Comme l’a dévoilé le récent rapport de David Macdonald de l’Institut Rideau, les dépenses militaires du Canada ont pratiquement doublé depuis dix ans, en grande partie en raison des coûts faramineux des opérations militaires en Afghanistan. Du côté de la sécurité intérieure, l’Institut Rideau estime que les coûts des programmes pour la sécurité et la sûreté publique ont triplé. Bien entendu, personne au gouvernement n’osera remettre en question ces dépenses, même à l’heure des compressions budgétaires de toute sorte.
À ma connaissance, aucune étude sérieuse n’a été conduite pour évaluer l’impact positif de ces mesures budgétaires et législatives. En revanche, leur acceptation passive par la majorité d’entre nous montre à quel point notre société se soucie peu de la manière dont on entend assurer sa protection. Ces milliards auraient pu être investis ailleurs et pour le bien-être de l’ensemble de la population canadienne, mais nous continuons d’accepter des coupes sauvages dans la fonction publique fédérale ou dans de nombreux programmes, dont ceux consacrés à l’environnement, sans nous inquiéter de savoir où l’argent épargné finira par être dépensé.
À ces dépenses budgétaires, il faut ajouter une modification importante de notre représentation commune de la loi. En 2001, dans la foulée des attentats du 11-Septembre, la loi C-36 était votée. Cette nouvelle loi « antiterroriste » offrait de nouvelles latitudes et prérogatives aux chargés d’enquête, et assurait de nouveaux pouvoirs policiers. Deux clauses dites crépusculaires furent écartées en 2006, soit la détention préventive et le caractère obligatoire du témoignage au stade de l’enquête, mais l’ensemble de la loi demeure en vigueur.
Tout récemment, lors d’un entretien avec Peter Mansbridge sur la chaîne de la CBC, le premier ministre Stephen Harper, fort de sa nouvelle majorité, se disait prêt à soumettre de nouveau ces clauses au menu législatif afin de revenir sur la décision de 2006. On se demande quel est le gain réel de telles mesures alors que les lois courantes ont prouvé leur efficacité au cours des dernières années. En réalité, le seul avantage visible est d’ordre symbolique, quelque chose de l’ordre de la démonstration de force. Mais lorsqu’une démocratie se défend par des bravades de ce genre, on ne peut y voir qu’une preuve de faiblesse.
La faiblesse et l’oubli
Quels sont les autres signes de notre faiblesse ? En voici quelques exemples. Nous enterrons sans l’ombre d’un regret toute l’affaire du transfert des prisonniers aux autorités afghanes et nous acceptons comme la vérité même les déclarations de John Baird, selon lequel les documents rendus publics fin juin 2011, à la suite du travail d’un comité parlementaire spécial sur les allégations de torture, prouvent hors de tout doute que l’armée canadienne n’avait rien à se reprocher. De même, nous oublions peu à peu Omar Khadr, qui croupit encore à Guantánamo. Il est fascinant de voir à quelle vitesse nous nous empressons de mettre au rancart ce sur quoi nous croyons n’avoir aucun pouvoir.
Dans la même foulée d’un oubli collectif, nous allons enterrer sans difficulté toute notre participation à la guerre en Afghanistan, comme s’il s’agissait seulement d’une opération qui ne nous concernait plus. Jusqu’ici, les débats publics sur le bilan lamentable de cette mission n’ont toujours pas eu lieu. Il y a fort à parier qu’il n’y aura jamais d’issue positive à l’intervention militaire en Afghanistan tout simplement parce que nous n’avons jamais fait les efforts nécessaires pour favoriser une véritable reconstruction du pays. Bon nombre de militaires canadiens doivent sérieusement se demander quel était le sens de cette guerre et de leurs sacrifices pour une guerre dont on n’a jamais voulu penser les suites.
La semaine dernière a été l’occasion de voir un grand nombre de commémorations liées aux attentats du 11-Septembre. Il serait temps maintenant de nous souvenir de ce que nous avons perdu depuis dix ans. Il serait temps de nous rappeler que nous n’avons pas toujours vécu dans cet état d’exception.
