Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Ne pas accepter de négocier son humanité

Une remarque préalable. Je n’emploie pas le terme d’empowerment. Il contient certes l’idée décisive de pouvoir, mais reste pour moi trop flou. J’essaye de travailler sur la capacité d’agir – qui existe, sous des formes certes très contraintes, dans toutes les configurations d’exploitation et de domination – les formes d’actions autogérées, l’autodétermination, l’organisation « non-mixte » choisie, l’autogestion…

Publié le 20 février 2020
tiré de : Entre les lignes et les mots 2020 - n°9 - 22 février notes de lecture, textes...

Je reconnais cependant l’importance que ce terme à pour certain es, dont des groupes d’afro-féministes ou de féministes noires, tant en termes d’affirmation que d’auto-nomination, de pouvoir transformateur collectif. Le choix de son propre vocabulaire fait partie intégrante du procès d’émancipation…

« En nommant les oppressions de race, de classe et de genre, on comprend la nécessité de ne pas hiérarchiser les oppressions, de ne pas créer, comme l’a dit Angela Davis dans son discours Les femmes noires dans la construction d’une nouvelle utopie « la primauté d’une oppression sur d’autres » ». Dans sa préface Djamila Ribeiro parle de projet et de nouveau modèle de société, de féminisme noir, de délégitimation de la production intellectuelle des femmes noires et/ou d’Amérique du Sud, « En divulguant leur production, nous les plaçons dans la condition de sujets et d’êtres actifs qui, historiquement, ont pensé et pensent encore aux résistances et réexistences », de concept à fort potentiel de changement, d’instrument de conscientisation, de transformation sociale collective et pas seulement individuelle, de transformation des institutions sociales injustes, de champ de l’esthétique et de l’affectivité, des dangers de mauvaise interprétation…

Empowerment. L’éditrice et traductrice précise ses choix de traduction.

Sommaire :

Introduction – le pouvoir

Bref historique de l’empowerment

Oppressions structurelles et empowerment

La ressignification de l’empowerment pour le féminisme noir

Potentiel de l’esthétique et de l’affectivité dans l’empowerment

L’empowerment dans la perspective économique et les politiques publiques

L’empowerment dans la vie démocratique : Les mécanismes de participation sociale

Empowerment, pouvoir (power), pratique sociale construite historiquement, pouvoir et discipline, instrument d’émancipation politique et sociale… Joice Berth critique les relectures réductrices de l’empowerment, l’idée individualiste de entrepreneuse/entrepreneur de soi, le détournement de sens (dépolitisation et réduction à une simple expression des libertés individuelles), les lectures psychologisantes, la séparation de l’individu du collectif. Elle souligne les pensées et les actions de rupture avec les systèmes de domination, « notre objectif n’est pas d’inverser la logique actuelle, mais au contraire de la subvertir », l’information comme instrument de libération, l’éducation comme pratique libératoire et stratégie d’action pour les groupes opprimés. La capacité à faire et à être ne peut être octroyée, elle doit être acquise ou arrachée par les personnes et les groupes opprimés.

« L’empowerment comprend quatre dimensions, chacune tout aussi importante mais insuffisante en soi, pour conduire les femmes à agir pour leur propre bénéfice. Il s’agit de la dimension cognitive (vision critique de la réalité), psychologique (sentiment d’autoestime), politique (conscience des inégalités de pouvoir et capacité à s’organiser et se mobiliser) et économique (capacité à générer des revenus indépendants) » (Nelly Stromquist)

L’autrice discute des processus de conscientisation, de Paulo Freire (des ses apports et de ses failles). Elle critique notamment ses conceptions abstraites, l’oubli du genre et de la race, en s’appuyant sur les travaux de bell hooks), de l’éducation comme acte politique, d’empathie, du social et du collectif.

