22 octobre 2023 | tiré d’Europe solidaires sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68378
Industrie et agriculture ont des rôles complémentaires dans la création du hiatus : « A l’origine la grande industrie ruine davantage la force de travail, donc la force naturelle de l’homme, tandis que la grande agriculture industrielle ruine directement la force naturelle de la terre ». Mais elles finissent par se donner la main pour, ensemble, ruiner « les deux seules sources de toute richesse : la Terre et les travaileurs/euses. »
Marx a été amené à cette conclusion dans la préparation du Capital, par un énorme travail intellectuel pour intégrer les découvertes de la chimie du sol, de l’agronomie et d’autres sciences naturelles. Sur cette base, il élargit sa critique de l’économie politique : la course au profit amène à produire pour produire, ce qui implique de consommer pour consommer. Elle donne « le droit aux propriétaires d’exploiter le sol, le sous-sol, l’air, donc tout ce qui conditionne la conservation et le développement de la vie. »
Il s’agit de beaucoup plus que d’un complément aux analyse antérieures. C’est un tournant.
Dans le Manifeste Communiste, Engels et Marx écrivaient que le capitalisme est devenu trop étroit pour contenir les puissants moyens de production qu’il a créés. L’émancipation humaine dépendait donc de la capacité du prolétariat de « prendre le pouvoir pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, centraliser tous les moyens de production aux mains de l’Etat et augmenter au plus vite la quantité des forces productives. » La quantité…
Dans le Capital, Marx maintient bien sûr la nécessité pour le prolétariat de prendre le pouvoir. Mais l’émancipation humaine n’est plus déterminée par l’augmentation de la quantité de forces productives, elle est déterminée par la gestion rationnelle des échanges de matière entre l’humanité et le reste de la nature. Non seulement dans l’agriculture, mais dans l’ensemble de l’économie. Il écrit :
« la seule liberté possible est que les producteurs associés règlent rationnellement leur métabolisme avec la nature et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force, dans les conditions les plus dignes de la nature humaine. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail. »
En termes actuels, on peut dire que le Capital marque une rupture nette avec le productivisme.
Je me permets de rappeler ces quelques citations, que vous connaissez, parce que la plupart des marxistes au 20e siècle, y compris dans notre courant, en ont négligé l’importance. Notre camarade Ernest Mandel a écrit un jour que, "au-delà d’un certain niveau, le développement des forces productives nous éloignait du socialisme », mais il n’a pas explicité cette idée. Or, aujourd’hui, cette problématique des limites du développement est d’une actualité brûlante.
En deux siècles, ce que Marx appelait le hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe des échanges de matière entre l’humanité et la nature est devenu un fossé, et le fossé est devenu un canyon.
La cause principale de cette évolution - pas la seule - est que l’énergie nécessaire au développement capitaliste, depuis la Révolution industrielle, est obtenue en brûlant toujours plus de charbon, de pétrole et de gaz naturel toujours plus. Or, la combustion de ces énergies fossiles dégage du qui s’accumule dans l’atmosphère et provoque le réchauffement du globe.
Des alarmes sur le danger du réchauffement sont lancées depuis près de 70 ans. Elles sont confirmées officiellement depuis 1989 par un organe intergouvernemental, le GIEC. Mais rien n’a été fait, ou presque. L’usage des combustibles fossiles n’a pas reculé. Le changement climatique est ainsi une manifestation éclatante de la contradiction révélée par Marx : la « gestion irrationnelle » du métabolisme entre l’humanité et le reste de la nature. Cette irrationalité criante est reconnue officiellement. Elle est par conséquent criminelle.
Face à cette situation, nous devons, comme Marx l’a fait à propos de l’agriculture, nous baser sur les découvertes de la science.
Que nous dit-elle ? Je me limite à quelques points.
Qu’un réchauffement de 1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle suffira à entraîner des conséquences sociales et écologiques graves. Nous sommes actuellement à +1,3°C et nous constatons partout une multiplication de phénomènes climatiques extrêmes de plus en plus violents et meurtriers.
Que 3 à 3,5 milliards d’humains vivent actuellement dans des environnements durement impactés par le changement climatique. Que la majorité d’entre eux sont des pauvres des pays pauvres, qui ne portent pas ou très peu de responsabilité historique dans les émissions de gaz à effet de serre. Que les femmes, les enfants, les personnes âgées et les malades sont très durement affectés. Que le travail en extérieur devient impossible dans de larges régions car la température dépasse les possibilités de régulation homéostatiques de l’organisme.
