Face à l’exode vers l’Europe des populations du Moyen-Orient fuyant la guerre par millions, certains accueillent ces migrants à bras ouverts quand d’autres les refusent complètement. Du fait de cette actualité brutale, les centaines de milliers d’Africains, traversant la Méditerranée en risquant la mort, sont estompés ou qualifiés de réfugiés économiques. Donc à renvoyer chez eux. Pourtant ne cherchent-ils pas à échapper eux aussi à la mort : là par dénuement ? Leur pauvreté devenue misère en comparaison |2| de l’opulence Européenne, ne leur impose-t-elle pas cette migration pour sauver leur famille, pour simplement vivre ?
Notre capacité émotionnelle est-elle saturée par le sort dramatique des Syriens, des Irakiens, etc, l’actualité de guerres morbides et « incompréhensibles » ainsi que par les attentats terroristes qui délocalisent et internalisent une guerre que l’on croyait « étrangère » ? Nos pays n’auraient-ils aucune responsabilité dans ces migrations en constante augmentation, que les réfugiés proviennent du Moyen-Orient ou d’Afrique ?
Bravo à l’Allemagne qui accueille un million de migrants, mais est-il acceptable qu’elle fasse un tri entre ceux qui fuient la guerre et ceux qui ne peuvent plus vivre sur leurs territoires ancestraux ? En 2050, la population allemande aura diminué de 10 millions d’individus, or la supériorité économique de ce pays a été acquise par le maintien de salaires inférieurs à ses voisins grâce aux lois Hartz IV votées après la réunification. De ce fait, les gains de productivité n’ont pas été transformés en salaires |3|. Avec une monnaie unique, le bas niveau des salaires devient un paramètre décisif dans la compétition à l’intérieur même de l’Union.
En décidant d’accepter l’arrivée d’un grand nombre de migrants souvent jeunes, bien formés et surtout prêts à accepter de bas salaires et des conditions de travail médiocres pour reconstruire leur vie et s’intégrer, Merkel montre clairement que c’est la puissance et la domination de l’Allemagne sur les autres pays européens, par le maintien de salaires inférieurs aux autres, qui sont privilégiés par son gouvernement. L’image de générosité est toujours bonne à prendre, mais n’est-ce pas un certain égoïsme et une volonté de pouvoir qui guide ces décisions dominées par le capitalisme ultralibéral et mondialisé ?
Le gouvernement « socialiste », d’une France qui conserve une natalité et un apport migratoire suffisant, n’accueille quant à lui que quelques milliers de réfugiés, et se moule ainsi dans les idées d’un FN nationaliste et xénophobe. La constitutionalisation de l’inutile déchéance de nationalité, le maintien de l’état d’urgence comme le refus de l’entrée des migrants sont d’abord destinés à affaiblir les partis de la droite classique à qui le FN prend de plus en plus de voix, en vue des présidentielles de 2017. L’enjeu électoral domine tout. Cynisme et stratégie l’emportent sur le nécessaire accueil des réfugiés et l’image d’une France des droits de l’homme. Face à Le Pen, au second tour de la présidentielle en 2017, c’est le socialiste ou le républicain présent qui l’emportera. Tous les coups sont permis pour être celui-là !
Le destin de ceux qui meurent de faim ou qui sont voués à une misère sans issue ne devient le véritable paramètre des décisions publiques que si l’émotion populaire se manifeste dans les sondages, la vraie boussole de nos dirigeants. Pourtant il y a un lien étroit entre l’enrichissement continu des pays du Nord et la pauvreté persistante, aggravée par le chaos climatique et les guerres, d’une grande partie de ceux du Sud. Les véritables causes de ces migrations Sud-Nord, doivent rester cachées sinon c’est l’injustice globale, par dépossession et pillages multiples, organisée depuis des siècles par les Européens puis tous les pays industrialisés, qui apparaîtra. Au-delà de l’émotion, il faut revenir aux sources des inégalités internationales pour comprendre.
