Tiré du blogue de l’auteur.
Des couvre-feux, des barrages routiers, des points de contrôle sur les autoroutes menant à Al Hoceima au nord-est du Maroc, des quartiers entourés de camions militaires, la police qui s’en prend physiquement aux manifestants, des arrestations massives, des militants enlevés dans les rues : depuis le 26 mai – le premier jour du Ramadan – la ville d’Al Hoceima a été le théâtre d’un chaos continu, qui a atteint son paroxysme lors d’une journée d’affrontements sanglants le 26 juin dernier, que l’on appelle désormais l’Eid noir de 2017. Les tensions sont vives dans le Rif avec d’intenses manifestations depuis octobre 2016 suite au décès aux mains de la police d’un jeune vendeur de poissons, écrasé dans un compacteur de déchets alors qu’il tentait de récupérer ses marchandises confisquées. Une sorte de trêve a depuis été négociée à la mi-mai lorsqu’une délégation ministérielle s’est rendue dans la ville d’Al Hoceima en promettant divers projets de développement.
Or le 26 mai, date à laquelle Abdelkrim Al Khattabi – fondateur de la République du Rif – s’était rendu aux Français en 1926, est tombé cette année un vendredi. En début de matinée, des milliers de jeunes se sont rassemblés dans les villes du nord-est du Maroc, brandissant des drapeaux de la république et des pancartes affichant le portrait d’Abdelkrim. Anticipant les problèmes à la veille du Ramadan, le gouvernement de Rabat avait transmis aux imams de la région du Rif le même sermon préventif et quiétiste du vendredi. Lorsque Nasser Zafzafi, impétueux et éloquent leader des manifestants, est entré dans la mosquée principale d’Al Hoceima, l’imam était déjà à la moitié de son sermon intitulé « La sécurité est une bénédiction », mettant en garde les jeunes marocains contre l’appel à la protestation diffusé sur le net et dénonçant les manifestants comme des fauteurs de troubles. Au moment où l’imam marqua une pause, Zafzafi prit la parole, l’accusant de charlatan parrainé par le régime. « Qu’est-ce que fitna peut bien signifier quand nos jeunes ont peu à manger ? » « À qui appartiennent les mosquées ? À Dieu ou au gouvernement ? »
L’imam n’a jamais pu terminer son khutba. Zafzafi a fait son propre sermon face à une foule rassemblée à l’extérieur de la mosquée. Des affrontements de rue ont éclaté entre les manifestants et les forces de sécurité, alors que ces dernières tentaient d’arrêter Zafzafi et son entourage pour « entrave… à la liberté de culte ». Les protestations et les sit-in se sont rapidement répandus dans le nord et dans les principales villes du centre du Maroc. Des milliers de personnes ont traversé le pays en chantant : « Reste en paix, Abdelkrim, nous continuerons ta lutte ! » Le lundi matin suivant, le ministère de l’Intérieur a annoncé que Zafzafi et des dizaines de militants, artistes et journalistes avaient été arrêtés.
Il y a a peine une décennie, une pareille tournure d’événements - des milliers de manifestants à l’échelle nationale brandissant des drapeaux pan-berbères et clamant « Vive le Rif ! » - aurait été difficile à imaginer. Depuis l’avènement de l’islam et la première vague de migration arabe au VIIIe siècle, le Maroc est un melting pot entre Berbères et Arabes, tribus arabes adoptant des langues berbères (Tamazight) et Berbères devenant arabisés. Bien que les données officielles du recensement ne soient pas disponibles, les chercheurs estiment que 45 à 50% de la population marocaine parle aujourd’hui une variante du berbère en première ou en deuxième langue. Les communautés de langue berbère sont concentrées dans le nord-est du Rif, l’Atlas central et les régions sud du Sous, parlant Tarifit, Tamazight et Soussi. Mais en raison de l’emplacement géostratégique du Rif et de son passé colonial distinctif, le Nord a, depuis que le Maroc a gagné son indépendance en 1956, une relation antagoniste avec le gouvernement marocain plus que toute autre région amazigh (ou berbère). De 1923 à 1926, le Rif fut brièvement un état indépendant : la République du Rif a été le premier et unique Etat berbère indépendant dans l’histoire moderne, gouverné par Abdelkrim Al Khattabi, avant de tomber sous la domination coloniale espagnole. Et contrairement aux Français qui ont mobilisé dans leurs territoires nord-africains le nationalisme berbère contre le nationalisme musulman arabe, la politique espagnole dans le nord du Maroc a cherché jusque dans les années 1950 à contrer le nationalisme berbère avec le panarabisme et l’islam, en envoyant des élites locales pour étudier au Caire, éveillant ainsi un long soupçon que les dirigeants de Rif constitueraient une cinquième colonne Nasseriste. Après l’indépendance, des décennies de répression et d’abandon économique ont contribué à renforcer le nationalisme du Nord et cristalliser ainsi le souvenir de la République du Rif. Le Rif - la « question berbère » plus largement - reste une question urgente pour la politique marocaine et un défi pour le régime marocain.
