Édition du 17 décembre 2024

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La révolution arabe

Libye - La révolution vue de l’intérieur

Entretien à Benghazi avec Azeldin El Sharif *, opposant au régime de Kadhafi.
* Azeldin El Sharif est un opposant au régime de Kadhafi qui s’est réfugié à Londres en 2001. Il y a poursuivi son combat jusqu’au soulèvement du 17 février 2011. Il a alors rejoint Benghazi où il préside aujourd’hui l’association « Réseau de la solidarité nationale » et participe activement au combat politique.

Jamal Jaber : Azeldine, mon frère, tu es un opposant au régime de Kadhafi depuis plus de onze ans…

Azeldin El Sharif : Oui, j’ai été une victime du régime de Kadhafi. J’ai été arrêté et torturé pour avoir combattu la corruption de l’administration, entre autres. Mais l’horizon était bouché puisque le militantisme politique oppositionnel n’était pas autorisé. Le danger était là et la menace constante. J’ai décidé de partir pour la Grande-Bretagne en 2001 pour poursuivre de l’étranger la lutte contre Kadhafi.

Jamal Jaber : Tu te trouves actuellement en Libye, depuis la révolution du 17 février. Quels sont les changements que tu considères comme les plus importants dans la Libye nouvelle ?

Azeldin El Sharif : Le premier, c’est le déclenchement de la révolution de manière organisée dans l’ouest de la Libye, bien que Kadhafi ait escompté une partition est-ouest de la Libye. Mais Misrata, Djebel Gharbi, Zaouïa, Zentan et d’autres villes et même la capitale, Tripoli, se sont soulevées. Cela a contrecarré les espoirs de Kadhafi qui a tenté d’écraser le soulèvement jusqu’au début des frappes de l’OTAN avec le concours des masses libyennes.

Il y a une chose qu’il faut comprendre, c’est que le peuple libyen n’est pas analphabète. Il sait ce qui s’est passé en Palestine, en Afghanistan ou en Irak. Le peuple libyen est averti de tout cela. C’est pourquoi les Libyens ont refusé l’intervention militaire sur leur territoire, la présence d’une soldatesque étrangère en terre libyenne, la seule intervention requise et acceptable restant limitée à la protection des civils en Libye.

Jamal Jaber : C’était une demande d’intervention pour protéger Benghazi, si je ne me trompe pas ?

Azeldin El Sharif : Pas seulement Benghazi… En réalité lorsque nous étions en Grande- Bretagne, l’opposition libyenne à l’étranger réclamait des Nations Unies une intervention le plus rapidement possible. Nous avons fait pression sur le gouvernement britannique en écrivant et en manifestant, avec peu de résultats. C’était avant que Kadhafi ne fasse usage d’avions et d’armes lourdes. Alors, l’opposition a commencé à réclamer une zone d’exclusion aérienne, c’est-à-dire l’interdiction faite à Kadhafi d’utiliser des avions militaires contre le peuple libyen. Grâce à Dieu, il y a eu la résolution 1973 des Nations Unies pour protéger les civils, suite à l’emploi par Kadhafi d’avions militaires pour tuer des civils, d’abord à Tripoli et dans les régions voisines.

Ensuite Kadhafi a fait usage de chars et de lance-roquettes. C’est pourquoi, dans une première étape, l’interdiction faite à Kadhafi d’utiliser des avions de guerre était une nécessité impérieuse pour protéger les civils, tout comme celle qui lui a été faite par la suite d’utiliser son terrifiant arsenal militaire pour détruire les villes et tuer les civils. Puis, nous sommes passés à l’étape des frappes sur les dépôts et les sites où se trouvent les missiles de Kadhafi.

En ce sens, la résolution 1973 était au service du peuple libyen et de la protection des civils. Pourtant, elle s’est heurtée à l’opposition de nombreux courants socialistes et de gauche à l’étranger, qui pensent que le peuple libyen ne sait pas ce dont il a besoin et qui ne proposent en contrepartie aucune alternative en termes de protection.

