Édition du 17 décembre 2024

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Écosocialisme

Anthropocène, capitalisme fossile, capitalisme vert, écosocialisme : Par où la sortie ?

Ian Angus, Facing the Anthropocene. Fossil Capitalism and the Crisis of the Earth System, New York, Monthly Review Press, 2016, 277 pages., Foreword by John Bellamy Foster ; Richard smith, Green Capitalism. The God that Failed, World Economics Association Book Series, vol. 5, 2016, 172 pages. Les publications d’écologie critique rencontrent aux États unis un public croissant, comme le témoigne le succès du dernier livre de Naomi Klein (This Changes Everything). À l’intérieur de ce champ se développe aussi, de plus en plus, une réflexion écosocialiste, d’inspiration marxiste, auquel appartiennent les deux auteurs recensés ici.

Tiré de la revue Revue Ecorêv, n° 44, 2017

Un des promoteurs actifs de ce courant est la Monthly Review et sa maison d’édition. C’est elle que publie le livre important et fort actuel sur l’Anthropocène de Ian Angus, écosocialiste canadien et éditeur de la revue en ligne Climate and Capitalism - un livre salué avec enthousiasme aussi bien par des scientifiques, comme Jan Zalasiewicz ou Will Steffen, parmi les principaux promoteurs des travaux sur l’Anthropocène, que par des chercheurs marxistes, comme Mike Davis et Bellamy Foster, ou des écologistes de gauche comme Derek Wall, des Verts anglais.

À partir des travaux du chimiste Paul Crutzen - Prix Nobel pour ses découvertes sur la destruction de la couche d’ozone - du géophysicien Will Steffen et d’autres, la conclusion que nous sommes entrés dans une nouvelle ère géologique, distincte de l’Holocène, commencent à être largement admis. Le terme "Anthropocène" est le plus utilisé pour désigner cette nouvelle époque, qui se caractérise pour des profonds changements dans le système-terre, résultant de l’activité humaine. La plupart des spécialistes sont d’accord pour dater le début de l’Anthropocène du milieu du 20e siècle, quand se déclenche une "Grande Accélération" des changements destructifs : le 3/4 des émissions de CO2 ont eu lieu à partir de 1950. Le terme "Anthropos" ne signifie pas que tous les humains sont également responsables de ce changement dramatique et inquiétant : les travaux des chercheurs montrent clairement la responsabilité écrasante des pays les plus riches, les pays de l’OCDE. 

On connaît aussi les conséquences de ces transformations, notamment le changement climatique : élévation de la température, multiplication des événements climatiques extrêmes, montée des eaux de l’océan, noyant les grandes villes côtières de la civilisation humaine,  etc. Ces changements ne sont pas graduels et linéaires, mais peuvent être abrupts et désastreux. Cette partie du dossier me semble peu développée : Ian Angus mentionne ces dangers, mais ne discute pas, d’une façon plus concrète et détaillée, des menaces qui pèsent sur la survivance de la vie sur la planète…

Que font les pouvoirs constitués, les gouvernements de la planète, notamment ceux des pays riches principaux responsables de la crise ? Angus cite le commentaire féroce de James Hansen, le climatologue de la NASA nord-américaine sur la COP21 de Paris (2015) : "a fraud, fake...just bullshit" (difficile à traduire...). En effet, si tous les pays présents à la Conférence des Parties sur le Changement climatique tenaient leurs promesses - très peu probable, puisqu’aucune sanction n’est prévue par les accords de Paris - nous ne pourrons pas éviter une montée de la température de la planète dépassant les 2°C : la limite officiellement admise qu’il ne faudra en aucun cas dépasser, si l’on veut éviter un processus irréversible et in contrôlable de réchauffement global. En fait, la vraie limite serait plutôt 1,5°C, comme l’ont admis les participants eux-mêmes de la COP 21. Conclusion de Naomi Klein : Il est encore temps d’éviter un réchauffement catastrophique, mais pas dans le cadre des règles actuelles du capitalisme.