Ma grand-mère, Yema, comme nous l’appelons (« mère » dans la langue Tarifit du nord du Maroc), a vu le jour en même temps que la République du Rif. Son père, M’Hamed et sa mère, Tahera, sont tous deux nés à la fin des années 1800 à Ajdir, un village situé au sud de la ville portuaire d’Al Hoceima. Les deux étaient membres de la tribu Aït Ouriaghel, qui a produit Abdelkrim, le fondateur de la République du Rif, et M’Hamed se confiait régulièrement au leader Rifain. Dans leur jeunesse, mes arrière-grands-parents décampaient périodiquement d’Ajdir à Tanger (300 kilomètres à l’ouest), lorsque des violences éclataient entre tribus ou face aux intrusions espagnoles, et revenaient sitôt que la situation se calmait. Ma grand-mère est donc née dans la kasbah de Tanger en 1922. Sa mère était arrivée à Tanger en 1910, fuyant les troupes espagnoles en maraude. Mais lorsqu’Abdelkrim déclara la république indépendante en 1923, Tahera et sa fille de 9 mois sont retournées au Rif.
Les Espagnols ont été présents dans le nord du Maroc depuis la conquête de Melilla en 1497. Les Rifains s’étaient élevés contre la domination espagnole en 1893 et 1909, sans grand succès. C’est alors qu’Abdelkrim fit irruption. Descendant d’un proéminent juriste rifain, maîtrisant l’espagnol, l’arabe et le Tarifit, Abdelkrim travaillait comme journaliste pour « La Telegrama del Rif » à Melilla lorsqu’il décida de mobiliser sa tribu Aït Ouriaghel dans une révolte contre les Espagnols.
Le 22 juillet 1921, lors d’une bataille épique, les combattants d’Abdelkrim ont infligé une défaite cinglante aux forces du roi Alfonso XIII, tuant 13 000 soldats espagnols et regagnant le nord-est de l’Espagne. La bataille d’Annoual restera gravée dans les annales de l’histoire militaire comme un succès étonnant, marquant la naissance de la guérilla moderne. Che Guevara et Mao Zedong saluèrent Abdelkrim en tant que révolutionnaire du Tiers Monde, et on dit même que la défaite de Ho Chi Minh en 1954 contre Dien Bien Phu aurait été inspirée par Annoual.
En février 1923, Abdelkrim déclara la République du Rif (Jumhuriyat al-Rif), un état berbère avec sa capitale à Ajdir, s’étendant de la périphérie de Tanger jusqu’à la banlieue de Melilla. Yema et Tahera sont alors retournées à Ajdir. Les femmes chantaient et ululaient tandis que les prisonniers espagnols défilaient dans les rues. Le drapeau rouge et blanc rifain flottait au-dessus des bâtiments. Les bienfaiteurs sont allés voir Abdelkrim à l’« Oficina », son nouveau quartier général. Les femmes qui l’ont rencontré disaient de lui qu’il avait un regard bienveillant et de belles mains douces. Le père de Yema, de lien de parenté avec le président, a ramené sa famille à Ajdir afin de témoigner de l’histoire. Les 500 000 locuteurs Tarifit du nord du Maroc, longtemps tournés en dérision par les Européens et les Arabes qui les considéraient comme sauvages et barbares (le mot Berbère est dérivé du grec « bárbaros », et du mot arabe « barabira » signifiant entre autre « barbare »), avaient désormais leur propre pays, avec une armée et même une monnaie (le Rifain). Inspiré par Ataturk de Turquie, Abdelkrim consolida les diverses tribus du Rif en une nation, en créant un système routier reliant les différentes régions, une bureaucratie avec un système fiscal à trois volets ainsi qu’une assemblée nationale. Il aurait dicté de mémoire une Constitution de 40 articles à ses scribes. Selon nos aînés, après la bataille d’Annoual, le Rif était le seul coin du monde musulman qui n’était pas sous domination coloniale.
