Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Mise à mort de Droits et démocratie, un reflet de l'ensemble de l'oeuvre

Entrevue exclusive

France-Isabelle Langlois a travaillé pendant six ans à Droits et Démocratie. Elle nous raconte comment elle a vécu les évènements qui ont mené l’organisme à l’état de crise interne en 2010. Aujourd’hui le ministre John Baird prend prétexte d’une situation que son gouvernement a créée de toutes pièces pour annoncer la fin de cet organisme.

André Frappier : Quand as-tu commencé à travailler à Droits et Démocratie et quelles étaient tes fonctions ?

France-Isabelle Langlois : J’ai commencé à travailler à Droits et Démocratie en novembre 2005 et j’étais directrice adjointe des programmes. Je n’y travaille plus depuis le mois de juin 2011.

AF Quel était le rôle principal de D et D et quelles étaient tes fonctions ?

F-I L Droits et Démocratie n’est pas une ONG, c’était une création du Parlement canadien en 1988. Un héritage des Progressistes-Conservateurs de Brian Mulroney. Son rôle était de veiller à la mise en œuvre de la Chartre internationale des droits de l’homme dans le monde. Donc à réduire l’écart qui existe entre la théorie et les pratiques dans les pays en voie de développement, par un accompagnement des organisations tant non gouvernementales de la société civile que gouvernementales. On collaborait avec des ministères ou des commissions nationales des droits de la personne, par exemple, pour les aider soit à voir à l’application ou même à l’écriture des lois. Cet organisme se voulait non partisan et pour bien affirmer ce caractère non partisan Brian Mulroney avait nommé Ed Broadbent comme président du Centre.

AF Jusqu’à ce que survienne la crise est-ce que tout s’est bien déroulé au sein de l’organisme ?

F-I L Tout s’est toujours bien déroulé dans la limite des contraintes politiques. Les trois premiers présidents qui se sont succédé, Ed Brodbent, Warren Allmand et Jean-Louis Roy marchaient certainement sur une ligne mince. Ils étaient souvent à Ottawa pour parler non seulement avec les fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères et le gouvernement en place mais aussi avec les partis d’opposition pour s’assurer de cette non partisannerie, s’assurer de la non-ingérence du gouvernement et rassurer les partis d’opposition et les fonctionnaires à l’effet que l’organisme fonctionnait de façon indépendante.

AF Que s’est-il passé exactement, qu’est-ce qui a conduit aux changements au niveau du CA et quelles ont été les réactions suite au décès de Rémy Beauregard ?

F-I L À la fin du mandat de Jean-Louis Roy, une ex employée a écrit une lettre au ministre des Affaires étrangères de l’époque, Peter McKay, pour porter plainte contre de soi-disant problèmes internes de mauvaise gestion. En fait, elle était partie avec des dossiers appartenant à Droits et Démocratie et on a dû entreprendre des recours pour les récupérer. Par vengeance, j’imagine, elle a écrit une lettre au ministre. Le gouvernement conservateur venait d’être élu l’année précédente et cela a ouvert la porte à une campagne de dénigrement du Centre. Cela se passait en 2007 un an après l’élection.
Entretemps Maxime Bernier devenait ministre des Affaires étrangères. En même temps, on arrivait à la fin du mandat de Jean-Louis Roy, qui n’a pas été renommé puisqu’il avait été nommé par les libéraux. Les conservateurs ont pris prétexte de la lettre de l’ex-employée pour déclencher une enquête en justifiant qu’il était important d’écouter les employés, même si en fait il n’y en avait qu’une seule. Durant les quelques mois que dura l’enquête, c’est la présidente du CA qui assura l‘intérim. Cette enquête faite par le ministère lui-même, où tous les employés ont été interrogés un à un, a confirmé que personne n’avait dérogé aux normes et qu’il n’y avait eu aucune fraude ou malversations sous la direction de monsieur Roy. Par contre le ministère a recommandé que certaines procédures administratives soient resserrées et modernisées.

