Le sommet mondial organisé à Londres du 10 au 13 juin « pour mettre un terme à la violence sexuelle dans les conflits » s’est donc voulu historique. En proclamant solennellement une tolérance zéro pour ce qui est désormais reconnu comme un « crime international majeur ». En mettant en place un « protocole international » pour enquêter sur les faits, et faciliter les poursuites contre les auteurs. En affichant le souci de protéger et soigner les victimes, appelées dorénavant « survivantes ».
Pendant quatre jours, les témoignages, les études, les statistiques ont afflué, donnant la mesure d’un sujet longtemps considéré comme tabou mais bel et bien universel. Des récits de barbaries à soulever le coeur, comme ces viols pratiqués sur des bébés de moins de 2 ans, soignés récemment à la clinique du docteur Denis Mukwege en République démocratique du Congo (RDC).
Des chiffres à donner le vertige : plus de 150 millions de petites filles (selon l’Unicef) victimes de violences sexuelles chaque année ; 36 femmes ou enfants violées par jour en RDC, 200 000 au moins depuis 1998 ; plus d’un demi-million en Colombie dans la dernière décennie, avec une forte aggravation entre 2011 et 2012 ; ent...
Nous ne sommes pas des armes de guerre !
Publication : 20/07/2014
Céline Bardet, Juriste spécialisée dans les questions de justice et de crimes de guerre
"Je regardais les horreurs du monde, je pensais que jamais cela n’arriverait dans mon pays, nous sommes ’civilisés’, nous sommes européens. Et pourtant, en 1992, c’est arrivé au cœur-même de l’Europe. Ne pensez pas que tout cela est loin. Je vous le dis ici à Londres, en Europe. Ne vous croyez pas au-dessus des autres. Parce que, un jour dans mon pays, la Croatie, la guerre est arrivée, elle nous est tombée dessus comme le ciel vous tombe sur la tête, sans prévenir et avec une violence surréaliste ; et avec elle, une face sombre et cachée, celle des viols de masse.
Jamais je n’aurais pu imaginer que violer pouvait constituer une arme de guerre, jamais je n’aurais pu imaginer que mon peuple fasse subir cela à ses propres concitoyens. Nous sommes sortis de cette guerre, nous en souffrons encore et les blessures invisibles du viol sont encore plus prégnantes puisque l’on n’en parle peu, voire pas et que quasi aucune condamnation sur ce chef d’accusation n’aboutit. Voilà pourquoi je suis là aujourd’hui"
C’est par ces mots, d’une voix digne mais vibrante d’émotion, que la ministre des Affaires étrangères croate a ouvert les débats aux ateliers ministériels d’experts lors de la conférence de Londres sur le viol dans les conflits.
Cette conférence, qui s’est déroulée il y a tout juste un mois (du 10 au 13 juin 2014) était organisée par le gouvernement britannique. Elle était co-présidée par le ministre des Affaires étrangères britannique en personne, William Hague et par l’actrice et ambassadrice des Nations-Unies, Angelina Jolie. Son but était de réunir de nombreux experts, ainsi que des représentants de gouvernements et de la société civile, afin de développer et finaliser un protocole de travail sur la question du viol dans les conflits, mais aussi de partager expertises et solutions. Le sommet de Londres est la première initiative d’une telle envergure traitant les violences sexuelles dans les conflits.
Alors pourquoi une telle conférence et qu’est ce que le viol comme arme de guerre ?
Il s’agit avant tout d’abord d’une arme ayant pour but (et pour fonction) et de terroriser les populations, de briser les familles, de détruire les communautés et, dans certains cas, de changer la composition ethnique de la génération suivante. Il vise le plus souvent les femmes, premières victimes et cibles de cette politique de terreur. Mais, et on l’évoque moins souvent, il constitue également aussi un outil de torture, d’humiliation et de destruction pour les hommes.
Le viol comme arme de guerre n’est pas une question de femmes, c’est un crime contre l’humanité. Il l’est parce qu’il est planifié, organisé, et a lieu en masse dans des conflits comme celui du Kivu ou de la Syrie, sans oublier la Bosnie et le Rwanda où le viol est devenu un outil a part entière du nettoyage ethnique.
Lors du génocide au Rwanda, de 1994 , l’on inculquait aux jeunes hommes que le viol était un acte révolutionnaire. En Libye, le Colonel Kadhafi utilisait le viol comme un outil de pression politique et de pouvoir.
"Le viol. Personne ne voulait en parler. Personne ne pouvait en parler. Il n’y avait rien dans la coutume qui permettait de faire face à cette catastrophe qui bouleversait les familles" raconte Scholastique Mukasonga, survivante du génocide rwandais, dans son livre, La Dame du Nil. Il est donc fondamental de comprendre qu’ici le viol n’est pas l’assouvissement d’une pulsion sexuelle mais bien un outil de barbarie et de pouvoir, appliqué à grande échelle dans une perspective militaire et conquérante où l’autre est volontairement réduit à un objet déshumanisé.
L’un des exemples le plus probant est peut-être celui de la République du Congo où depuis 15 ans, le viol est utilisé en masse au Kivu à l’encontre des populations. Aujourd’hui encore des fillettes, n’osent pas se rendre aux toilettes, dans le cadre scolaire, de peur d’être violées, des bébés de quelques mois sont victimes des mêmes atrocités, et ce ne sont que quelques terribles exemples.
Au-delà de l’horreur, des vagins défoncés par des pieux, des coups de feu, des tortures indescriptibles que seuls les médecins et chirurgiens peuvent relater tant cela pourrait paraître hors du réel un étrange phénomène prend forme. Ce crime a lieu à répétition, les faits sont connus et avérés et pourtant nous faisons comme si cela n’existait pas. Pourquoi ce problème, dont chacun reconnaît pourtant l’horreur lorsqu’on lui expose les faits, n’est jamais véritablement évoqué publiquement comme peuvent l’être d’autres crimes de guerre ? La question mérite d être posée.