Abdelkrim était très populaire dans tout le monde arabe et au-delà, jusqu’à Delhi. Les musulmans étaient fascinés par ce guerrier endurci, qui parlait de solidarité pan-islamique et dont l’ascendance remonte à Omar ibn Kattab, compagnon de haut rang du Prophète. La gauche européenne, charmée par ce maître hispanophone qui a refusé de conquérir Melilla, et qui a déclaré être « anti-impérialiste et non anti-espagnol ». Abdelkrim a même captivé le public américain ; le révolutionnaire en turban fut élu « homme de l’année » par le Time magazine en 1925. Pourtant, malgré tous ses appels aux principes wilsoniens, Abdelkrim n’a pas su obtenir le soutien du président Coolidge. Les grandes puissances n’ont pas reconnu la République du Rif. L’administrateur colonial français du Maroc, Henri Pétain, craignait que la République indépendante du Rif ne se développe davantage vers le sud et menace le Maroc français, où régnait un sultan marionnette. Aussi, en 1925, la France et l’Espagne ont uni leurs forces contre la république nouveau-née. C’est alors que M’Hamed a envoyé à nouveau sa femme et sa fille dans la zone internationale de Tanger.
Voici comment Yema racontait l’histoire : c’était le printemps 1925, la neige fondait des branches des cèdres et les avions espagnols et français parcouraient les nuages au-dessus du mont Annoual lorsque ma grand-mère et Tahera ont fait le voyage d’Ajdir à la ville portuaire d’Al Hoceima et embarqué à bord d’un navire pour Tanger. (M’hamed, alors messager d’Abdelkrim, est resté pour aider son président qui essayait d’unir les diverses tribus du Rif contre les Espagnols).
Le roi Alfonso XIII donna l’instruction à ses chefs militaires - dont un jeune colonel nommé Francisco Franco - d’utiliser du poison et du gaz innervant. L’objectif, selon le monarque, était clair : « l’extermination, comme celle des bêtes malveillantes, des Beni Urriaghels et des tribus les plus proches d’Abdel Karim ». Les Rifains étaient largement en infériorité numérique et dépourvus de moyens, et en mai 1926, Abdelkrim s’est donc rendu aux Français. « Je me rends », aurait-il dit, « afin que mon peuple puisse continuer d’exister ». Yema, alors âgée de trois ans, et sa mère étaient installées en toute sécurité dans la kasbah de Tanger entourée d’autres membres de la tribu Ouriaghel, quand la nouvelle de la capitulation d’Abdelkrim et de la mort de son père lui est parvenue. Les Français exilèrent le chef et sa famille sur l’île de la Réunion dans l’océan Indien, mais il finit par s’installer au Caire, où il mourut en 1963. Deux cousins de Yema furent également envoyés à la Réunion. Franco continua quant à lui à consolider sa main-mise sur le nord du Maroc, puis recruta des milliers de jeunes Rifains pour combattre les républicains lors de la guerre civile espagnole.
De mon enfance dans les années 1980, je me souviens de ma grand-mère et de ses compères racontant des histoires sur l’exil d’Abdelkrim : quel cousin avait été envoyé à la Réunion, qui s’était installé au Caire, qui avait fini à Madrid ou à Barcelone, ou encore ce moment, à Ajdir, où Tahera avait tiré un coup fusil sur un intrus d’un clan rival, le frappant à la jambe. Puis, les plus jeunes parmi le groupe de femmes se levaient et se prêtaient au jeu des imitations : des imitations cinglantes de la religieuse espagnole qui leur enseignait l’espagnol quand elles étaient enfants, de la jeune mariée sournoise dont le derrière semblait ressortir autant que celui de sa mère et ainsi de suite. Ma grand-mère sortait alors le « bendir », un tambour rond, et menait la danse, laissant le bout de ses doigts se promener sur la percussion ; les autres se joignaient au rythme en frappant des mains. Puis le volume diminuait, et soit elle ou Khadouj (en Tarifit, les noms arabes reçoivent le préfixe affectueux « oush / ouj » : Khadija devient ainsi Khadouj, ou Amina devient Minoush) entamait un « mawal » (chant). Yema chantait magnifiquement bien les airs féminins des montagnes de Djbala et du Rif. L’une de ses chansons préférées, à propos de la guerre et de l’amour non-partagé, commence par la poudre à canon qui explose sur les collines de Chefchaoun, où les Rifains ont combattu les Espagnols. Un des couplets dit : « Je pleure pour les morts, car les blessés peuvent guérir ».