À la suite de cette enquête, le ministère nomme Jean-Paul Hubert président par intérim. C’est un haut fonctionnaire retraité, ancien ambassadeur, dont le mandat est de mettre en œuvre les recommandations du rapport. Il est nommé à l’automne 2007 et restera jusqu’en juillet 2008. Il prend le temps de se faire une tête, de bien comprendre les recommandations de l’enquête qui a été menée et entreprend une restructuration qui, contre toute attente, touche davantage les employés que la direction. Le ministère est satisfait.
Pour lui succéder, le gouvernement conservateur procède par concours au lieu de nommer le dirigent du Centre, comme c’était l’habitude. Rémy Beauregard, un haut fonctionnaire du gouvernement ontarien à sa retraite, qui travaille alors comme coopérant en Ouganda, postule et est sélectionné par le ministre Maxime Bernier. Il entre en poste en juillet 2008. Il a été choisi par les conservateurs, à mon avis, justement parce qu’il possède un dossier de bon fonctionnaire, en anglais on dit civil servant. Les employés étaient un peu déçus parce qu’il ne semblait pas du même acabit que les trois présidents précédents. Mais peu à peu, il a réussi à créer un climat de confiance. Entre-temps, le mandat de plusieurs membres du Conseil d’administration (CA) venait à échéance. Le gouvernement conservateur n’a pas renouvelé leur mandat et en a profité pour faire des nominations partisanes. Bien sûr, les libéraux nommaient aussi des gens provenant de leurs rangs, mais les nominations des conservateurs se différenciaient par leur aspect fortement idéologique.

Ces nouveaux membres, à priori négatifs par rapport au travail d’une organisation qu’ils ne connaissaient pas, voyaient d’un mauvais œil le fait que l’institution soit basée à Montréal, et que la majorité d’entre nous étions francophones, ou Québécois. Ils en avaient aussi contre notre travail sur les droits humains. Ils nous considéraient nécessairement comme gauchistes, nécessairement socialistes. Les tensions se sont installées progressivement, d’abord avec l’arrivée sur le CA de Jacques Gauthier. Là on a senti graduellement la pression monter. S’ils avaient seulement suivi les procédures et agi de bonne foi, on n’aurait peut-être pas été contents de leurs décisions, mais cela aurait été correct. Ils auraient pu par exemple prendre une simple décision, celle de ne pas travailler au Moyen-Orient. Ils auraient pu juste décider ça. Mais au lieu de prendre des décisions ils accusaient. Ils se sont mis à accuser M. Beauregard, les employés, le Centre, de fricoter avec des terroristes. À la fin du mandat de Jean-Louis Roy on avait ouvert un bureau à Genève et j’avais à coordonner le travail de ce bureau et gérer le travail avec les organisations internationales et principalement les Nations unies. Puisque notre mandat était de veiller à la mise en œuvre de la Chartre des droits de la personne au niveau international il allait de soi qu’on aie à travailler avec les instances onusiennes. Cela était très incommodant pour eux à cause de résolutions adoptées par les Nations unies concernant Israël. Et tout revenait tout le temps à ça. Mais d’une façon toujours détournée, en entretenant un climat d’accusations.

AF Mais qui portait ces accusations, des gens du CA comme monsieur Jacques Gauthier ?

F-I L Oui. Pendant les premier mois du mandat de monsieur Beauregard, Jacques Gauthier vient aussi d’être nommé, donc de juillet 2008 à mars 2009 on sent ce courant mais il n’est pas majoritaire au CA parce que tous les mandats n’ont pas encore été renouvelés. En mars 2009, un nouveau président du CA, Aurel Braun, est nommé. C’est là que commence la descente aux enfers. C’est sa première réunion du CA en mars 2009, c’est la fin de l’année financière et les administrateurs doivent évaluer la performance de Rémy Beauregard pour la première année de son mandat. À la fin de la réunion, se tient une séance à huis clos où l’ensemble des administrateurs concluent que M Beauregard a bien atteint ses objectifs. Un comité formé de trois personnes est nommées pour rédiger le rapport d’évaluation : Jacques Gauthier, Elliot Teppe, et Donica Pottie nouvelle membre au CA et haut fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères.