Extractivisme, dette illégitime et réchauffement climatique
Pour certains chercheurs, le doublement du prix des principales céréales en 2008, dont ces pays sont de grands importateurs, aurait été un des « détonateurs » des révoltes arabes |4|. En Syrie, la sécheresse durant plusieurs années et une gestion catastrophique de la ressource en eau par le gouvernement seraient les causes principales à l’origine de la révolte de 2011.
« Selon les Nations unies, pas moins de 1,3 million de Syriens des zones rurales ont été affectés par cette grande sécheresse. Au cours de la seule année 2009, plus de 300 000 agriculteurs auraient déserté le nord-est du pays, incapables de maintenir leur activité » |5|
Ban Ki Moon (secrétaire général de l’ONU) écrit en 2007 « Le conflit du Darfour a commencé comme une crise écologique, due au moins en partie au changement climatique »... « En quarante ans, les pluies ont diminué de 16 à 30 % et le climat désertique (moins de 100 mm de précipitations par an) s’est décalé de 100 km vers le Sud. » |6| Après plusieurs sécheresses catastrophiques durant les années 70-80, environ 400 000 agriculteurs et éleveurs nomades ont migré vers le Sud-Darfour. « Les Arabes nomades venus du Nord, en particulier, se sont de plus en plus sédentarisés sur les terres des paysans non-arabes du Sud. » |7| La guerre attisée par Khartoum en serait la conséquence. D’autres sont partis dans des pays étrangers chercher du travail.
Il existe des explications multiples pour comprendre les très grands mouvements de population, même si les migrations actuelles du Moyen-orient ont pour cause primordiale le réchauffement climatique et les guerres. Ces exodes massifs ne sont sans doute que le début d’une nouvelle ère. La diminution en surface et en épaisseur des grands glaciers, andins et surtout himalayens est inquiétante. Romshoo, spécialiste des glaciers au Cachemire écrit « Nous avons relevé une baisse significative des flots provenant des glaciers. Au moins deux grands glaciers himalayens ont disparu depuis 50 ans, tandis que d’autres, situés dans un bassin crucial, ont rétréci de 27 % » |8|. Ils sont les réservoirs des grands fleuves qui irriguent les terres de centaines de millions de paysans. Sans les eaux de leur fonte, une grande partie de l’agriculture asiatique deviendra impossible et la famine ne pourra que créer des vagues de migrations comme le monde n’en a jamais connu.
Les migrations africaines et moyen-orientales vers l’Europe n’en sont sans doute que les prémisses qui, elles-mêmes, sont infimes comparées aux migrations transfrontalières. La population mondiale se compte en milliards depuis moins d’un siècle. « Merci » aux militants climato-sceptiques tels les frères Koch ou les grands actionnaires d’Exxon qui, avec les millions de dollars issus du pillage des énergies fossiles, ont financé les études bidonnées de scientifiques corrompus |9|. Connaissant les dangers du réchauffement par la combustion du pétrole depuis des décennies, ces criminels ont privilégié leurs profits. Or ils continuent à jouir d’une vie ultra luxueuse sans être inquiétés par une quelconque justice alors que de nombreuses migrations sont la conséquence d’un appauvrissement résultant des pillages coloniaux, et néo-coloniaux - dont celui du pétrole auquel ils ont largement participé - et du chaos climatique.
Extractivisme
Les causes véritables du réchauffement par les gaz à effet de serre (GES) sont liées à l’explosion de l’extractivisme après la seconde guerre mondiale. Si le pillage des ressources naturelles et leurs dépossessions par les Européens a commencé il y a cinq siècles, avec pour énergie la force physique des esclaves africains exilés de force en Amérique, il s’est amplifié avec la colonisation armée de presque tous les continents. Le pillage des ressources naturelles minérales, fossiles, végétales et celui des écosystèmes a alors pris une ampleur comparable à celui des ressources humaines à travers le travail forcé des peuples colonisés. Or c’est bien l’invention de la machine à vapeur - bateaux, chemins de fer, machines industrielles de transformation des matières premières - qui va entraîner les conquêtes de tous les continents par les Européens et donner naissance à la civilisation thermo-industrielle |10|.
