Tiré du blogue Faisons vivre la Commune.
Les Éditions sociales nous proposent ici une véritable somme. L’éditeur précise que, outre des textes déjà connus comme La Guerre civile en France, ce recueil présente des articles postérieurs de Marx et Engels, leurs interventions au conseil général de l’Association internationale des travailleurs (AIT) et un choix extensif de leur correspondance, notamment leurs échanges avec des acteurs de la Commune. L’ensemble est complété par une sélection de textes de la Commune et d’interventions de contemporains (Bakounine, Kropotkine, etc.) qui furent au centre des controverses suscitées par la révolution parisienne.
Le choix des textes, la révision des traductions et les nouvelles traductions ont été effectués par Stathis Kouvélakis (SK), lequel nous propose un essai introductif de 120 pages intitulé Événement et stratégie révolutionnaire. C’est à cette introduction passionnante, dense, riche et extrêmement fouillée qu’est consacrée la présente chronique.
D’emblée, SK tient à se démarquer de ce qu’il nomme « une tendance prononcée de l’historiographie récente à faire de la Commune une pure singularité événementielle, un produit de circonstances uniques, sans antécédents ni suites, obéissant aux seules lois de la contingence, se dispersant en une multitude de facettes et de micro-subjectivités dépourvues de cohérence d’ensemble ». Non, la Commune n’est pas un accident de l’Histoire, le dernier soubresaut des révolutions qui l’ont précédée, ni un évènement mythifié. Il ne s’agit bien sûr pas pour l’auteur de nier la singularité de l’évènement, ni la façon dont Marx en rend compte, dès le 12 avril, dans sa lettre à Kugelmann, où il énonce ce que SK résume comme un principe au cœur de la politique révolutionnaire : « la capacité à saisir le moment juste, le kairos, à s’emparer d’un enchaînement contingent – la tentative mal calculée de l’adversaire de s’emparer des canons de la Garde nationale – pour briser le temps linéaire et faire surgir l’inédit ». Que l’évènement – ici l’insurrection du 18 mars – ait un caractère singulier, contingent, inattendu, soit ! Mais il convient d’en mesurer les conséquences immédiates et lointaines sur le mouvement ouvrier et révolutionnaire, et aussi sur l’évolution de la pensée de Marx et d’Engels. L’introduction de SK est un travail d’enquête captivant et minutieux sur la généalogie de cette dernière.
Pendant la Commune, Marx écrit à chaud[1]et, pourtant, il parvient à capter les traits essentiels et la nouveauté de l’évènement. Bien plus, et c’est ce que SK souligne en permanence, les propres conceptions de Marx et d’Engels vont être bouleversées, révisées. Sur l’État et le pouvoir, sur la stratégie révolutionnaire, sur les coopératives et le mouvement ouvrier, sur la question de la paysannerie. Dès la conférence de l’AIT, en septembre 1871, deux angles morts sont abordés, et pas des moindres. C’est le rôle des femmes pendant la Commune, qui conduit Marx à proposer la création de sections féminines de l’Internationale, et c’est la question de l’alliance avec la paysannerie que la Commune n’a pas pu, ou pas su, ou pas eu le temps de résoudre. Une des résolutions finales de la conférence se propose ainsi de chercher « les moyens d’assurer l’adhésion des producteurs agricoles au mouvement du prolétariat industriel ». Sur ces deux questions essentielles, la pensée de Marx et d’Engels va ensuite cheminer en profondeur, avec les travaux de Marx, notamment sur la Russie, qui le conduiront à avancer l’idée que la paysannerie a une dynamique politique propre, et la publication par Engels en 1884 de L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, outil théorique majeur pour comprendre l’origine du patriarcat et de l’oppression des femmes.
Comme on l’a dit plus haut, le texte de SK prend le contrepied des conceptions qui réduisent la Commune à un accident de l’Histoire, mais il se démarque aussi d’un récit consensuel qui en ferait une sous-partie du grand récit républicain. La Commune fut le premier (le seul ?) gouvernement ouvrier de l’Histoire. Et tout d’abord, elle le fut par sa composition même puisque, sur 78 membres du conseil de la Commune ayant effectivement siégé, 33 sont des ouvriers : « Comme le note un historien aussi farouchement “révisionniste” et antimarxiste que Robert Tombs, “la proportion de dirigeants ouvriers – environ la moitié des membres de la Commune – n’a probablement jamais été égalée dans aucun autre gouvernement révolutionnaire en Europe”. » Ces ouvriers appartiennent pour la plupart aux métiers traditionnels (livre, habillement, métiers d’art), mais l’historien Jacques Rougerie relève cependant parmi les personnes arrêtées une surreprésentation de la métallurgie et du bâtiment, à l’époque métiers emblématiques de la modernité. Notre imaginaire de la classe ouvrière est profondément marqué par les grandes concentrations ouvrières du XXesiècle, par exemple dans l’automobile ou la sidérurgie. En 1871, les frontières sont parfois ténues, et poreuses, entre monde ouvrier et artisanat. La production emprunte des formes diverses, avec le travail à domicile, le salaire aux pièces, le développement d’un système de sous-traitance en cascade dans le bâtiment[2]. Mais le fait demeure : par sa composition, la Commune est une révolution ouvrière.