Juste avant la réunion de juin, cette dernière a vent que l’évaluation, volumineuse, a été écrite sans elle et a déjà été soumise au Conseil privé. Les autres membres du CA ne l’ont pas vu non plus, ni monsieur Beauregard. Ce dernier demande à voir l’évaluation. Le comité le lui refuse, prétextant qu’elle contient des informations personnelles. Il est obligé de soumettre une demande d’accès à l’information pour obtenir sa propre copie de son évaluation.

Arrive la réunion du CA fin juin. Monsieur Beauregard leur annonce qu’il a l’évaluation entre les mains. La réunion est fort houleuse. Encore la moitié des membres sont non partisans et sont insultés du processus d’évaluation. le rapport de celle-ci déborde du cadre entendu. Il y a même une lettre d’Aurel Brown qui juge la performance de monsieur Beauregard, alors qu’il vient juste d’arriver au CA. Son jugement porte sur l’histoire des trois subventions à deux organisations palestiniennes et une israélienne pour faire enquête sur les violations des droits humains lors de l’invasion à Gaza.
De son côté, Jacques Gauthier y écrit qu’il est étonné qu’il n’y ait pas de juifs parmi les employés. Rémy Beauregard, ayant participé à une conférence au Caire avec des représentants de divers gouvernements des pays arabes et d’autres organisations internationales, se voit accusé d’avoir rencontré des terroristes. Ce sont de graves accusations, ça va très loin.
Le CA demande au comité qui était chargé de rédiger le rapport d’évaluation de recommencer la rédaction de celle-ci. Ça traine en longueur, les membres ne sont jamais capables de se rencontrer. La réunion du CA qui doit avoir lieu en octobre 2009 est annulée à la dernière minute par Aurel Brown. Finalement, en décembre 2009 le gouvernement termine les dernières nominations au CA ce qui fait que Brown détient désormais la majorité au CA. Une réunion a lieu les 7 et8 janvier 2010 à Toronto, et la veille, le 6, il y a une réunion qui porte uniquement sur l’évaluation de monsieur Beauregard, c’est encore une fois extrêmement houleux. Monsieur Beauregard a alors sur lui une enregistreuse. Tout est donc enregistré. Leur ton est vraiment méchant, ils refusent de modifier le rapport d’évaluation, ils l’accusent encore des mêmes choses. Le lendemain, tout se passe sur le même ton et dans la nuit suivante monsieur Beauregard meurt.

AF Quelle a été la réaction des employés de DetD à ce moment ?

F-IL À la suite de ça, l’ensemble du personnel, directeurs et employé-e-s, écrivons une lettre le lundi suivant, le 10. Nous demandons la démission d’Aurel Brown, de Jacques Gauthier et d’Elliot Tepper qui ont rédigé le rapport. Cette lettre est envoyée également au ministre et au Premier ministre. Elle est rapidement coulée dans les médias. La guerre médiatique s’enclenche, le CA nomme Jacques Gauthier président par intérim du Centre. Celui-ci procède à la suspension des trois principaux directeurs, qui quelques semaines plus tard seront seront sauvagement congédiés (2). Il fait également entrer des firmes pour enquêter, comme Sirco, et Deloitte et Touche. Ils cherchent des preuves qui pourraient démontrer que Droits et Démocratie et Rémy Beauregard auraient financé des terroristes, ont participé à la conférence de Durbhan 2 des Nations unies qui est une chose très mauvaise à leurs yeux. Finalement, après des mois d’enquête ils ne trouvent rien de ce genre. Mais il n’y a aucune rétractation concernant les accusations ni aucune réparation ni excuses de la part du gouvernement concernant Rémy Beauregard. Entre-temps, un nouveau président du Centre, Gérard Latulippe (1), a été nommé. Il entre en fonction le 29 mars 2010..Peu après, il commencera lui-aussi à acheter les départs des personnes une à une, ce qui m’est d’ailleurs arrivé en juin dernier.