Ian Angus partage ce diagnostic - au mot "actuel" près - et dédie la deuxième partie de son livre à la racine du problème : le capitalisme fossile. Si les grandes entreprises et les gouvernements continuent de jeter du charbon dans les chaudières du train fou (run-away train) de la croissance, ce n’est pas par la faute de la "nature humaine", mais parce que c’est un impératif essentiel au système capitaliste lui-même. Le capitalisme ne peut pas exister sans croissance, expansion, accumulation de profits, et donc destruction écologique. Or, cette croissance est fondée, depuis presque deux siècles, sur les énergies fossiles, qui concentrent aujourd’hui plus d’investissements que n’importe quelle autre branche de la production - sans parler des généreuses subventions accordées par les gouvernements. Seules les réserves de pétrole représentent plus de 50 milliers de milliards de dollars : on ne peut pas compter sur la bonne volonté d’Exxon et cie pour renoncer à cette manne. Sans parler des autres branches de la production - automobiles, avions , plastiques, chimie, autoroutes, etc., etc. - étroitement associées au capitalisme fossile. Les 1% qui contrôlent autant de richesse que les 99% restants de l’humanité concentrent en leurs mains aussi bien le pouvoir économique et politique ; voici la raison de l’échec retentissant des "conférences internationales" sur le changement climatique, qui finissent toujours, selon le terme de James Hansen, en "bullshit".

Quelle est donc l’alternative ? On ne peut plus retourner à l’Holocène, observe Angus. L’Anthropocène a déjà commencé, cela ne peut plus être inversé. Le changement climatique déjà en cours va durer pendant des milliers d’années. L’urgence c’est de ralentir la course suicide promue par le système, par un ample mouvement associant tous ceux qui sont prêts à se joindre au combat contre le changement global et le capitalisme fossile. - en espérant pouvoir, dans l’avenir, remplacer le capitalisme par un société solidaire, l’écosocialisme.  La Conférence des Peuples contre le Changement climatique et en Défense de la Mère Terre à Cochabamba, Bolivie, en 2010, rassemblant des dizaines de milliers d’indigènes, paysans, syndicalistes, travailleurs, est un exemple concret de ce mouvement.

Que se passe-t-il du côté des partisans du socialisme ? Ian Angus constate que l’URSS était un cauchemar écologique, notamment depuis que Staline a liquidé les écologistes soviétiques. (Cette section aussi aurait mérité un plus ample développement) . Certains socialistes critiquent ce qu’ils appellent le "catastrophisme" des écologistes, et d’autres pensent que l’écologie est une diversion par rapport à la "vraie" lutte de classes. Les écosocialistes ne sont pas un bloc homogène, mais ils partagent le conviction qu’une révolution socialiste effective ne peut qu’être écologique et vice-versa. Ils savent aussi qu’il nous faut gagner du temps : la lutte pour ralentir le désastre, en obtenant des victoires partielles contre la destruction capitaliste, et celle pour un avenir écosocialiste, font partie d’un même processus intégré.

Quelles chances pour un tel combat ? Il n’y a aucune garantie, constate sobrement Angus. Le marxisme n’est pas un déterminisme. Marx et Engels écrivaient dans le Manifeste communiste que la lutte de classes peut aboutir à une transformation révolutionnaire de la société ou à "la ruine commune des classes en lutte". Dans l’Anthropocène, cette "ruine commune" - la fin de la civilisation humaine - est une réelle possibilité. La révolution écosocialiste n’est pas du tout inévitable. Il nous faudra être capables de jeter un pont sur la brèche entre la rage spontanée de millions de personnes et le début d’une transformation écosocialiste. Conclusion de l’auteur de ce livre stimulant et admirablement documenté : si nous luttons, nous pouvons perdre ; si nous ne luttons pas, nous perdrons certainement…
 
Richard Smith ne discute pas de l’Anthropocène,  sauf dans une phrase, qui résume son propos : nous sommes entrés dans l’"Anthropocène", c’est-à-dire que "la Nature ne commande plus sur la Terre. Ce nous que commandons. Il est temps de commencer à prendre des décisions conscientes et collectives". 