Les hommes aînés, dont beaucoup avaient passé leur enfance dans le Rif, se remémoraient aussi la guerre : les petites canettes de ce qui ressemblait à du lait condensé qui tombaient des avions, crachant une fumée qui pouvait rapidement aveugler ; le chant de leur enfance « Enfants de Dieu, cachez-vous dans les grottes, le poison de l’ennemi est à nouveau dans l’air ». Lorsque la famille élargie se rassemblait à l’occasion de la fête d’Eid, mon grand-oncle nous prenait à l’écart pour nous enseigner le Tarifit. Nous étions confus par cette langue étrangère, que seuls les plus de 60 ans semblaient comprendre, avec ses étranges sons non-arabes : « yetawen » (yeux), « mezoghen » (oreilles), « aghium » (pain), « meghnan » (têtu) et « aghiul » (idiot). Mais le milieu de la mémoire des femmes, que j’ai pu explorer jusqu’à l’âge de 13 ans, avec sa musique et son humour, était plus coloré et moins vantard. (S’il arrivait qu’une de ses filles prépare un mauvais thé, Yema disait « cela a le goût de ce qu’ils ont fait boire à mon père », une référence qui ne m’est devenue compréhensible que plus tard, lorsque nous avions appris que son père avait été empoisonné par un adversaire politique au moment où la République a périclité dans les luttes intestines tribales.
Un portrait en noir et blanc accroché dans la salle de séjour de mes grands-parents montre Yema dans son adolescence, vers 1938 : les cils relevés avec du kohl, les cheveux noirs tressés en deux longues tresses et des mèches courts sur les côtés, avec un tatouage semblable à un mille-pieds - la marque de l’Aït Ouriaghel, la plus grande tribu du Rif - qui descend le long de son menton. À l’époque, les filles du Rif portaient leurs cheveux tressés avec de courtes mèches de côté. Yema n’est jamais allée à l’école. Après la mort de son père au début des années 1930, elle devait aider Tahera à s’occuper des trois jeunes garçons. Elle concoctait des plats rifains pour eux : majaha, turda et zambo. Les garçons avaient des têtes rasées, à l’exception d’une fine tresse qui descendait dans leurs dos, qu’ils devaient couper s’ils voulaient fréquenter l’école Alfonso XIII. Dans Aïn Hayani, le petit village près de la plage de Merqala, Yema a rencontré mon grand-père Hamadi (qu’on appelait Vava, « père » en Tarifit), aussi issu de la tribu Ouriaghli, arrivé très jeune à Tanger en 1922.
Après la Seconde Guerre mondiale, Tanger est redevenue une zone internationale gouvernée par un comité de huit puissances occidentales et un tribunal mixte. Les Marocains étaient jusqu’en 1960 restreints aux zones indigènes : Medina, M’Salla, Dradeb et Aïn Hayani. Merqala Beach était un domaine où les Européens et les Américains interagissaient avec les indigènes. La crique était située au pied de la « montagne anglaise », nommée ainsi en raison des expatriés britanniques et américains qui y avaient vécu pendant des siècles. Au coucher du soleil, une fois les « Nazaréens » partis, Yema et ses amis, les ménagères, les vendeuses de blé et les cuisinières qui travaillaient pour les étrangers dans la colline, coinçaient le bout de leurs caftans dans leurs ceintures et plongeaient leurs jambes dans l’eau rocheuse à la recherche d’algues (un bon exfoliant pour la peau) et de pierres lisses pour les ablutions des prières. Les femmes européennes et marocaines se mélangeaient rarement, mais une femme en particulier du Café Miri, où les étrangers s’installent et fument du hachich, s’approchait régulièrement des Marocains ; une femme gaie et rouquine, mariée à un écrivain américain qu’on pouvait apercevoir pendant la journée marcher sur les falaises, un cahier à la main. « Jeannie », ainsi était nommée Jane Bowles, était intriguée par les femmes marocaines, et inversement ; les femmes rifaines débattaient longuement si son surnom lui avait été donnée à cause de son amour du gin, ou parce qu’elle aurait vu le djinn. Drôle, parlant arabe et excellente mime - l’imitation est un talent très apprécié à Tanger - Jeannie est devenue proche des femmes du quartier. Souad, la belle-soeur de Yema, fut d’ailleurs engagée comme femme de ménage auprès de Paul Bowles pendant de nombreuses années.
