Au coeur du Pays basque, au nord de l’Espagne, se trouve un complexe coopératif multisectoriel, le plus vaste au monde qui, contrairement à la plupart des très grandes coopératives que nous connaissons au Québec, respecte l’ensemble des principes qui fondent le coopérativisme. Il s’agit du Complexe coopératif Mondragon, qui comprend 111 coopératives de production, de consommation, de distribution, de services financiers, d’éducation et de sécurité sociale. Toutes ces coopératives sont des entreprises autonomes, unies par l’inter-coopération et coordonnées par une direction unique, démocratiquement élue. Le chiffre d’affaires du groupe – 20 milliards de dollars - en fait la première entreprise du Pays basque et la septième en Espagne. Au fil de son évolution, Mondragon a mis sur pied une université, de nombreux centres spécialisés en innovation technologique, et s’est adjoint une centaine de filiales dans 26 pays. L’ensemble représente 83 500 emplois : 41,5% au Pays basque, 40,4% dans le reste de l’Espagne et 18,1% à l’étranger. Les coopératives Mondragon ont su résister, grâce à l’inter-coopération, à la terrible crise économique qui secoue l’Espagne et l’Europe, sans perte d’emploi.
Cet immense complexe coopératif, qui s’est bâti progressivement au cours de ses 57 ans d’histoire, continue aujourd’hui d’innover et de s’inventer. Il a inventé entre autre un modèle de gestion démocratique qui respecte l’esprit coopératif de bas en haut et de haut en bas. L’histoire commence en 1956, lorsque cinq jeunes techniciens s’unissent et font appel à des contributions locales pour créer une coopérative de production d’appareils de chauffage domestique, dans la petite ville ouvrière de Mondragon [1]. C’était au temps du gouvernement Franco, ce dictateur à vie auquel les Basques avaient opposé une farouche résistance pendant la guerre civile d’où il est sorti vainqueur, dans les années 1930. En 1958, alléguant que les membres de la coopérative sont des auto-employeurs, le ministère du Travail les exclut du régime national de sécurité sociale. En réponse, Mondragon fonde sa propre mutuelle, Lagun Aro, qui offre aux coopérateurs des services d’assurance-chômage, d’assurance maladie et d’accidents de travail, ainsi qu’un fond de retraite. La mutuelle fait aussi dans l’assurance générale. En 1959, Franco bloque l’accès au crédit bancaire à la coopérative Mondragon. Celle-ci réplique en créant sa propre banque coopérative, la Caja Laboral Popular. La mission centrale de cette Caisse populaire ouvrière est de recueillir l’épargne locale et de financer les petites et moyennes entreprises de la région, particulièrement les nouvelles coopératives qui se joignent au groupe initial.
Les quatre piliers du Complexe coopératif Mondragon
Les dirigeants de Mondragon expliquent comment toutes les coopératives du réseau reposent sur quatre piliers : 1) l’éducation et la formation coopérative considérées comme la condition essentielle du maintien et du renforcement de l’esprit coopératif ; 2) la recherche et l’innovation pour assurer l’indépendance technologique, la productivité et la compétitivité des coopératives ; 3) les services financiers dont la mission primordiale est d’apporter les capitaux nécessaires à l’indépendance et au développement des coopératives ; 4) la santé et la sécurité sociale considérées comme base d’un travail humanisant et de conditions de vie épanouissantes.
À noter l’importance que Mondragon accorde à la recherche fondamentale et appliquée. Plus de 1800 chercheurs oeuvrent dans ses facultés de génie et ses 14 centres spécialisés de recherche, développement et innovation. Le Complexe Mondragon, qui détient à ce jour 716 brevets d’invention, se place à l’avant-garde de l’innovation technologique en Espagne. En 2011, 20,5% des ventes du secteur industriel consistait en produits et services nouveaux, qui n’existaient pas cinq ans auparavant. En 1997, les trois plus grandes coopératives d’éducation et de recherche du complexe se regroupent pour fonder une université. L’Université Mondragon (UM) compte aujourd’hui près de 4000 étudiantes et étudiants répartis sur huit campus dans les principales villes du Pays basque. En plus des départements d’études commerciales, de génie et de recherche fondamentale, l’UM possède un Centre de formation en gestion et diffusion de la culture coopérative, un département des Sciences sociales et humanités, une faculté des Sciences gastronomiques et arts culinaires, un Centre de recherche en santé au travail créé pour répondre aux besoins des travailleuses et travailleurs de l’ensemble Mondragon. En outre, la plupart des coopératives se sont dotées de centres de formation et de perfectionnement pour leurs membres.
