Édition du 1er avril 2025

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Québec

Le blogue de Pierre Beaudet

Mon ami Jean-François

J’avais entendu parler pour la première fois d’un jeune brillant étudiant au Cégep de Thetford vers 1976. Il s’intéressait alors au groupe militant « Mobilisation » où je passais mes nuits blanches à rêver du grand soir. Plus tard, Jean-François a passé quelques années avec le Parti communiste ouvrier, comme il l’a raconté lui-même dans un honnête « coming-out » (contrairement à d’autres qui font semblant de pas avoir été immergés dans les groupes ML, dont un certain Gilles Duceppe.

Lors de son passage au PQ dans les années 1990, je l’ai perdu de vue. J’avais trouvé cependant, après le référendum de 1995, qu’il avait eu du courage politique pour mettre sur les tables des idées un peu nouvelles. Ainsi, il avait suggéré au PQ, dans « Sortie de secours », de mettre en veilleuse l’option référendaire, au moins pour quelques années. Dans ce sens, on peut constater qu’il a de la suite dans les idées.

Plusieurs années plus tard, je l’ai rencontré à nouveau lorsqu’il était directeur du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM). Il a bousculé cette vénérable institution universitaire pour créer un lieu dynamique de recherche et d’échange sur le vaste monde. Il allait à l’encontre de l’atmosphère poussiéreuse de l’Université de Montréal qui l’a au bout de la ligne éjecté. C’est alors qu’il s’est relancé dans la politique en se faisant élire député de Rosemont.

Cet homme extrêmement intelligent, comme tout le monde le sait, est un « animal politique » à la puissance n. Je l’imagine se réveiller dans la nuit pour penser au prochain « coup » pour secouer la cage. C’est une grande qualité, mais c’est un peu aussi un défaut. La politique est un jeu à obstacles qui force à des retournements constants, des « spins » si on peut dire. Si on ne le fait pas, on devient impertinent. Mais ce jeu comporte des dangers. Si on le fait trop, et surtout si on est habile à le pratiquer (ce qui est son cas), on peut perdre de vue pourquoi on se bat, ce qui s’appelle des « principes ». C’est toujours difficile de réconcilier principes et tactiques et la plupart des joueurs y laissent leur peau, soit (plus souvent) en devenant des champions du « spin », soit (quelques fois) en restant enfermés dans des principes qui deviennent des dogmes.

Jean-François est prêt à tout, y compris à dire la chose et son contraire, s’il peut marquer des points. C’est ce qu’on a vu avec la course à la chefferie du PQ qu’il vient de remporter haut la main. Il fallait le faire : ressusciter les histoires défraîchies de la soi-disant « charte des valeurs » pour pointer du doigt le très petit nombre de femmes musulmanes qui tiennent à se démarquer du point de vue vestimentaire ! Ce n’est pas très fort pour un homme qui sait très bien à quoi ce jeu mène, c’est-à-dire, à l’islamophobie et plus largement, au regard méprisant et inquiet sur l’« "autre ».

S’il a fait cela, je suis convaincu que ce n’est pas parce qu’il pense que des mitraillettes peuvent se cacher sous la burqa ! Il devait penser que cela allait lui apporter les quelques milliers de voix supplémentaires lui permettant de gagner la course. Car dans le membership déclinant et vieilli du PQ, il y a une composante de tricotés-serrés qui voient le monde dans un regard déformé du « eux » et du « nous ». Je pense sincèrement qu’ils sont une minorité dans le PQ, mais ils sont assez nombreux pour faire la différence. C’est sur cela que Jean-François a misé et probablement, c’est ce qui lui a valu de l’emporter.

Pour autant, toujours utiliser des « spins » est dangereux. Cela peut aussi aller à l’encontre des principes, des « valeurs » pour employer ce mot déformant, qui sont à la base du projet d’émancipation du Québec. Il n’y aura jamais de Québec indépendant et progressiste sur la base d’un nationalisme frileux, crispé et ethnique. Jean-François sait cela sans doute.

Aujourd’hui, le PQ est en mille miettes. Le plus inquiétant sans doute est l’absence des nouvelles générations dans ce parti d’une « génération », comme l’affirme le journaliste Marc Laurendeau. Pour une grande partie de ces jeunes, l’émancipation nationale va de pair avec l’émancipation sociale, en dehors de ce capitalisme financiarisé qui détruit tout, l’humanité comme la nature et qui, en passant, sape les conditions dans lesquels une souveraineté populaire et démocratique peut s’exercer. Cela a peu à voir, vous en conviendrez, avec les femmes voilées.
Le malheureux prédécesseur de Jean-François, le cher PKP, avait misé sur un virage à droite du PQ, pour en faire un parti de centre-droite, avec en prime l’indépendance. Il pensait absorber la CAQ au passage, et rallier même une partie du vote progressiste, forcé de choisir entre lui l’infâme Parti Libéral. Un gros échec, comme on l’a constaté.

En réalité, le grand « consensus national » ne peut se faire d’une manière simpliste. On ne peut pas dire aux gens, à droite comme à gauche, « laissez vos différences au vestiaire, et misez sur une indépendance désincarnée et dépolitisée ». Il faut préciser ses couleurs, et tout en visant la plus grande convergence possible, élaborer un projet à la hauteur des attentes, qui ne pourra pas faire l’affaire de tout le monde. On ne peut simplement pas ramener Québec inc et en même temps, répondre aux aspirations des couches populaires. Ce projet de « souveraineté populaire », c’est ce qui a émergé récemment avec les mouvements populaires et les partis pro-indépendance en Catalogne et en Écosse. Notre situation n’est pas la même, mais il est bon de s’inspirer des expériences positives en cours.

À court terme, Jean-François tente d’embarquer Québec Solidaire dans des coalitions ad-hoc, notamment dans le cadre de l’élection partielle qui approche dans le comté de Verdun. Quant à moi, c’est un autre « spin ». Cela ne me semble pas porteur, car cela ressemble à un « deal » improvisé. Une autre manière plus stratégique de tendre la main serait de s’engager réellement pour une réforme du mode de scrutin, qui a avorté depuis plusieurs années parce que les deux grands partis, le PQ comme le PLC, ne voulaient pas bouger sur cela. Le système non-démocratique qui nous accable favorise une fausse alternance, qui implique des passages au pouvoir pour l’un et pour l’autre, mais qui se fait au détriment de la démocratie.

QS actuellement est le grand perdant de ce système pourri qui le confine à un créneau électoral très étroit et en-deçà de ce qu’il représente comme composante de la scène politique. Il ne peut être question d’accepter d’être le « petit frère » du « grand frère » ni d’être une caution de gauche « de service ». Si jamais Jean-François voulait sérieusement changer la donne, il faudrait qu’il accepte de sortir des sentiers battus.

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