Édition du 17 décembre 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Machiavel à Ottawa

Au Québec, on a souvent tendance à percevoir les Conservateurs comme des gros cowboys autant ignorants que méprisables. Des racistes imbéciles qui croient que le monde a été créé en 7 jours (pas 6). Des maladroits qui font rougir de honte les diplomates canadiens à l’ONU. Bref, une bande de voyous qui ne savent même pas de quoi ils ont l’air. Je vous rassure sur l’intuition des Québécois et des Québécoises : tout cela est vrai ! Mais est-ce qu’il y a autre chose ? En gros, je ne pense pas que le projet conservateur est délirant, irrationnel, voir pathologique. Il faut faire attention en tout cas pour ne pas sous-estimer Stephen Harper.

Le néo-néolibéralisme

Depuis une bonne trentaine d’années, les gouvernements successifs de Trudeau à Mulroney en passant par Chrétien jusqu’à Harper gèrent le consensus plus ou moins avoué des dominants. Ce consensus néolibéral, on le connaît : réorientation de l’État via la privatisation du secteur public, alignement sur la mondialisation libre-échangiste, participation aux nouvelles stratégies militaro-impérialistes des États-Unis et de leurs larbins de l’OTAN, etc. Aujourd’hui, ce « consensus » utilise la crise actuelle pour aller plus loin : assauts sans précédent contre les couches moyennes et populaires, démantèlement systématique du régime keynésien (accès aux services de base, pensions, protections sociales, participation des syndicats au système de relations industrielles, etc.). Ce « néo-néolibéralisme est ce qui est mis en œuvre aux États-Unis et en Europe, et maintenant ici sous Harper. Cette offensive n’est pas irrationnelle, elle est « logique » (dans la logique de l’accumulation). Les classes populaires sont affaiblies par la crise, il faut les forcer à davantage de concessions. Les fractures au sein des dominés s’aggravent : jeunes contre moins jeunes, immigrants contre populations de souche, hommes contre femmes. Ces fractures, on les utilise au maximum pour diviser, affaiblir, humilier. Les partis anciennement de centre-gauche sont prêts à avaler toutes les couleuvres : tant mieux, il faut aller toujours plus loin. C’est exactement ce que fait Harper, et pas parce qu’il est un conservateur borné. Il fait sa job, et relativement bien en plus.

Le nouvel axe du capitalisme canadien

Pendant qu’on démolit les couches moyennes et populaires, l’axe du développement et de l’accumulation se déplace au Canada. Le secteur manufacturier, grand pourvoyeur traditionnel d’emplois relativement bien payés, n’est plus une « niche » intéressante, pas plus non plus que les « consommateurs » des classes moyennes et populaires. L’avenir, c’est dans la restructuration de l’économie autour des ressources naturelles, couplée au renforcement d’un puissant secteur financier « dématérialisé » de l’économie canadienne et pilier du capitalisme globalisé. Ça commence à Toronto, deuxième plaque tournante financière en importance en Amérique du Nord (après New York), et ça se termine dans les réserves en énergie et en minerais de l’ouest et du nord. Ce capitalisme crée peu d’emplois et requiert beaucoup d’investissements, ce qui veut dire qu’une partie de plus en plus importante de la population est reléguée dans les marges, un peu comme c’est déjà le cas dans les provinces maritimes. La majeure partie du Québec et même du sud-ouest ontarien est menacée de « nouveau-brunswick-isation ». Encore là, Harper au lieu d’être la grosse tête carrée agit comme le facilitateur et le soutien à cette grande restructuration.

La bataille des idées

Bien sûr, faire passer de telles énormités est plus facile à dire qu’à faire. Après tout, la grande majorité de la population est menacée par cette évolution. Il faut alors faire la bataille des idées. C’est là que survient le néoconservatisme. Attention, le néoconservatisme, ce n’est pas seulement la droite chrétienne et les cowboys (si c’était juste cela, on ne devrait pas trop s’inquiéter). Une partie des couches moyenne est sollicitée dans un savant mélange d’individualisme possessif, de haine contre le secteur public et les syndicats, d’intolérance contre la dissidence, etc. Les néoconservateurs, c’est aussi les petits et même très petits commerçants (souvent immigrants), les jeunes « cadres dynamiques » et libertariens du secteur privé (dans la finance notamment) et plein d’autres personnes convaincues que le capitalisme doit être « libéré » pour que les miettes des méga-profits leur retombent dessus. Les roquets de service comme Éric Duhaime, Mario Dumont, Richard Martineau et une grande partie des clowns qui polluent les ondes diffusent le message 24 heures sur 24.

