Chaque année, le baromètre La Croix-TNS Sofres confirme le peu de crédit que les Français accordent aux journaux, radios et télés : environ la moitié des personnes interrogées estime que les choses ne se passent pas vraiment comme ces médias le leur racontent. Et trois sur cinq pensent que les journalistes ne sont pas indépendants des pouvoirs politique et économique. Un fossé de défiance s’est creusé entre médias et citoyens.
Face à ce constat, l’exigence de médias « citoyens » gagne en crédibilité. Il s’agit, à travers elle, de renouer avec les fondamentaux historiques du métier. Les journaux sont nés avec la démocratie et l’information a longtemps été indissociable de la volonté de former des citoyens éclairés et actifs. Mais depuis une trentaine d’années, cette dimension éducative et civique a peu à peu disparu, victime à la fois d’une profession qui, à force de recruter dans les mêmes cercles, a réduit son horizon de réflexion, et du diktat du marketing : l’information n’est plus un bien commun indispensable à la démocratie, elle se réduit de plus en plus à un produit marchand, soumis à l’impératif de produire au moindre coût et de vendre au plus grand nombre.
Une telle rupture ne peut laisser inactifs des journalistes conscients du défi démocratique. Aux États-Unis, à l’aube des années 1990, Jay Rosen lance le mouvement du « public journalism », qui se pose la question de sa responsabilité sociale, de son implication dans la vie de la cité et dans le débat public. En France, à la fin de la même décennie, les pionniers de l’internet citoyen apparaissent, comme Place Publique qui, au lieu de « réduire son public à de simples consommateurs », décide de « s’adresser à lui en tant que citoyens capables de s’engager et de participer à la décision publique ». Dès 2004, en Tunisie, malgré la censure, est créé Nawaat, « blog collectif indépendant qui donne la parole à tous ceux qui par leur engagement citoyen la prennent, la portent et la diffusent ». En 2005, quand éclatent les révoltes des banlieues, des journalistes suisses décident de s’installer dans l’une d’elles pour y couvrir le quotidien de la vie des cités, puis de confier ce nouveau média, le Bondy blog, à des jeunes pour qu’ils se l’approprient.
« Défendre l’indépendance, promouvoir la qualité, restaurer la confiance » : tel est le programme défendu dans Combat pour une presse libre, manifeste publié par Mediapart au printemps 2009. « Pour retrouver sa valeur, la presse doit s’affranchir de la gangue publicitaire et marketing », affirme en janvier 2013 le manifeste de la Revue XXI, qui en appelle aussi à « un journalisme utile ». Autant de nouveaux médias qui ont su conquérir un public. « Rentable au bout de deux ans et demi, Mediapart prouvait que l’on pouvait créer de la valeur à partir du seul travail des journalistes. À condition que ce travail retrouve sa jeunesse démocratique, son ambition et son exigence », constate en octobre 2012 la nouvelle édition du manifeste de Mediapart.
Les médias citoyens sont aussi le reflet d’une époque où Internet a bouleversé la donne en permettant aux citoyens, hier cantonnés au rôle de récepteurs, de devenir également producteurs d’informations. On sait le rôle que les blogues ont joué dans les révolutions arabes, en Tunisie et en Égypte notamment. Le numérique ouvre de formidables opportunités de collaboration entre professionnels et amateurs, un apport qui ne constitue pas une négation des spécificités du journalisme. Mais qui permet, ajoute le manifeste de Mediapart, d’« associer un journalisme d’enquête, de terrain et de révélation, concentré sur le cœur de sa mission, à une agora démocratique qui le prolonge et le légitime ».
En Tunisie, un collectif de journalistes, de développeurs et de graphistes, en partie issus du blog collectif nawaat.org, ont crée Al Khatt qui se définit comme « un laboratoire d’idées et un espace de réflexion sur l’avenir du journalisme ». Le collectif considère le droit à une information libre comme « un droit fondamental des citoyens ». Al Khatt a lancé le site Inkyfada.com (la révolution de l’encre), un webzine dédié à l’enquête et au reportage, « pour donner des clefs pour comprendre et réfléchir sur la société dans laquelle nous vivons », précise l’à propos. Une dimension citoyenne affirmée.