Gouvernement ouvrier, la Commune l’est encore en ce qu’elle exprime la capacité de la classe ouvrière à être le pôle dominant d’un bloc social intégrant des petits patrons (5 élus au conseil de la Commune) et les alliés dotés du « capital scolaire » facilitant l’accès aux fonctions électives (employés, journalistes, membres des professions libérales). Ici aussi, l’évènement, aussi exceptionnel soit-il, a des racines, et il faut les trouver dans la crise de l’hégémonie bourgeoise : un second Empire corrompu et vieillissant, lancé, puis noyé dans l’aventure de la guerre franco-prussienne, et une bourgeoisie républicaine incapable de remplir la tâche assignée au gouvernement de la Défense nationale. Pour être vraiment hégémonique, pour représenter totalement le camp des producteurs contre celui des accapareurs, le bloc social constitué autour de la classe ouvrière parisienne aurait évidemment dû trouver le chemin permettant de lier les producteurs urbains à ceux des campagnes, et cela n’a pas été le cas …
C’est enfin, et surtout, par son projet que la Commune peut être considérée comme un gouvernement ouvrier. S’appuyant sur des déclarations de Jules Favre, dès le 21 mars, puis de Thiers, deux mois plus tard, l’auteur souligne que « les derniers à avoir des doutes quant à la portée de cette révolution, ce sont ses adversaires. Loin d’y voir une simple tentative républicaine, dans une version plus exaltée et patriote que celle des hommes du gouvernement de la Défense nationale, ils y décèlent aussitôt une menace pour l’ordre social, qui fait voler en éclats le camp républicain ». Son projet, donc, et aussi son œuvre, avec les décrets sur les loyers, les ateliers abandonnés, les échéances de dette, le travail de nuit des boulangers, les amendes [patronales], avec les propositions de socialisation de l’économie portées par la Commission du travail et de l’échange, et les travaux menés conjointement avec l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés.
Au total, une foule de décrets et de projets que la durée limitée de l’expérience n’a pas permis de concrétiser vraiment. À Robert Tombs, qui reproche à Marx et Engels de répandre des « mythes », de « répéter comme des faits la propagande de l’époque » et de « supposer l’application effective de mesures n’existant que sur le papier », SK répond que Marx a bien perçu le caractère limité des réalisations, mais qu’il s’appuie sur le « programme » de la Commune, c’est-à-dire l’ensemble constitué par ses décisions et proclamations, et que ce dernier ne saurait être considéré comme pure rhétorique. Ce discours est en effet « porté par l’activité des masses en mouvement dont il traduit, par ses incertitudes et ses limitations mêmes, les aspirations et la réalité de leur transformation en actrices de l’histoire ». C’est en ce sens que Marx peut écrire dans La Guerre civile en Franceque « la grande mesure sociale de la Commune, ce fut sa propre existence et son action ».
Revenons au titre de cet essai introductif : Événement et stratégie révolutionnaire.
Ce qui fait de la Commune bien autre chose qu’un accident de l’Histoire, c’est aussi sa postérité et le fait qu’elle se pose dans le mouvement ouvrier comme un nouveau départ qui, selon SK, « redistribue les cartes et déplace les clivages en fonction des positionnements adoptés face à cette expérience aussi inédite que polarisante ». Cette redistribution des cartes va d’abord commencer, au sein même de l’Internationale, par la sécession des syndicalistes britanniques. Mais c’est dans la cristallisation des positions respectives des marxistes et des anarchistes que les conséquences seront les plus durables sur le mouvement ouvrier mondial. Sur l’État, la stratégie révolutionnaire, l’action politique et électorale, la question de la violence, les textes présentés par le recueil et les explications fournies par SK permettent de comprendre la nature des clivages. L’auteur prend position, bien sûr, par exemple ici : « Pour être mené à bien, un processus révolutionnaire a besoin d’une orientation et d’une direction qui la mette en œuvre, et l’une comme l’autre ne peuvent exister sans établir des rapports d’autorité, fussent-ils démocratiquement réglés. Les moyens ne peuvent être une simple préfiguration des fins car ils doivent prendre en compte les contraintes posées par les rapports de domination existants. »
Face à l’évènement, le talon d’Achille de la Commune fut, pour l’auteur, l’incapacité à saisir le moment juste. De là les réflexions de Marx dans son courrier au dirigeant socialiste allemand Wilhelm Liebknecht, où il souligne l’occasion manquée en ne marchant pas immédiatement sur Versailles. Occasion manquée, aussi, avec les scrupules à se saisir des réserves de la Banque de France, « ne serait-ce qu’en tant qu’arme de négociation », précise SK. La Commune a certainement pâti d’une absence de direction, mais le temps de la révolution n’est pas linéaire, les contretemps en sont la réalité vivante. « Dans les révolutions, il n’y a pas de lendemain, c’est toujours l’inconnu », écrit Victorine Brocher, piqueuse de bottines, militante de l’AIT et combattante de la Commune.
Philippe Campos
[1]1. Rappelons que La Guerre civile en France est un texte publié à la demande et sous la signature du conseil général de l’AIT. Marx l’a écrit entre le 6 et le 30 mai, et la version finale est rédigée pendant la Semaine sanglante …
[2]. Toutes choses d’ailleurs qu’on retrouve aujourd’hui, sous une forme renouvelée, avec les changements intervenus depuis une trentaine d’années dans l’organisation du travail.
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