Tout le monde contre tout le monde

Cette partie de la population qui adhère aux idées de Stephen Harper est importante, mais elle est minoritaire. Il faut alors déstabiliser les autres. Encore là, on ridiculise souvent le discours haineux des conservateurs contre les réfugiés, les chômeurs, les immigrants, les Musulmans. Est-ce seulement du délire ? Il y a malheureusement une logique relativement efficace derrière cela, que tous les projets de droite utilisent d’une manière ou d’une autre. On « profile » les indésirables, ce qui crée un climat socialement insupportable dont le point de chute est de justifier plus de polices, plus de contrôle, plus de prisons. Cette imagerie est puissamment relayée par les médias-poubelles et même par la grosse machine hollywoodienne. Quand cela n’est pas assez, on peut toujours compter sur la police pour monter des opérations contre des « terroristes » de pacotille. Et ainsi est créée la peur, source de tous les sentiments d’impuissance, et qui fait que plusieurs personnes sont prêtes à endosser le statu quo qui affirme les protéger contre les « menaces ».

Harper contre le monde

Comme le Canada est un pays relativement pacifique, il est cependant difficile de faire peur à Monsieur-madame tout-le-monde avec des histoires de bonhomme sept-heures. Une manière de susciter la peur encore plus est alors de présenter le Canada comme une « terre bénie » entourée de méchants terroristes. En faisant cela, on justifie l’autre tournant, celui de la militarisation, de la participation canadienne à la « guerre sans fin » et du tout-sécuritaire. La politique extérieure de Harper, qui a l’air de nous ridiculiser à l’ONU, devient alors « logique » et « rationnelle ». Même si la réputation d’un Canada imaginaire (gentil et pacifiste) en pâtit, les gains sont plus importants que les pertes, surtout sur le plan intérieur. Quant aux rapports avec le reste du monde, il n’est plus trop intéressant, de toute façon, de présenter le Canada comme l’« honnête courtier » qui envoyait ses casques bleus et qui appuyait les États-Unis tout en transigeant avec les États malaimés. C’est « logique » et « rationnel » d’affirmer le rôle supplétif du Canada dans le contexte d’une polarisation de plus en plus vive entre les G7 (États-Unis et subalternes) d’une part, et l’Asie et l’Amérique du Sud d’autre part. Il est « logique » de participer à la foire d’empoigne pour le contrôle des ressources et de tenter de ralentir la montée en force de la Chine et du Brésil, par exemple. Mieux vaut déstabiliser l’Iran ou le Venezuela (et par la bande affaiblir le Chine ou le Brésil), qu’un siège au Conseil de sécurité de l’ONU. C’est le calcul de Stephen Harper et dans le fond, il n’a pas totalement tort du point de vue des dominants.

Ça va barder

Vous voyez où je veux en venir. Stephen Harper est intelligent, articulé. Avec sa garde rapprochée, il a lu Nicolas Machiavel et peut-être même Gramsci ! C’est un redoutable adversaire, qui poursuit un chemin « logique » et « rationnel », dans le cadre démarqué par les dominants. Harper ne va pas s’arrêter à mi-chemin, non pas parce qu’il est borné, mais parce qu’il a un plan de match. Cette stratégie a des chances de fonctionner. D’autant plus que les opposants, à l’échelle canadienne en tout cas, sont en gros à peu près disloqués : tant les partis politiques dits d’opposition (le sont-ils vraiment ?) que les gouvernements provinciaux et les mouvements sociaux. On dira, avec raison, que ce n’est pas la même chose au Québec. C’est vrai, mais nous sommes encore dans le Canada. Il y a un seul « État » au sens réel de ce terme, et c’est à Ottawa. L’isolement relatif des forces anti-systémiques du Québec compte tenu de la difficulté de construire des alliances solides avec les mouvements sociaux dans le reste du Canada crée les conditions qui permettent à Harper de consolider son pouvoir. Il faudra briser cet isolement. Mais comment ? Je reviendrai là-dessus.

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