AF C’était prévisible que ça allait tomber et qu’il valait mieux partir ?

F-I L Oui, on sentait qu’il n’y avait plus rien à faire. Gérard Latulippe est lui-même arrivé avec des idées de refonte du Centre, pour en faire une institution collée sur ce qu’il connaît, sur le National Démocratic Institute aux États-Unis par exemple. Il ne veut pas travailler sur les dossiers des droits de la personne, et veut se concentrer sur ce qu’il appelle le développement démocratique et qui se résume en gros à des appuis aux partis politiques. Il engage de nouvelles personnes. Il n’y a plus de nouveaux projets et ceux qu’on faisait sont peu à peu abandonnés. Les employés compétents partent les uns après les autres. Par ailleurs, le président du centre Gérard Latulippe continue d’avoir des problèmes avec le CA plus particulièrement avec Aurel Brown et David Matas.

AF As-tu été surprise par l’annonce du ministre, John Baird, cette semaine ?

F-I L Non pas vraiment. Je ne savais juste pas comment ils allaient s’y prendre. Le projet de fermeture était dans les airs depuis longtemps. Il y avait d’ailleurs depuis un certain temps un projet d’ouverture d’une autre agence fédérale plus axée sur la démocratie que sur les droits humains, plus sur l’appui aux partis politiques ou les relations avec les partis politiques dans les pays en développement qu’avec la société civile. Quand les conservateurs prennent le pouvoir, rapidement ils mettent de l’avant ce projet de création d’une nouvelle institution et on sent que DetD est menacé. Alors, on ne sait pas si on va être avalé par cette nouvelle entité, ou simplement disparaître.

AF Que va-t-il arriver avec les emplois ?

Je ne sais pas. J’imagine que les employés recevront probablement un dédommagement, mais les 40 employés perdront fort probablement leur emploi.

AF Ils ne seront pas replacés dans la fonction publique ?

F-IL Non. Enfin, je ne vois pas comment. La fonction publique subit elle-même des coupures de personnel drastiques, et les employés de Droits et Démocratie ne sont pas membres de la fonction publique et ne peuvent donc être redéployés.

AF Quelles seront les conséquences au niveau de la politique internationale ?

F-I L Depuis un quart de siècle, Droits et Démocratie s’était bâti une réputation internationale importante, auprès du Conseil des droits de la personne des Nations unies, mais aussi auprès d’autres organisations internationales, , comme la Cour pénale internationale. On avait beaucoup travaillé avec le tribunaux spéciaux du Rwanda et de la Sierra Léone, notamment. Notre expertise était reconnue, mais tout ça a été saboté depuis 2 ans déjà. La fermeture de Droits et Démocratie n’est finalement qu’un petit élément de tout le changement d’orientation et de vision de la politique internationale du gouvernement canadien depuis 2006. Les impacts se font sentir depuis quelques années sur la scène internationale. La crédibilité dont jouissait le Canada a déjà été mise à mal.

(1) Militant de la première heure de l’Alliance canadienne, directeur résident du National Democratic Institute en Haïti, M. Latulippe a été ministre dans le gouvernement de Robert Bourassa, tout comme M. Cannon. Il a aussi tenté, en vain, de se faire élire député de l’Alliance canadienne, l’ancêtre de l’actuel Parti conservateur.

(2) Marie-France Cloutier, Razmik Panossian et Charles Vallerand

André Frappier

Militant impliqué dans la solidarité avec le peuple Chilien contre le coup d’état de 1973, son parcours syndical au STTP et à la FTQ durant 35 ans a été marqué par la nécessaire solidarité internationale. Il est impliqué dans la gauche québécoise et canadienne et milite au sein de Québec solidaire depuis sa création. Co-auteur du Printemps des carrés rouges pubié en 2013, il fait partie du comité de rédaction de Presse-toi à gauche et signe une chronique dans la revue Canadian Dimension.

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