Malgré le mythe de Tanger comme « ville de rêve », au cours de l’ère internationale, la population indigène de la ville était essentiellement apatride, confinée à des quartiers pauvres et ségrégés. Les locaux ont demandé la garantie et protection de leurs droits auprès d’une myriade de consulats dans la ville. Hamadi, mon grand-père, est devenu citoyen espagnol. Un jour, il fonda « Hispamaroc », une agence de voyage située à côté de l’Hôtel Rembrandt, et en 1951 il ouvra un restaurant, « Hamadi », qui reste le restaurant le plus ancien de Tanger. Yema, à son tour, est devenue la conciliatrice de la communauté, la messagère du pouvoir, la gestionnaire d’argent et la gardienne de notre mémoire. Elle empêchait les conflits conjugaux d’escalader et s’assurait que les enfants sans père ne connaissent jamais la faim. Son prestige a entretenu la réputation de mon grand-père, et vice versa.
Après que le Maroc ait gagné son indépendance vis-à-vis de la France en 1956, il a été convenu que Tanger serait remis au gouvernement marocain - désormais sous la suzeraineté de Mohammed V - dans les prochaines années. Hamadi a rassemblé ses enfants autour du « tayfor » - la table basse à laquelle nous mangeons - et a déchiré son passeport espagnol : « Nous sommes maintenant Marocains ». La récompense arriva vite.
Les tensions couvaient dans le Rif, tandis que le parti islamique pan-arabe Istiqlal (indépendance) étendait son contrôle sur le Nord. Les dirigeants locaux ont mis en avant une série de demandes - y compris qu’Abdelkrim rentre d’exil et que la bureaucratie locale soit dotée de fonctionnaires berbères et de langue espagnole. Au Caire, Abdelkrim, entouré d’un contingent de nationalistes marocains, fonda l’Armée de Libération pour libérer le Maroc de tout contrôle espagnol et français, une organisation que l’Istiqlal et le roi considéraient comme une menace. Alors que des militants locaux rifains se faisaient arrêtés et placés dans des centres de détention, Abdelkrim envoya une lettre au Premier ministre M’Barek Bekkai, lui demandant s’il dirigeait plutôt « un gouvernement ou un gang ».
Les protestations se sont révélées violentes. À la fin de 1958, la force aérienne marocaine a commencé à bombarder le Rif. En affirmant que l’intifada était coordonnée par Abdelkrim au Caire avec le soutien de Nasser - et vu le renversement récent des monarques égyptiens et irakiens - l’armée marocaine a répondu brutalement par une politique de la terre brûlée. Dirigé par le prince Hassan, les militaires ont sévi en 1959, en utilisant du napalm et mettant ainsi le feu aux maisons et champs de blé, tuant 10 000 personnes. Les photographies montrent le minuscule prince se pavanant dans les villages rasés, vêtu d’une chemise à rayures et d’une veste de velours, souriant, un fusil à l’épaule.