Mutation des contenus (une information dont l’objectif est d’être utile à la démocratie) et mutation des processus (une information coproduite entre professionnels et amateurs) constituent ainsi le socle des médias citoyens. Altermondes, qui lance aujourd’hui sa nouvelle formule en kiosque et sur le web, poursuit sur cette voie. En transformant sa structure éditrice en Société coopérative d’intérêt collectif (Scic), il propose un média dont les sociétaires sont réunis par la volonté de défendre une presse d’intérêt général ouverte sur le monde : les professionnels de l’information, les organisations de la société civile, ses lecteurs, ses salariés… Cette forme originale constitue une première dans la presse, mais elle pourrait connaître un bel avenir tant elle est cohérente avec le projet de médias participatifs et citoyens.
Les médias citoyens sont en pleine effervescence. Leurs acteurs sont multiples, mais isolés. Il est essentiel que ce paysage se structure et se reconnaisse autour de valeurs et de pratiques communes. Et nous, qui revendiquons d’y appartenir, sommes prêts à y prendre toute notre part. Car l’enjeu n’est pas mince : réconcilier médias et démocratie.
David Eloy, rédacteur en chef d’Altermondes
Malek Khadraoui, journaliste, fondateur d’Inkyfada.com (Tunisie)
Philippe Merlant, journaliste, fondateur de Reporter Citoyen
Edwy Plenel, co-fondateur et président de Mediapart
Premiers signataires :
Anne-Lucie Acar, journaliste ; Catherine André, journaliste, administratrice de la Scic Altermondes Informations ;
Anne Bocandé, rédactrice en chef d’Africultures.com et d’Afriscope ; Thierry Borde, directeur de Médias citoyens ; Jérôme Bouvier, président de Journalisme et citoyenneté ; Mathieu Brancourt, journaliste ;
Julie Chansel, journaliste ; Adrien Chauvin, rédacteur en chef du Bondy Blog ;
Anne Dhoquois, coordinatrice éditoriale de Banlieues créatives ; Nathalie Dollé, journaliste, formatrice et consultante médias ; Jean-Michel Dumay, rédacteur en chef de Témoignage chrétien ;
Caroline Flepp, fondatrice du site 50/50 ;
Philippe Gagnebet, rédacteur en chef de Friture Mag ; Michel Gairaud, rédacteur en chef du mensuel Le Ravi (Marseille) ; Manola Gardez, directrice générale de l’Alliance internationale de journalistes ; Moïse Gomis, journaliste et cofondateur Radio des Hauts de Rouen ; Philippe Guihéneuf, fondateur des Indignés du Paf ;
Alexandre Heully, co-fondateur et directeur de Cafébabel ;
Tatiana Kalouguine, fondatrice de la plateforme Enquête ouverte ; Sabrina Kassa, journaliste et membre de l’UPIC ; Hervé Kempf, rédacteur en chef de Reporterre ; Yan de Kerorguen, rédacteur en chef du site Place publique ;
Nicolas de La Casinière, La Lettre à Lulu ; Thierry Leclère, journaliste, auteur-réalisateur ; Romain Ledroit, coordinateur de Fragil (Nantes) ; John Paul Lepers, fondateur de LaTéléLibre ; François Longérinas, PDG de l’École des métiers de l’information ;
Farid Mebarki, président de Presse et Cite ; Jean Merckaert, rédacteur en chef Revue Projet ;
Anne-Sophie Novel, journaliste, bloggeuse invitée par LeMonde.fr et membre du comité de rédaction du 1 Hebdo ;
Sarah Portnoï, journaliste ; David Prochasson, journaliste ;
Sabah Rahmani, journaliste, coordinatrice de Reporter Citoyen ; Ivan du Roy, rédacteur en chef de Bastamag ;
Patrick de Saint-Exupéry, rédacteur en chef de XXI ; David Solon, directeur de la rédaction de Terra Eco ;
Edouard Zambeaux, journaliste et cofondateur de la ZEP.