Que les politiques actuelles nous entraînent vers un réchauffement catastrophique de 3°C environ. Un emballement rapide pourrait même nous porter à +5°C. On ne sait rien de ce qui arriverait dans ce cas, sauf que le bouleversement serait irréversible et que cette « planète étuve » sera très loin de pouvoir abriter 8 milliards d’individus. Plutôt la moitié…
Que les émissions mondiales nettes de CO2 doivent diminuer de 50% d’ici 2030 et être ramenées à zéro autour de 2050. Une parenthèse pour expliquer le concept : les « émissions nettes » sont les émissions moins la quantité de CO2 qui peut être retirée de l’atmosphère par des moyens, naturels ou technologiques, déployés spécifiquement à cette effet. Les moyens « naturels » incluent la plantation d’arbres, une autre gestion des sols, la reconstitution des zones humides. Les moyens technologiques sont des machines.
Sur la stratégie à suivre pour réaliser ces objectifs, deux camps existent parmi les scientifiques : celui de la croissance verte et celui de la décroissance juste.
Le camp de la croissance verte croit que la croissance économique, mesurée par le PIB, est nécessaire pour l’innovation et l’investissement dans le déploiement massif des technologies vertes. Selon ces chercheurs, ces technologies permettront de supprimer les émissions nettes toute en maintenant la croissance du PIB. On parle à cet effet de « découplage » émissions/PIB.
Le camp de la décroissance juste estime que ce pari est trop risqué : que cette croissance s’accompagne de demandes de ressources toujours plus grandes, et qu’il faut donc se concentrer sur l’utilisation suffisante et efficace des ressources et des technologies existantes, focalisées équitablement sur les besoins humains.
Il est essentiel de faire deux remarques :
le camp de la décroissance juste plaide pour la décroissance globale des indicateurs physiques, tels que les tonnes de carbone émises, les quantités d’énergie utilisée, les quantités de minerais, de viande consommée, etc. Cela a un impact sur le PIB, mais il n’est pas linéaire : le PIB peut monter plus ou moins que les émissions de GES. L’angle d’attaque de ces scientifiques n’est pas le PIB.
Les scientifiques de ce camp ne plaident pas pour une décroissance linéaire pour toutes les couches sociales et pour toutes les régions du monde. Ils et elles sont conscientes du fait que les pays plus pauvres et les pauvres des autres pays ont un besoin et un droit à utiliser plus d’énergie et plus d’autres ressources. Ils proposent de cesser de considérer l’économie dans son ensemble et de se focaliser, secteur par secteur, sur les activités bénéfiques pour le climat, la biodiversité et le bien-être humain. Ainsi, même dans les pays les plus pauvres, il ne s’agit plus de promouvoir une croissance tous azimuts, mais de se poser les questions : quels secteurs, quelles technologies, quels emplois, quels investissements sont nécessaires pour réduire les émissions et augmenter le bien-être humain, la justice sociale, etc. Les mêmes questions se posent, bien sûr, pour les pays plus riches.
Consciemment ou inconsciemment, le camp de la croissance verte est dominé idéologiquement par le fétichisme de la marchandise, c’est-à-dire du profit et de la compétitivité des entreprises. Le raisonnement présente une importante faille logique : on peut écrire un ouvrage de fiction sur un capitalisme décarboné, utilisant seulement des énergies renouvelables. Mais, dans le monde réel, ce que Marx appelle le capitalisme sui generis s’est formé dans la Révolution industrielle, sur base des fossiles. Il reste organisé sur cette base et il s’y accroche parce que tout son système de production et de distribution en dépend.
Dans le monde réel, la transition vers un système 100% renouvelables demanderait la construction d’un nouveau système énergétique mondial, avec des millions de nouvelles machines et cette construction consommerait des ressources et de l’énergie… Comme cette énergie est fossiles à 80%, il est évident qu’une transition sans décroissance due l’enveloppe globale s’accompagnerait d’une explosion des émissions. Des chercheurs - qui ne sont pas « décroissants » - l’ont montré récemment : dans une hypothèse de croissance, les investissements nécessaires au respect de l’accord de Paris dans le seul secteur de l’énergie engendreraient des émissions qui dépasseraient le « budget carbone » acceptable pour avoir une chance sur deux de rester sous 1,5°C. Or, il faut bien sûr ajouter les émissions du fonctionnement socio-économique « business as usual ».