 Son livre est beaucoup plus qu’une critique du "capitalisme vert" comme son titre l’indique. C’est un recueil d’essais, dans un ordre un peu improvisé et pas mal de répétitions, mais l’ensemble est d’une admirable cohérence et rigueur. On pourrait commencer par le diagnostic : en mai 2013 l’observatoire de Mouna Loa en Haway a constaté que la concentration de CO2 dans l’atmosphère dépasse les 400 ppm. Elle n’avait pas atteint une telle hauteur depuis les pléistocène, il y a trois millions d’années, quand la température était de 3° ou 4°C plus élevés qu’aujourd’hui ; l’Arctique n’avait pas de glace, et le niveau de la mer était de 40 mètres plus haut qu’aujourd’hui. Les lieux qu’on appelle aujourd’hui New York, Londres, Shanghai étaient sous la mer... Les climatologues ne cessent de multiplier les avertissements : si l’on n’arrête pas, à court terme, les émissions de gaz à effet de serre, nous allons vers un réchauffement global incontrôlable et irréversible, qui aura pour résultat l’écroulement de notre civilisation et peut être notre extinction comme espèce. 

Or, que se passe-t-il ? "Business as usual", les émissions non seulement n’ont pas diminué ces dernières années, mais ne cessent pas d’augmenter, en brisant chaque année des records. On continue à extraire les énergies fossiles, et on va même les cherche très loin, dans les profondeurs de l’océan, ou dans les sables bitumineux. Bref, l’esprit dominant peut être résumé par la formule "après moi le déluge".

À qui la faute ? Comme Ian Angus, Richard Smith désigne clairement le responsable du désastre : le système capitaliste et son besoin impératif, irrépressible, insatiable, de "croissance". La croissance n’est pas une manie, une lubie, une idéologie : elle est l’expression rationnelle des exigences de la reproduction capitaliste. "Croître ou mourir" est la loi de la survie dans la jungle du marché compétitif capitaliste. Sans surconsommation, pas de croissance, et sans croissance, c’est la crise, la ruine, le chômage massif. Même un économiste aussi "dissident" que Paul Krugman finit par se résigner au consumérisme : c’est, écrit-il, "une course de rats, mais ces rats qui courent dans leur cage, dans leur ratodrome, c’est ce qui fait tourner les roues du commerce". 

C’est tout simplement la logique du système. D’où l’échec des Conférences internationales, du "capitalisme vert", des Bourses de droits d’émission, des taxes écologiques, etc., etc. Comme l’exprimait cyniquement l’économiste néo-libéral orthodoxe Milton Friedman, "les corporations sont dans les affaires pour faire de l’argent, pas pour sauver le monde". Conclusion de Richard Smith : si nous voulons sauver le monde, il faut enlever aux corporations le pouvoir sur l’économie . "Soit nous sauvons le capitalisme, soit nous nous sauvons nous-mêmes. On ne peut pas sauver les deux". Le capitalisme est une locomotive incontrôlée, qui rase des continents entiers de forêts, qui dévore des océans de faune et de flore, qui dérègle le climat, et qui avance rapidement vers un abîme : la catastrophe écologique. D’où la critique de Smith aux illusions des économistes ou écologistes partisans du "capitalisme vert" (nombreux aux É.-U., mais aussi en France !) - ce "dieu qui a échoué" - ou d’une "décroissance" respectant les règles du marché et la propriété privée (Herman Daly).