Avec le commerce triangulaire des siècles passés, irriguant l’Europe d’or, d’argent et de produits tropicaux pillés, notre continent s’était déjà fortement enrichi. Ce n’était rien comparé au flux de richesses qui déferleront au cours du 19e et du début du 20e. L’envers de ce fulgurant enrichissement d’une petite caste en Europe, aux États-Unis et dans les autres pays industrialisés, sera l’appauvrissement des dépossédés des autres continents. Ce sera aussi le début des ravages environnementaux, monocultures stérilisant les sols, déchets miniers, pollutions de l’atmosphère, des terres et des eaux, déforestations, etc. Des désastres pourtant mineurs par rapport à ceux qui seront produits après la Seconde Guerre Mondiale par l’extension considérable d’une civilisation thermo-industrielle dopée au pétrole, avec le moteur thermique, la chimie, l’électricité, le nucléaire... Mais comment les pays industrialisés ont-ils réussi à créer la société de consommation et de gaspillage, et donc à intensifier de façon considérable leurs pillages extractivistes des matières premières indispensables à cette « révolution » ? Cela alors que les armées coloniales d’occupation quittaient les territoires soumis en abandonnant la propriété de sols et sous-sols ultra riches et des travailleurs quasi gratuits ?
Assassinats et dettes illégitimes
Il existe deux éléments essentiels pour comprendre comment s’est opérée la continuité puis l’extension exponentielle des pillages après les décolonisations. La mise en place du système dette a été synchronisée avec les assassinats ou démissions forcées des décideurs démocrates des nouveaux États indépendants par les services secrets occidentaux. C’est ainsi que le chah d’Iran « succédera » par la force à Mossadegh en 1953 suite à la nationalisation du pétrole, Mobutu à Lumumba assassiné au Zaïre en 1961, lui qui voulait l’autonomie de son pays, Pinochet à Allende au Chili en 1973 qui avait nationalisé le cuivre, Compaoré à Thomas Sankara au Burkina en 1987 qui refusait de payer la dette illégitime et travaillait pour l’indépendance économique du Burkina. Ces nouveaux décideurs, parfois élus mais toujours corrompus, détourneront les prêts de la Banque mondiale, comme ceux des pays prêteurs, pour leurs profits personnels et ceux de leurs affidés.
Des bourgeoisies compradors prendront ainsi le pouvoir des pays dits en « développement » pour des décennies. A l’inverse des premiers gouvernants au moment des indépendances, elles dirigeront alors ces nations, non pour le bien vivre de leur peuple mais pour le bien avoir des multinationales occidentales, puis asiatiques. Les pays industrialisés, le FMI et la Banque mondiale à leurs ordres, s’imposeront comme conseillers et experts en « bonne gouvernance ». Ce qui en clair consiste à accentuer les pillages extractivistes et payer les créanciers internationaux. Au nom du remboursement de dettes odieuses et illégitimes suite à des détournements, des aides liées ou de prêts illégaux, ces institutions imposeront une diminution drastique des dépenses sociales et une augmentation sans fin des exportations de ressources naturelles à l’état brut. Une partie de l’agriculture vivrière sera transformée en culture d’exportation, les grandes entreprises publiques seront privatisées et le libre échange imposé.
Les produits subventionnés de l’agriculture du Nord pourront entrer librement, instaurant une concurrence « libre et totalement faussée » ruinant la petite paysannerie du Sud. Quant aux ressources naturelles, exploitées par des multinationales ayant acquis par les plans d’ajustement structurel le droit de rapatrier librement leurs bénéfices, elles seront exportées en ne laissant que des miettes aux pays extractés. Les plus-values issues de la transformation, bénéfices financiers, emplois dans l’industrie et les services, découlant de ce processus, se feront au Nord. Les pays du Sud seront volés par des stratégies diversifiées et cachées telles les contrats léonins, les prix de transfert à travers les paradis fiscaux, les mensonges sur les quantités extraites et la corruption des « élites », complices actives de ces trafics.