Jamal Jaber : Aujourd’hui, le Conseil National de Transition (CNT) ne demande pas, je crois, de présence militaire sur le territoire mais demande l’armement des Libyens afin qu’ils soient à même de parachever leur soulèvement contre le régime de Kadhafi. Le CNT est-il parvenu à obtenir ces aides des pays occidentaux ?

Azeldin El Sharif  : Les révolutionnaires ont obtenu un soutien parce qu’ils ont organisé leurs rangs et leurs camps militaires. Leur niveau organisationnel est meilleur que par le passé. Nous savons que les jeunes Libyens n’étaient pas armés. Ils sont sortis en tant que civils exigeant un changement pacifique du pouvoir. Malheureusement, ils ont dû faire face à des armes lourdes et se sont retrouvés obligés de porter des armes pour se défendre, défendre leur révolution et leur pays. En dépit de leur manque de formation militaire, l’organisation armée des révolutionnaires s’est développée.

Jamal Jaber : Pour ce qui est du soutien occidental, nous assistons au bombardement aérien des points et centres stratégiques de Kadhafi, visant à neutraliser ses forces. Est-ce que les pays occidentaux fournissent aussi des armes aux révolutionnaires ? As-tu des informations précises à ce sujet ?

Azeldin El Sharif : À ce jour, je ne peux pas affirmer qu’un pays occidental ait fourni des armes aux révolutionnaires libyens. Je sais qu’ils ont livré aux révolutionnaires certains équipements, notamment des moyens de communication, des protections, des tenues et fournitures, mais pas d’armes jusqu’à présent. Cependant, des Arabes ont livré des armes sophistiquées et la France a donné quelques armes. Nous attendons de l’Angleterre et de l’Italie qu’elles donnent des armes aux révolutionnaires pour qu’on en finisse rapidement avec cette situation. La stagnation donne un répit au régime et lui facilite la contre-révolution.

Jamal Jaber : L’Allemagne a annoncé qu’elle reconnaissait le CNT comme représentant du peuple libyen. Ne crois-tu pas qu’il s’agit en réalité d’une position de l’Union européenne ?

Azeldin El Sharif : Effectivement, nous savons que les pays de l’Union européenne s’acheminent vers une reconnaissance du CNT comme représentant unique du peuple libyen. C’est un pas important pour aider la révolution libyenne. La reconnaissance par l’Allemagne du CNT représente un soutien important pour le peuple libyen, d’autant que nous avions cru jusqu’à présent qu’elle avait adopté une position hostile, parce que liée par des accords passés avec Kadhafi. L’Allemagne a tardé à tisser des liens avec le CNT, mais nous considérons cette nouvelle prise de position comme positive.

Jamal Jaber : Crois-tus que la position états-unienne s’aligne sur celle de l’Union Européenne ?

Azeldin El Sharif : En effet, les États-Unis ont été le second pays, après la Grande-Bretagne, à exiger la mise à l’écart de Kadhafi. Or il est notoire que la France, la Chine et la Russie ont refusé les solutions préconisées par la Grande-Bretagne et les États-Unis. Par la suite, la position française a évolué positivement puisqu’elle a proposé à l’Union européenne — et elle en a pris l’initiative — des frappes pour empêcher Kadhafi de progresser vers Benghazi.

Jamal Jaber : Et en ce qui concerne la Russie et la Chine ?

Azeldin El Sharif  : Ils s’acheminent actuellement vers la reconnaissance du CNT car il n’y a plus d’espoir à porter vers Kadhafi et son régime.

Jamal Jaber : Depuis quelques jours, la Russie a fait état d’une feuille de route visant à écarter Kadhafi et à organiser ensuite une sorte de rencontre nationale. As-tu des informations à ce sujet ?

Azeldin El Sharif : En réalité, il s’agit de scénarios russes. Depuis le début, la Russie s’est abstenue au Conseil de sécurité sur la résolution 1973. La Russie, comme la Chine, s’est opposée ouvertement à cette résolution mais les pressions internationales et la poursuite des assassinats de civils par Kadhafi ont fait que ces deux pays se sont abstenus. La Russie et la Chine penchent maintenant vers le soutien de la révolution populaire libyenne tandis que la société libyenne garde des relations avec ces deux États.