La prévalence des coopératives de production industrielle et agroalimentaire
Le secteur de production industrielle de Mondragon est de loin le plus important à la fois par le nombre de coopératives qu’il regroupe, soit 87, et par la valeur économico-sociale qu’il génère. En 2011, ses ventes s’élèvent à 8 milliards de dollars. On reste ébahi par l’ampleur des domaines qu’il couvre : machines-outils, autocars, composantes industrielles dans les domaines aéronautique et automobile, locomotives, bicyclettes, élévateurs, robotique, logiciels de gestion et de programmation, énergie solaire et éolienne, meubles, construction, ponts, édition, recyclage, matériel pour soins hospitaliers et une gamme complète d’appareils électroménagers qui situe Mondragon au premier rang mondial dans le domaine. En 2011, l’unité de recherche en santé a créé Kiro Robotics, une entreprise spécialisée dans la fabrication d’équipements automatisés pour la pharmacie en milieu hospitalier. Un prototype d’automobile électrique entièrement conçue et fabriquée par Mondragon est sorti de ses ateliers en 2010. Le coopératives de production ont participé ou participent à 42 projets internationaux d’envergure, dont la construction de la navette spatiale Columbia et la reconstruction de Ground Zero à New York.
Le secteur distribution et consommation s’avère lui aussi impressionnant. La coopérative, Eroski, créée en 1969, se déploie aujourd’hui en une vaste chaîne d’établissements de grandes surfaces – supermarchés et hypermarchés – qui comprend 2100 magasins répartis sur tout le territoire espagnol. Eroski emploie 55 000 personnes. Sa division alimentation s’approvisionne en bonne partie dans Erkop, un regroupement de coopératives de production agro-alimentaire soutenues par 7500 coopérateurs.
Ce qui distingue Mondragon de Desjardins
Ce qui distingue avant tout Mondragon de Desjardins, c’est l’adhésion réelle à l’ensemble des règles et valeurs balisent le développement du mouvement coopératif et que l’Alliance coopérative internationale, fondée en 1895, a résumés en sept principes : 1) Adhésion volontaire et ouverte à tous ; 2) Contrôle démocratique des membres sur les processus décisionnels, selon le principe un membre, un vote ; 3) Participation des membres à la constitution du capital social ; 4) Autonomie de gestion et indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics ; 5) Éducation et formation permanente ; 6) Coopération entres les coopératives et renforcement du mouvement coopératif ; 7) Engagement envers la communauté.
Alors que Desjardins ne respecte en pratique que très partiellement ces principes, Mondragon les embrasse tous de façon exemplaire, notamment en ce qui a trait à l’éducation et à la formation coopératives. L’action de Desjardins en lamatière demeure minime et surtout académique. Ses campagnes publicitaires tendent à illustrer son caractère affairiste et banquier plutôt que coopératif.
Dans Mondragon, la participation des membres au capital social n’est pas que symbolique. Après 2 ans comme salarié dans une coopérative, un employé qui veut en devenir membre doit s’engager à verser au capital social entre 8 000 et 18 000 dollars, selon les coopératives. Cet apport peut s’effectuer par un prélèvement mensuel sur sa rémunération et s’étaler sur une période de trois à six ans. L’importance de sa participation au capital social contribue à le rendre conscient de ses droits et devoirs envers sa coopérative, avec le sentiment d’en être vraiment responsable et copropriétaire. Il tient à être entendu tout au long du processus décisionnel.
L’inter-coopération est aussi prise très au sérieux dans le mouvement Mondragon. À la fin de chaque exercice financier, environ 20% des bénéfices de l’ensemble va vers des fonds communs pour le financement des structures éducatives, de la solidarité inter-coopérative, de la gestion coopérative et de la promotion et diffusion et de la culture coopérativiste. En moyenne, 45% des bénéfices demeure affecté à la rémunération des travailleurs-coopérateurs. Les simples salariés ont aussi droit à une certaine ristourne.