Ces exportations de ressources naturelles ne rapporteront aucun bénéfice aux populations quand elles ne leurs voleront pas leur territoire de vie. Les accaparements de terres, véritables recolonisations des terres par la finance internationale, au nom d’une pseudo efficacité de l’agriculture productiviste - mais d’une réelle contribution au réchauffement climatique - ruineront définitivement des millions de petits agriculteurs qu’elles laisseront sans moyen de vie décente. Certains tenteront de survivre dans les bidonvilles des grandes cités, d’autres migreront dans les pays voisins, d’autres tenteront le grand voyage vers l’Europe ou les États-Unis.
Les pays dominant le monde ont ruiné les peuples du Sud par des siècles de pillages. Ces derniers ne pourront pour survivre qu’aller de plus en plus nombreux là où se trouvent leurs richesses volées, là où ils ont un espoir de retrouver une vie digne. Les externalités environnementales et sociales de ces pillages au long cours (pollutions diverses, pertes de territoires, déforestation, « zone de sacrifice » extractiviste, sécheresses) s’accumulent sous forme d’une dette écologique jamais réparée ni compensée. Une partie des énergies fossiles brûlées par les pays industrialisés est pillée en Afrique. Or le réchauffement climatique aura sur ce continent un impact de plus en plus violent, bien que ses peuples n’aient qu’une responsabilité infime voire nulle dans l’accumulation du stock actuel de GES. En conséquence de quoi, les migrations ne pourront que s’amplifier dans les temps à venir. Les Frontex et autres murs de séparation ne seront que des remparts aussi hypocrites qu’illusoires contre ces dépouillés. Cela tant que les pillages extractivistes continueront à appauvrir les peuples extractés pour faire perdurer un système de conso-gaspillage, destructeur de notre biotope à tous, pour les profits criminels des grands actionnaires. Et tant que la dette écologique ne sera pas compensée/réparée d’une manière suffisamment forte pour que cesse de s’accumuler les externalités négatives de l’extractivisme aux détriments des populations du sud, de l’humanité toute entière et de son biotope : la Nature.
Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète
Notes
|1| Libération, 20/01/2016. Cologne : une variation ethnique de la domination masculine. Sylvie Raynal et Yves Raibaud
|2| Référence à la mimesis défendue par René Girard dans le livre La violence et le sacré.
|3| La productivité est la quantité de services ou de biens produits par une personne dans un temps donné
|4| Limiter le déclenchement de ces révoltes au seul fait de l’augmentation du prix des matières premières serait bien sûr trop réducteur. Les causes profondes sont à trouver du côté de l’injustice, des inégalités croissantes et d’une pauvreté persistante de la population. Néanmoins, il est indéniable que ce facteur est à prendre en compte.
|5| http://abonnes.lemonde.fr/idees/art...
la-these-qui-associait-printemps-arabe-et-changement-climatique_
4375775_3232.html
|6| http://www.grotius.fr/darfour-tchad...
guerre-du-climat/
|7| Ibid.
|8| http://www.goodplanet.info/actualit...
glaciers-capitale-asphyxiee-linde-bousculee-par-le-rechauffement-
climatique/
|9| http://sciences-critiques.fr/laure-...
se-moquent-de-la-verite-scientifique/
|10| Alain Gras, 2007, Le Choix du feu. Aux origines de la crise climatique, Fayard, 281 p
Nicolas Sersiron : Ex-président du CADTM France, auteur du livre « Dette et extractivisme » Après des études de droit et de sciences politiques, il a été agriculteur-éleveur de montagne pendant dix ans. Dans les années 1990, il s’est investi dans l’association Survie aux côtés de François-Xavier Verschave (Françafrique) puis a créé Échanges non marchands avec Madagascar au début des années 2000. Il a écrit pour ’Le Sarkophage, Les Z’indignés, les Amis de la Terre, CQFD. Il donne régulièrement des conférences sur la dette.