Le 24 juin dernier, plus proche de nous, le cas d’une jeune femme handicapée mentale victime d’agressions sexuelles et de viols par 5 jeunes hommes ayant profité de son handicap, passait en France devant la justice. L’absence de consentement de la victime n’étant pas établie, les 5 accusés ont été relaxés par le TGI d’Angoulême.
Outre le sentiment d’indignation que ce terrible fait divers provoque, un véritable problème juridique se pose : la loyauté de la preuve. Selon la justice, qui paradoxalement fait son travail en appliquant la loi, et cela ne saurait être remis en cause, la victime aurait dû prouver qu’elle n’avait pas consentie, malgré son handicap mental reconnu, à ce que cinq hommes abusent d’elle. Bien que le contexte et les actes soient différents, un point commun existe ici avec le viol en temps de guerre : "idem est non esse et non probari", ce qui n’est pas prouvé n’est pas.
Ce principe, (sur lequel repose chez nous la présomption d’innocence, et dont la valeur n’est pas à démontrer), pose peut-être ici une problématique qui, à rebours, génère dans le cas de viol en cas de conflits, tout comme dans celui de cette jeune femme en état de faiblesse manifeste, un paradoxe. Le traumatisme des victimes, le contexte de guerre qui pose les civils dans un état de vulnérabilité extrême, le poids socio-culturel des populations touchées rendent la reconnaissance et l’acceptation de ce crime extrêmement difficile, et de fait entravent son traitement judiciaire. En traitement post-conflit, et l’on comprend bien pourquoi, la preuve repose uniquement sur la victime.
Or, exposer puis témoigner de manière abrupte d’un crime que l’on ne peut reconnaitre avoir subi soit même, par trauma profond (la lecture des travaux du Dr. R. Mollica (psychiatre américain spécialiste des traumas) ou de Denis Mukwege (hôpital Panzi en RDC) suffisent à donner une idée de la violence des traumas vécus), peur et pression socio-culturelles , rendent quasi impossible le traitement de ce type de crime de guerre. La clé se trouve donc avant tout dans le traitement adéquat, médical, psychologique, mais aussi juridique, des victimes afin qu’elles se reconnaissent et soit reconnues comme victimes d’un crime de guerre.
Un champ de réflexion, en matière juridique notamment, est manifestement là à explorer. Et ce fut précisément l’objet du sommet de Londres avec le développement d’un protocole notamment sur les méthodes de collection des moyens de preuves. Malgré les bonnes pratiques mises en place par les organisations internationales et les tribunaux pénaux internationaux les condamnations pour crime de guerre lorsqu’il s’agit de viols restent quasi inexistantes.
L’impunité reste prédominante et les violences sexuelles demeurent un dommage collatéral dont on ne parle pas en tant que tel, que ce soit les bourreaux ou les victimes.
Face à cette situation, et devant l’urgente nécessité de briser enfin ce tabou, de repenser le rôle et statut de chacun des acteurs afin d’avancer, nous avons créé WWoW (We are not Weapons of War), une association visant à soutenir les initiatives locales, à travailler au niveau micro avec les acteurs locaux et les victimes qui savent mieux que personne de quoi elles ont besoin et comment sortir de cette situation, mais aussi d’apporter un soutien juridique aux législateurs.
WWoW vise également à conduire des campagnes de sensibilisation publiques dont la première #IamNOTaWeaponOfWar #JeneSuisPASUneArmeDeGuerre a été lancée le 10 Juin à Londres et est visible sur www.notaweaponofwar.org. En portant ce message, tout à chacun exprime publiquement sa volonté de changement mais s’affirme également en tant que victime potentielle. Cela permet aussi aux femmes, enfants et hommes touchés dans le monde entier de savoir qu’ils existent, que ce qui leur arrive n’est pas acceptable et que le monde les reconnait, et se trouve à leur côté.
La naissance de WWoW est le fruit de la rencontre entre 15 années de travail d’enquête et de justice sur le terrain et de l’intérêt pour le développement des outils technologiques. Dans un cadre plus général, l’association s’inscrit dans un besoin impératif de revoir les systèmes dans lesquels nous fonctionnons, qu’il s’agisse des politiques publiques nationales et internationales et de la manière dont nous voulons voir le monde dans lequel nous vivons. Enfin, parce que chacun a le pouvoir de passer de l’idée à l’action, nous croyons fondamentalement qu’en commençant par quelque chose, aussi infime soit-elle, le changement s’opère.
"On m’a demandé mille fois pourquoi je choisissais ce combat. On m’a dit c’est une mission impossible. Et bien moi, je réponds qu’il faut bien commencer par quelque chose. J’ai choisi de commencer ici parce qu’ayant vu, entendu les histoires de ces enfants, femmes et hommes qui vivent sur la même planète que moi, je ne peux pas faire comme si cela n’existait pas. Je me le dois à moi même, je le dois à mes enfants et nous nous le devons tout à chacun"
Angelina Jolie, juin 2014
Aujourd’hui s’ouvrent les commémorations du génocide de Srebrenica en Bosnie-Herzégovine. 8000 personnes massacrées en 5 jours. Plus de 20.000 personnes officiellement violées pendant le conflit bosnien et des chiffres certainement plus proches des 60.000 en réalité. Ce matin, nous sommes avec tous les Bosniens, qui en Europe, à deux heures de Paris ont vécu l’horreur sans que cette Europe justement ne bouge quoique ce soit pour l’en sortir...
Ce billet a été rédigé en collaboration avec Nathalie Wormser, co-fondatrice et secrétaire générale de WWoW