En 1960, le roi Mohammed se rendit au Caire pour se réconcilier avec Abdelkrim, s’adressant à lui comme à un « père » et l’invitant à rentrer au Maroc. Mais le monarque décéda peu de temps après, et en arrivant au pouvoir en 1961, son fils, le roi Hassan II, s’allia aux États-Unis et se positionna contre l’Union soviétique et ses alliés arabes "radicaux" comme l’Egypte et la Syrie. Il publia une nouvelle Constitution, dont Abdelkrim a rapidement dénoncé l’absence de « contours démocratiques ». Hassan engagea également une politique consistant à isoler et à étrangler économiquement le Nord, en transférant les missions diplomatiques et les bureaux aériens de Tanger à Casablanca et Rabat, et en orientant le tourisme et les investissements vers le Sud, mettant ainsi a genoux une région déjà appauvrie. Des dizaines de milliers de Rifains ont alors migré vers la Belgique, la France et la Hollande.
La peine a duré plusieurs décennies. Enfants, nous n’avions jamais compris pourquoi nous, en tant que peuple, nous avions été punis. N’était-ce précisément pas le Nord qui avait mené la lutte anti-coloniale au Maroc ? Or, les gens craignaient de parler ouvertement le Tarifit, et personne n’osait nommer son fils Abdelkrim. Une nuit de janvier 1984, le roi Hassan II apparut brusquement à la télévision marocaine. Je me souviens, alors jeune garçon, de l’image en noir et blanc du souverain assis à son bureau, hargneux, agité. Le Rif s’était élevé à nouveau ; la jeunesse protestait dans plusieurs villes en raison des hausses de prix du sucre, de l’huile et de la farine. Lors d’un bref discours, le roi a lancé une série d’insultes contre les gens du Nord et, en reprenant une ancienne insulte coloniale, il a désigné les jeunes protestataires du mot « awbash » (sauvages) et a menacé de « faire sauter les maisons de leurs pères ». L’insulte « awbash » était scandée lors de rassemblements politiques et de matchs de football quand les équipes du Nord faisaient le déplacement au Sud. (Les habitants du Nord étaient également dénigrés comme étant « les enfants du roi Juan Carlos », qui ne connaissaient pas l’hymne national marocain, suite à quoi nous rétorquions en chantant une version sale de l’hymne national espagnol pour afficher notre (non)nostalgie pour la domination espagnole : « Franco, Franco, Quien tiene el culo blanco »).
En juillet 1999, Mohammed VI, fils d’Hassan, est monté sur le trône et a entamé une politique de réconciliation avec Tanger et la région du Rif. La désaffection dans le nord, autrefois espagnol, qui était alors une plaque tournante de production de cannabis et d’activités islamistes, de même que l’impasse de la question du Sahara occidental, ancien territoire espagnol, étaient toutes deux devenues un embarras pour le régime. À partir des années 1960, le régime avait mobilisé l’islamisme contre le nationalisme berbère et les mouvements de gauche, mais à la fin des années 1990, les fonctionnaires de l’État perdaient le contrôle des mouvements islamistes, qui défiaient ouvertement le trône. Le nationalisme berbère est alors devenu un moyen de contrer l’islamisme. Abderrahman Youssoufi, un important dissident rifain dont le frère avait été éliminé par Franco, a été nommé premier ministre en 1998.
Les mémoires très applaudies de Mohammed Choukri, « Le pain nu », décrivant son évasion du Rif à Tanger dans les années 1940, ont été interdites de publication en 1983, et rediffusées dès 2000. Amazigh, qui signifie « personne libre », a officiellement remplacé « Berbère » comme terme privilégié au sein du discours public. L’Institut royal de la culture amazighe a été fondé. Des livres ont commencé à apparaître sur « l’histoire taboue » du Nord, et des magazines traitant des « femmes guerrières » du Rif étaient toujours plus diffusés. En janvier 2004, le régime a finalement établi une Commission de vérité et de réconciliation pour enquêter sur les violations des droits de l’homme qui se sont produites dans le nord-est ainsi que dans d’autres parties du royaume, au cours du règne de Hassan II.
