avant différentes règles visant à assurer la cohésion sociale (la « paix sociale »). Cohésion sociale dont le caractère fragile ne saurait faire de doute. Cohésion sociale dont les règles sur lesquelles elle repose doivent faire l’objet d’une réévaluation et d’un réexamen constants, soit en vue de définir des droits, modifier les droits existants, soit de suspendre, à certains moments, l’exercice de certains droits d’opposition.

Indépendamment de la nature des régimes politiques, sous le capitalisme, l’État bourgeois se réserve la possibilité d’encadrer et de suspendre l’exercice des droits des salariéEs. Donc, l’État-patron7 se donne le droit de recourir en tout temps à l’adoption de lois spéciales pour mettre un terme à un conflit dans les secteurs privé, public, parapublic, péripublic et municipal8. L’État se réserve le pouvoir d’intervenir de manière exceptionnelle en vue de faire triompher l’ordre social ou de domestiquer ou encore de casser les pratiques de résistance et d’opposition susceptibles de déboucher ultimement sur une crise de légitimité. S’il en est ainsi, ce n’est pas pour assurer l’intérêt public, mais bien plutôt en vue d’assurer à court, moyen et long termes le triomphe et la préservation de l’ordre social capitaliste (ou bourgeois). Ce triomphe de l’ordre social implique que l’État peut, en tout temps et en toute circonstance, selon des procédures prédéterminées, surseoir à l’exercice de certains droits d’opposition. Procédé auquel il n’a pas hésité à recourir lors de certaines rondes de négociations dans les secteurs public et parapublic au Québec et ce, malgré l’existence d’un régime dit de liberté syndicale mis en place au milieu des années soixante (en 1964-1965 pour être plus précis).

À suivre…

Yvan Perrier

1. Max Weber. 1959. Le savant et le politique. Paris : Librairie Plon, 231 pages.

2. Voir à ce sujet les textes suivants : Perrier, Yvan. 2017. « L’État : d’hier à aujourd’hui ». https://www.ababord.org/L-Etat-d-hier-a-aujourd-hui « Consulté le 19 septembre 2019 ; Perrier, Yvan. 2017. « Au sujet de certaines formes de regroupements humains, des lieux d’activités économiques et d’États ». https://www.ababord.org/Au-sujet-de-certaines-formes-de-regroupements-humains . Consulté le 19 septembre 2019. Ces textes sont également disponibles aux adresses suivantes : https://www.pressegauche.org/L-Etat-d-hier-a-aujourd-hui-30917 et https://www.pressegauche.org/Au-sujet-de-certaines-formes .

3. Gérard Bergeron. 1990. Petit traité de l’État. Paris : Presses Universitaires de France, page 7 ; Georges Burdeau. 1970. L’État. Paris : Seuil, page 13.

4. Le droit du travail apparaît donc comme un élément de l’action des salariés contre l’ordre capitaliste, mais il est aussi un aspect du combat de la classe dominante contre l’action des salariés. Le caractère contradictoire du droit du travail ne saurait faire de doute puisqu’il "exprime en les légalisant l’exploitation de la force de travail et la répression de l’action ouvrière, en même temps qu’il exprime et légalise cette lutte et les avantages qu’elle a permis de conquérir". Antoine Jeammaud, 1978. "Propositions pour une compréhension matérialiste du droit du travail". Droit social, no 11, 1978, page 338.

5. Lysianne Cartelier. 1980. "Contribution à l’étude des rapports entre État et travail salarié", Revue économique, vol. 31, n0 1, janvier 1980, pages 67 à 87.

6. Régime politique que je définis à la lumière des droits reconnus aux dominées et dominés.

7. Par État-patron j’entends un État qui est en position de commandement face à ses employéEs salariÉes.

8. Et même lors d’un conflit étudiant, comme cela a été le cas en 2012.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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