Le cas de Bagram
Bien entendu, quand on se compare, on se console, car ce que nous avons perdu depuis ce 11 septembre est très loin d’équivaloir au drame politique qu’ont connu nos voisins du Sud, comme on peut le constater à la suite de la lecture de l’excellent article de David Cole dans le dernier numéro du New York Review of Books. Il ne faut pas oublier les centaines d’emprisonnements de ces « ennemis combattants », emprisonnements dont la majorité eut lieu avec le plus grand mépris pour les Conventions de Genève. Il ne faut pas oublier non plus les disparitions de nombreux prisonniers sur les sites secrets de la CIA, ou dans des bases encore actives, comme Bagram, cette ancienne base soviétique au nord de Kaboul qui abrite aujourd’hui une prison américaine qui séquestre toujours des centaines de détenus, sans que ceux-ci puissent obtenir le statut de prisonnier de guerre.
Selon le dernier rapport d’Amnistie internationale, nous avons toutes les raisons de croire que de nombreux détenus à Bagram ont été soumis à l’isolement prolongé, à la privation de sommeil, quand ce n’est pas à des formes beaucoup plus brutales de torture. Or, non seulement l’administration Bush n’a jamais été jugée pour les crimes commis au nom de la lutte contre le terrorisme, mais elle s’en félicite. Dans son autobiographie parue fin 2010, le président Bush n’a pas hésité à expliquer les raisons pour lesquelles il avait jugé appropriées les techniques de « water-boarding », la noyade simulée, car elle aurait permis d’obtenir des renseignements indispensables tout en étant sans danger réel pour les personnes interrogées. Il ne s’agit pas d’une primeur de journaliste, mais des confessions publiques d’un ancien président des États-Unis.
Ce que voulons être
Ceci étant dit, nous n’avons pas encore tout perdu, bien au contraire. Dans son article, David Cole rappelle que la majorité des dispositions appliquées au cours des dernières années pour limiter ou contrer les lois antiterroristes aux États-Unis résultent des efforts conjugués des militants d’associations de défense des droits et libertés. Au Canada, si notre sens des responsabilités citoyennes est émoussé, il existe de nombreuses organisations prêtes à nous aider pour nous informer et qui peuvent aussi représenter de formidables réseaux de mobilisation citoyenne. Au sujet des mesures législatives, on peut mentionner, pour le cas du Québec seulement, la Ligue des droits et libertés, qui avec des moyens très modestes parvient à renseigner les citoyens et à leur offrir une aide précieuse pour comprendre le système juridique dans lequel nous vivons.
Une autre preuve que nous n’avons pas tout perdu est que malgré la loi C-36, et même malgré les tentatives — qui seront probablement couronnées de succès — du gouvernement Harper pour remettre en vigueur les fameuses clauses contestées, l’ensemble de notre système juridique et ce que nous pourrions nommer de manière plus générale « l’État de droit » sont toujours en grande partie supérieurs aux volontés du pouvoir exécutif et des pouvoirs policiers. La raison tient en ce que nous sommes encore capables de défendre tous ensemble ce qui nous tient à coeur, une règle de droit valable pour tous.
Toute augmentation des pouvoirs de l’État sous prétexte de lutter contre un ennemi, a fortiori un ennemi sans visage, peut donner lieu à une érosion de la démocratie, c’est-à-dire à une érosion des garanties et des protections des droits et libertés de chacun d’entre nous. La lutte contre le terrorisme entre maintenant dans sa deuxième décennie. Jusqu’ici, nous avons perdu beaucoup, mais nous n’avons pas tout perdu. Nous ne sommes pas encore complètement abrutis par le discours sécuritaire. En ces temps de commémoration, il est temps plus que jamais de se rappeler ce que furent ces dix années, ce que nous sommes et ce que nous voulons être.
L’auteur est Professeur au Département de philosophie de l’Université de Montréal. Article tiré de la section Opinion du journal Le Devoir.