En 2011, avec les révoltes arabes, le conflit s’est intensifié entre Imazighen et les islamistes d’Afrique du Nord. Des imams salafistes appelaient ouvertement à l’éradication des communautés non-arabes. Au Maroc, les imams des villages éloignés contraignaient les femmes à enlever leurs tatouages au menton. Des fanatiques ont profané une sculpture Amazigh vieille de 8 000 ans dans les montagnes du Haut Atlas appelées « Plaque du soleil ». Les protestations ont éclaté à nouveau dans le Rif - si ce n’est que cette fois-ci, les militants locaux se lient avec leurs homologues à travers le royaume. Lors de manifestations à travers le pays, le drapeau pan-amazigh bleu, vert et jaune a été porté haut. Le palais a dévoilé de manière préventive une nouvelle constitution qui a promis la « décentralisation » et a consacré Tamazight comme « langue officielle de l’État ». En novembre 2014, le roi a déclaré avec force que les Marocains de toutes les ethnies sont égaux, « sans distinction entre Jibli, Rifains, Sahraoui et Soussi ». (Cette célébration publique de l’identité amazighe du Maroc et du « caractère africain » doit également être considérée à la lumière du récent retour du Maroc au sein de l’Union africaine et de ses efforts pour gagner en influence dans la région du Sahel et obtenir le soutien diplomatique des États subsahariens dans le conflit du Sahara occidental.)
Cette volte-face culturelle est vraiment étonnante. Aujourd’hui, on voit à travers le Maroc le script Tifinagh apparaître sur les panneaux routiers, les bannières et les bâtiments gouvernementaux. Les prénoms amazigh - Tilila, Kahina, Ayur - autrefois décriés, quand ils n’étaient tout simplement pas interdits, sont désormais à la mode parmi les Marocains de classe moyenne. (Ceux d’entre nous nés dans les années 70 et 80 ont reçu des noms égyptiens - Hisham, Rania, Amr - reflétant l’orientation de nos parents à l’époque.) Des festivals culturels amazighs sont maintenant organisés dans tout le pays. Le plus frappant, peut-être, est la résurrection d’Abdelkrim, maintenant exalté comme un héros marocain qui a combattu l’impérialisme espagnol et français. En déambulant dans les marchés de rue de Tanger, on aperçoit son visage sur des écharpes, des T-shirts et des porte-clés. Cap Radio, dans ses émissions en Tarifit, joue du « chaabi » et des chansons rap célébrant le leader. "Rif-Hop" est maintenant un genre musical en soi. Les filles d’Abdelkrim sont devenues des célébrités mineures, faisant des tournées à travers le pays pour parler d’exil et de réconciliation. Le révolutionnaire rifain devient lentement une icône culturelle, l’emblème d’un Maroc alternatif.
Et pourtant, les protestations dans le Rif continuent. Les militants qui se rassemblent régulièrement à l’« Oficina » à Ajdir - les ruines du bureau d’Abdelkrim - ont peu de patience pour les concessions culturelles et symboliques reçues jusqu’ici. Leurs revendications incluent l’abrogation d’un décret royal (dahir) de 1958 qui déclare le Rif comme zone militaire ; l’utilisation de la langue Tarifit dans l’administration locale ; une enquête sur la mort de Mouhcine Fikri, le pêcheur tué en octobre par les autorités et la mort de cinq jeunes manifestants dont les corps carbonisés ont été retrouvés dans une banque à Al Hoceima début 2011. Les investissements publics et les infrastructures figurent également sur la liste des exigences : routes et autoroutes pour sortir la région de son isolement ; universités, hôpitaux ainsi qu’un centre de traitement du cancer. (Le Rif connaît le taux de cancer le plus élevé du royaume. La raison parfois invoquée serait l’utilisation par l’Espagne de gaz moutarde en 1926.)
Toujours plus de manifestants exigent également le retour des restes d’Abdelkrim du Caire et sa commémoration en tant que personnage démocratique amazigh, et non pas seulement en tant que symbole anticolonial. Au cours de la dernière année, les violences ont presque toujours éclaté alors que les manifestants tentent de planter le drapeau de la République du Rif sur un bâtiment et que la police intervienne. Si le drapeau tricolore pan-berbère peut être aperçu à travers le pays, le drapeau rifain rouge (inspiré de l’empire ottoman), avec son croissant et son étoile à six pointes, reste quant à lui un important point de discorde : le chef du parti socialiste marocain dit que le drapeau devrait être intégré à l’identité nationale ; d’autres politiciens y voient un signe de séparatisme et de républicanisme.