L’engagement envers la communauté ne se résume pas à des commandites et quelques cadeaux offerts à des organismes sportifs, culturels ou humanitaires. C’est toute l’organisation qui est tournée vers le service à la communauté. La Caja Laboral Popular n’investit pas en Bourse ni dans les multinationales, mais dans les petites et moyennes entreprises de la région et particulièrement dans des coopératives.
L’écart entre les rémunérations les plus basses et celles des dirigeants est de 1 à 4 dans la plupart des coopératives du groupe. Le président de Mondragon touche 9 fois la rémunération la plus basse dans le complexe coopératif. La grande question : pourquoi ces gérants reconnus parmi les meilleurs en Espagne ne s’envolent-ils pas vers l’entreprise privé qui leur offre de bien meilleurs salaires ? Parce qu’ils sont formés et recrutés à l’intérieur du mouvement et qu’ils en ont intégré l’esprit de solidarité, d’équité, d’honnêteté et de service à la communauté. À l’inverse, la présidente du Mouvement Desjardins a éré formée et recrutée dans le secteur bancaire. En 2012, la rémunération de Mme Monique Leroux s’élève à 3,4 millions de dollars. C’est 115 fois le salaire des travailleuses au bas de l’échelle dans les Caisses. Les copains de Mme Leroux, dans la très haute direction du Mouvement, jouissent eux aussi de rémunérations millionnaires. Pour justifier cette prédation, ils se comparent non pas à leurs employées les moins bien payées, mais à des banquiers encore plus rapaces qu’eux. On s’étonne qu’une telle ponction sur un trésor commun, ne fasse point scandale. Notre société en serait-elle venue à considérer comme normal cet accaparement cupide ?
Vers une « république coopérative [2] »
Ses fondateurs l’appelait « la Experiencia Mondragon ». Aujourd’hui encore, l’expression demeure fréquemment employée par les dirigeants du Complexe, qui considèrent que la coopération demeure un vaste champ d’expérimentation. Mondragon est une expérience grandeur nature qui a valeur éducative et exemplaire pour le mouvement coopératif mondial, ainsi que l’a reconnu, l’an dernier, Mme Pauline Green, présidente de l’Alliance coopérative internationale. Le système coopératif Mondragon est la preuve vivante que la dégénérescence des grandes coopératives n’est pas une fatalité. Il préfigure ce que pourrait être une république coopérative, c’est-à-dire une collectivité, une nation, un pays où le mode d’organisation économique dominant ne serait plus fondé sur la compétition, l’agressivité et, en fin de compte, sur la guerre économique, mais sur la coopération, la solidarité, l’équité et la primauté du travailleur et du travail sur le capital. Où les bénéfices ne seraient pas accaparés par des actionnaires étrangers à la production réelle de valeur, mais distribués entre les travailleuses et travailleurs de l’entreprise et la collectivité qui l’accueille.
Comme monsieur Jourdain, le bourgeois gentilhomme de Molière, qui s’émerveillait de faire de la prose sans le savoir, les vrais coopérateurs d’aujourd’hui pratiquent une forme d’économie qui, à leur insu peut-être, pose les fondements d’une économie alternative. Le coopérativisme pourrait constituer la colonne vertébrale d’une nouvelle économie, devenant ainsi le vaisseau amiral des autres formes d’économie solidaire et une sorte de référence éthico-sociale pour les entreprises privées, publiques et para-publiques.Le système coopératif n’a-t-il pas été imaginé à l’origine comme une alternative à un mode de production individualiste, aliénant et prédateur ? Dans son essence même, le coopérativisme est porteur d’un projet de société. Creuset de démocratie, il encastre l’économique dans le social, rend le travailleur digne propriétaire de son travail, réduit les inégalités, valorise l’éducation et met le marché au service de l’intérêt général.
Par contre, un mouvement coopératif qui n’a d’autre objectif que la croissance de ses actifs et de ses profits - appelés « surplus » - n’est-il pas condamné à perdre son âme ?
Jacques B. Gélinas
Le 8 avril 2013