Un tel type de transition était peut-être envisageable il y a quarante ans. Il n’est pas totalement exclu qu’il l’ait été. Mais il n’est certainement plus possible aujourd’hui. La situation est trop grave, les délais sont trop brefs. C’est pourquoi la sortie de crise par le découplage émissions/croissance est un mythe. Une autre publication récente - d’auteurs décroissants - le montre. Onze pays développés sur 36 seulement - moins d’un tiers - ont réussi un découplage absolu pendant une période significative. Or, leur taux de découplage est ridiculement faible. A ce taux, ces 11 pays mettraient en moyenne 220 ans pour réduire leurs émissions de 95% - l’objectif à atteindre en 2050 ! Au cours de ces 220 ans, ils émettraient au moins 27 fois la quantité de carbone qu’ils peuvent encore émettre si on respecte la justice climatique. Sans compter les 25 autres pays impérialistes, dont les Etats-Unis, qui n’ont pas découplé les émissions du PIB. En clair : ce qui reste du budget carbone résiduel est accaparé par les riches au service d’une politique qui se dit « verte » mais qui détruit en réalité la planète sur le dos des pauvres.
Il est clair comme de l’eau de roche que le capitalisme vert est une légende. La vérité est que ce système nous enfonce dans la catastrophe et que la catastrophe risque de devenir un cataclysme. Pour l’éviter, les néolibéraux n’ont qu’une seule issue : les soi-disant « technologies à émissions négatives », la capture-séquestration du carbone en excès et le développement du nucléaire. Je n’ai pas le temps d’entrer dans le détail. Disons que ce sont en général des solutions d’apprentis sorciers, pleine de dangers supplémentaires. Ces solutions d’apprenti-sorciers répondent surtout aux besoins d’accumulation du Capital. Aux EEUU, l’administration a décidé de donner 1,2 milliards de dollars à une entreprise pétrolière qui investi dans la capture directe du CO2 atmosphérique. C’est le comble : dans le capitalisme, l’industrie fossile peut détraquer le climat en brûlant du CO2 pour le profit, puis être payée par la collectivité pour faire encore plus de profit en retirant le CO2 de l’atmosphère.
Il est manifeste que la thèse de la décroissance juste est assez proche du plaidoyer de Marx en faveur d’une gestion rationnelle des échanges de matières. Certains d’entre nous ont des contacts et des échanges avec des chercheurs et chercheuses de ce courant, impliqué.e.s dans le GIEC. Ils et elles sont jeunes pour la plupart, beaucoup sont aussi des activistes climatiques, quelques-uns sont marxistes ou marxisants. Le projet de Manifeste s’appuie sur leurs travaux. Nous n’en faisons pas un argument d’autorité. Par contre, nous pensons que le combat écosocialiste peut gagner en légitimité et en pertinence à travers notre collaboration et nos débats avec eux.
Le point de départ de nos travaux est simple : la crise écologique en général, climatique en particulier, détermine et déterminera toujours plus toutes les autres questions sociales, économiques et politiques. La raison est évidente : à travers cette crise, comme l’a dit Marx, le Capitalisme est en train de ruiner ce qui conditionne la conservation et le développement de la vie sur Terre. Sans issue anticapitaliste au défi écologique/climatique, il n’y aura d’issue anticapitaliste sur aucun autre terrain.
Nous devons en tirer toutes les conclusions et la conclusion principale est que nous avons besoin d’un nouveau programme global. Un programme de transition écosocialiste. Un programme qui répond à la situation objective en satisfaisant les besoins sociaux à court moyen et long terme tout en comblant dans la mesure du possible le fossé métabolique creusé par l’irrationalité capitaliste des échanges entre l’humanité et le reste de la nature. Dans la mesure du possible parce que Marx avait vu juste : le hiatus est « irrémédiable ». On peut le réduire, pas l’abolir…
Nous ne sommes pas capables de rédiger ce programme tout de suite, nous-mêmes, en chambre. Mais nous pouvons et devons dire publiquement notre conviction que c’est dans ce sens-là qu’il faut aller, présenter l’analyse de la IVe Internationale, tracer nos lignes de force, et susciter des débats. Dans l’espoir de pouvoir fonder, avec d’autres, un nouvel instrument politique des exploitées et des opprimés. Un instrument démocratique, écosocialiste, féministe, internationaliste et révolutionnaire. C’est le but poursuivi avec ce projet Manifeste. C’est à l’aune de cette intention que nous vous demandons de l’apprécier.
La Commission de rédaction du projet de Manifeste a été mise en place par le Comité International en juin 2022. Neuf camarades ont collaboré à ses travaux : Julia et Joao du Brésil, Michael et Christine de France, Andreia du Portugal, Alex de l’Etat espagnol, Jakob d’Allemagne, Jawad du Maroc et moi-même de Belgique. Nous nous sommes réunis huit fois en dix-huit mois, par zoom et avons échangé beaucoup de mails. Des contributions au texte ont été rédigées par plusieurs camarades et discutées collectivement, sur base du plan que nous avions adopté et qui a été modifié en cours de route.
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