Mais l’image populaire du Rifain - longtemps considéré comme un mélange étrange d’origines africaines et Viking aux yeux verts, séparatiste, à peine islamique - change progressivement. Sur le plan culturel et linguistique, le Rif a depuis 1999 été largement intégré au royaume. En outre, la jeune génération de dirigeants du Rif est politiquement stratégique : plutôt que de parler en Tamazight ou en espagnol, d’évoquer les droits autochtones et les différences ethniques (comme les aînés peuvent l’avoir fait), les Hirak émettent maintenant leurs appels en arabe, demandent des droits et des services et relient leur mouvement à des luttes démocratiques dans le reste du monde arabophone. Leurs discours ont également tendance à être accompagnés de références religieuses. Tenant un Coran dans une main et flanqué du portrait d’Abdelkrim dans l’autre, Zafzafi parle des ancêtres berbères Masinissia et Jugurtha, des rois de Numidie et de la sagesse des compagnons du Prophète. En fait, c’est précisément son discours sur les mosquées où il conteste le contrôle par le gouvernement des institutions religieuses - un problème qui résonne largement - qui a provoqué l’actuelle répression. Ces prochains temps, des manifestations éclateront à Hoceima ou Nador au nord du pays, et se répandront rapidement jusque dans les villes du sud, où un chant de solidarité s’élèvera « Wlad al Rif mashi awbash ! » (Les enfants du Rif ne sont pas sauvages) et « Êtes-vous un gouvernement ou un gang ? ». Le Rif constitue aujourd’hui l’épicentre et l’impulsion de la protestation politique au Maroc.
Yema n’a jamais appris à lire, ni l’arabe ni aucune autre langue. Elle aimait les émissions de télévision sur la vie océanique et était une fan de longue date de la série sous-marine de Jacques Cousteau. À l’école primaire, j’allais donc consulter les livres sur la vie marine et les lui lisais. Je lui indiquais différentes créatures et mentionnais leur nom en anglais ou en français, en lui demandant la traduction en berbère. Elle réfléchissait un instant et suggérait des mots : « gijdour », « bibet ». Je la regardais. Ses yeux verts s’illuminaient - elle inventait les mots. Qui sur terre aurait su comment dire « baleine à bosse » en berbère ? Yema était tendre. Sa poche de tablier contenait un nombre infini de pièces de monnaie, de noix et de Smarties, les M&Ms britanniques. Lorsque les vents froids de l’Atlantique commençaient à souffler en novembre, elle pressait ses lèvres contre nos fronts pour voir si nous avions de la température. Mais elle avait aussi un côté dur. À Tanger, les conversations ont tendance à commencer par une houle de nostalgie : à quel point la ville se détériore, est envahie, n’est plus ce qu’elle était autrefois. Je n’ai jamais entendu Yema exprimer un soupçon de nostalgie, ni pour le Rif, ni pour la Zone Internationale, ni même pour les villas classiques italiennes sur le boulevard qui ont été rasées et remplacées par d’affreuses tours d’immeubles.
Lorsque j’étais un enfant, chaque mois de septembre, un gros sac d’amandes était livré à la maison de mes grands-parents, un souvenir de l’après-récolte de la famille d’Ajdir. Au cours des années, le sac avait progressivement diminué pour ne devenir qu’un petit paquet, mais Yema donnait encore à chacun une poignée de noix sucrées et croustillantes. Pendant des décennies, cela avait fonctionné comme un lien récurrent, voire ténu, à notre terre ancestrale. Lorsque le cœur de Yema a cessé de battre le 7 février dernier, le Rif revînt par grandes vagues. Durant les trois jours de deuil, des octogénaires aux barbes teintées au henné et des femmes aux noms comme Titem et Achoucha sont venus exprimer leurs condoléances. Ma grand-mère a été enterrée dans le cimetière de Sidi Amar surplombant la baie de Tanger. Sa pierre tombale est orientée vers le nord-est ; Gibraltar et le sud de l’Espagne se trouvent à sa gauche, les montagnes du Rif à sa droite. Une partie du dilemme identitaire Amazigh a toujours été de déterminer de quel côté s’orienter. La génération d’Abdelkrim regardait vers l’est, le Caire, puis vers la Mecque, pour le salut. Les générations suivantes se tournaient vers l’Espagne et la France, puis vers l’est à nouveau. Vers quelle direction les vivants doivent-ils se tourner ? Tant que Yema était en vie, nous n’avions pas eu à décider.
Version originale publiée dans The Nation : « Is Morocco Headed Toward Insurrection ? »
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