Que faire ?  Il n’y a pas de solution "technique" ou dans le cadre du marché. Il faut réduire drastiquement, dans un délai assez court, l’utilisation d’énergies fossiles, non seulement pour la production d’électricité, mais dans les transports, le chauffage, l’industrie, l’agriculture productiviste, etc., etc. Et comme Exxon, British Petroleum, General Motors, etc., n’ont aucune envie de commettre un suicide économique - et aucun des gouvernements capitalistes n’a l’intention de les forcer - il faut que la société elle-même prenne en mains les moyens de production et distribution, et réorganise tout le système productif - en garantissant un emploi digne à tous les travailleurs dont les entreprises seraient vouées à la disparition ou à la réduction drastique.

Il ne suffit pas de remplacer les énergies fossiles par des renouvelables. Il faut réduire substantiellement la production et la consommation ("décroissance"). Selon Richard Smith, les 3/4 des biens produits aujourd’hui sont inutiles, ou nuisibles, ou grevés d’obsolescence programmée. Si l’on cesse de produire pour accumuler du profit, mais pour satisfaire des besoins, on pourra fabriquer des produits utiles, durables, réparables, adaptables, qui peuvent être utilisés des dizaines d’années - comme ma vieille VW 1962, qui roule encore, ajoute-t-il... On donnera la priorité aux besoins sociaux et écologiques qui aujourd’hui sont négligés ou sabotés : la santé, l’éducation, l’habitat (mis aux normes écologiques), la nourriture saine et organique. On pourra travailler beaucoup moins d’heures et on aura des vacances plus prolongées.

Mais cela implique de rompre radicalement avec le système capitaliste, d’enlever aux propriétaires privés le contrôle de l’économie, et de planifier celle-ci de façon démocratique : l’écosocialisme. Des commissions du plan pourront être élues au niveau local, régional, national, continental, et, tôt ou tard, international. Et les grandes décisions seraient prises par la population elle-même : voiture ou transports collectifs ? Nucléaire ou sortie du nucléaire ? Et ainsi de suite. Il s’agit de substituer à la "main invisible" du marché - qui ne peut que perpétuer le business as usual - par la main visible des décisions démocratiques de la société. Une telle planification démocratique se situe aux antipodes de la triste caricature bureaucratique qu’a été la "planification centrale" - parfaitement autoritaire, sinon totalitaire - de la défunte URSS. Il s’agit du projet d’une autre civilisation, une civilisation écosocialiste. 

La démonstration de Richard Smith est parfaitement cohérente. Le seul reproche que je lui ferais c’est l’absence de médiations. Comment passer de train suicide de la civilisation capitaliste à une société écosocialiste ? C’est une question trop peu abordée dans son livre…

Le point de départ ici ne peut être que les mobilisations actuelles, ce que Naomi Klein désigne comme Blockadia : les luttes des indigènes et des écologistes canadiens contre les sables bitumineux, les luttes aux É.-U. contre les oléoducs (le XXL pipeline a été bloqué), celles en France contre le gaz de schiste (provisoirement victorieuses), celles des communautés indigènes d’Amérique Latine contre les multinationales pétrolières ou minières, etc. Ces luttes - locales, régionales ou nationales - sont essentielles, à plusieurs égards : a) elles permettent de ralentir la course vers l’abîme ; b) elles révèlent la valeur de la lutte collective ; c) elles favorisent les prises de conscience anti-systémiques (anticapitalistes).

Heureusement, dans le dernier paragraphe de son livre, Richard Smith s’intéresse à cette dimension concrète du combat pour l’écosocialisme en saluant l’essor, "partout dans le monde, de luttes contre la destruction de la nature, contre les barrages, contre la pollution, contre le surdéveloppement, contre les usines chimiques et les centrales thermiques, contre prédation extractive des ressources, contre l’imposition des OGMs, contre la privatisation des terres communales, de l’eau et des services publics, contre le chômage capitaliste et la précarité (...) Aujourd’hui nous avons une vague grandissante de "réveil" de masses global - presque un soulèvement global massif. Cette insurrection globale est encore à ses débuts, elle n’est pas sûre de son avenir, mais ses instincts démocratiques radicaux sont, je crois, le dernier et le meilleur espoir de l’humanité".

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