Elle aborde, entre autres, l’image négative de soi et de la communauté, l’invisibilisation de population par le regard du dominant, la place de la parole et de la conscience critique, les barrières structurelles du pouvoir à la production de connaissances sur les matrices oppressives génératrices d’inégalités, le concept d’intersectionnalité développé par Kimberté Crenshaw, la place de « l’autre de l’autre » (Audre Lorde), le féminisme noir, « Lorsque le féminisme noir lutte pour l’éradication du racisme comme structurant social, il se fond avec le mouvement noir. Lorsque le féminisme noir dénonce les oppressions liées au genre, il se fond dans le combat féministe dit universel. Nous devons expliciter toutes les contributions du féminisme noir, ses propositions et annotations, comprendre son parcours historique, et orienter les nouvelles actions et postures qui visent l’équité afin d’éliminer potentiellement toutes les formes d’oppressions », la restructuration sociale à partir « des nécessités des groupes minoritaires »,

Se nommer ou être nommé·e n’est pas la même chose, les mots des dominants ne rendent jamais justice aux dominé·es. Aux inventions classificatoires et catégorielles, l’autrice oppose l’auto-définition des femmes noires.

L’autrice souligne l’importance de penser les actions de conscientisation, le pouvoir décisionnaire émanant du contrôle des ressources, l’importance de la connaissance comme pratique contre-hégémonique, la construction intellectuelle « basée sur l’amour et l’affection véritable », les verbes reconnaître et résister, ce qui relève d’un agir, le refus de hiérarchiser les oppressions, la tendance « des opprimés à reproduire des comportements internalisés »…

J’ai notamment été intéressé par le chapitre sur le potentiel de l’esthétique et de l’affectivité, la perception historique et sociale du beau, ce qui est accepté et ce qui ne l’est pas, « ce qui doit être exclu pour garantir la primauté de ce qui est socialement désiré », l’infériorité construite du phénotype de la « race noire », l’importance du renforcement de l’auto-estime, l’oppression raciste et machiste qui « façonnent l’existence des femmes noires », l’acceptation « de la couleur de peau ou des signes phénotypiques du visage et du corps », la disqualification de l’esthétique noire, le fardeau difficile à porter de « nos » cheveux, « Il faut un travail ardu de ressignification pour libérer les femmes noires de ces stratégies de disqualification de l’esthétique noire », la nécessité de disputer « un domaine pris d’assaut par le pouvoir blanc dominant », la naturalisation d’un placement subalterne, le beau/joli synonyme de supériorité dans les cultures occidentales, le blanchiment comme idéologie et pratique, le devoir imposé aux femmes d’être « jolies », la construction raciste de la beauté, le contrôle masculin de la beauté des femmes, la compréhension politique « de ce que l’esthétique représente en tant qu’instrument de contre-récit », les rivalités « plantées par le système raciste et patriarcal », les réinventions de soi-même face aux processus continus de disqualification, la régulation des choix affectifs par « une représentation sociale basée sur la race et le genre »,

Joice Berth souligne aussi l’importance de l’émancipation financière, l’exercice des droits politiques non réductibles à la position d’électrice, la nécessité de penser à un projet de société – et non pas à un projet de gouvernement…

« Lorsque l’on s’éloigne de la signification originale de l’empowerment, on arrive à un empowerment, pasteurisé, de façade, paternaliste, qui cherche davantage à maintenir l’état actuel des choses qu’à stimuler le bouillon effervescent de personnalités et de demandes réduites au silence par des oppressions qui s’entrecroisent ». En conclusion, Joice Berth revient sur l’empowerment en tant que « catégorie conceptuelle et théorie appliquée » l’alliance entre « une conscientisation critique et une transformation contestataire et révolutionnaire », les stratégies de renforcement économique, le travail politique, le collectif et l’individuel, le concept d’humanité…

Joice Berth : Empowerment et féminisme noir
Traduit du brésilien par Paula Anacaona
Anacaona Editions, Paris 2019, 150 pages, 12 euros

Didier Epsztajn

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