Jamal Jaber : Dans quelle mesure peut-on compter sur un soutien effectif des pays arabes pour poursuivre une révolution démocratique libyenne véritable ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une conjonction d’intérêts conjoncturels ?

Azeldin El Sharif  : Le rôle joué par les États de la Ligue arabe en vue de l’adoption de la résolution 1973 au Conseil de sécurité révèle un sens élevé de la responsabilité face à la Libye. Il faut mettre en valeur le rôle positif joué par le Qatar. Les révolutions survenues en Tunisie et en Egypte, en abattant les régimes de Ben Ali et de Moubarak, nous ont donné une forte impulsion, mais ces événements ont contribué à retarder le soutien et l’aide qui nous sont parvenus de ces pays, un peu plus tard.

Nous rendons grâce à Dieu pour les révolutions en Tunisie et en Egypte avant le début du soulèvement libyen car elles ont évité que les régimes de Ben Ali et de Moubarak n’interviennent contre le peuple libyen. En réalité, le peuple libyen s’était soulevé avant les révolutions tunisienne et égyptienne mais il avait été vaincu rapidement car Kadhafi était soutenu par Ben Ali tout comme par Moubarak. Nous avons de la reconnaissance pour les révolutions égyptienne et tunisienne et nous souhaitons une révolution en Algérie, pour que le peuple algérien se débarrasse de ce régime militaire répressif.

Jamal Jaber : Cela signifie que pour toi la révolution libyenne fait partie du mouvement arabe pour le changement et qu’elle est le prolongement des révolutions tunisienne et égyptienne…

Azeldin El Sharif : Bien sûr, Bouazizi (1), paix à son âme, s’est immolé pour la révolution, et après lui les révolutionnaires en Égypte et en Libye. Cette extension va continuer. Ce sont des révolutions populaires auxquelles participent Arabes, Africains, Amazighs et Toubous (2). Tous disent non à l’oppression, non à la dictature et à l’arbitraire et oui à la liberté.

Jamal Jaber : Tu veux dire par là qu’il y a aussi un facteur social dans les soulèvements en cours, au-delà du facteur de la démocratie ? Quelle est la réalité sociale qui est derrière le soulèvement libyen ?

Azeldin El Sharif : La réalité sociale en Libye est liée à l’acuité des mécanismes mis en œuvre par Kadhafi pour imposer sa domination sur la société. En Libye, les Arabes, les Amazighs, les Toubous et les Africains vivent ensemble, avec des Turcs et des Kurdes également. Il y a un mélange de nationalités. Ils vivent dans une belle harmonie et entretiennent des liens sociaux et familiaux. Lors du déclenchement de la révolution, Kadhafi a tenté d’utiliser la tribu pour instiller une guerre civile tribale, mais le peuple libyen a fait voler en éclats les espoirs de Kadhafi, en démontrant qu’il était un peuple uni qui aspirait à vivre dans un État juste, édifié sur les principes de la liberté, de la démocratie et de la participation au pouvoir, loin de toute marginalisation ou relégation.

Jamal Jaber : Le CNT a démenti hier toute relation avec Israël, des accusations à ce sujet ayant été colportées par la presse ?

Azeldin El Sharif : La Libye a derrière elle une histoire de résistance au sionisme en Palestine… Mon père a été résistant en Palestine en 1948 : il a participé avec d’autres Libyens à la campagne qui a vu la participation de forces venues du Maroc, d’Algérie, de Tunisie, du Soudan et d’Egypte ainsi que de pays du Machrek arabe. Aussi il est impossible que quiconque s’extraie de ces fondamentaux pour tisser des liens avec Israël. J’étais très heureux des déclarations du frère Mustapha Abdeljalil, président du CNT, lorsqu’il a indiqué clairement l’inexistence de relations avec l’État d’Israël, et affirmé que la Libye ne reconnaîtrait pas cet État et revendiquait la victoire des droits des Palestiniens, la justice internationale par soutien aux droits des Palestiniens et l’édification de leur État indépendant en toute liberté.

Jamal Jaber : Depuis environ quatre jours, Clinton, la ministre américaine des Affaires étrangères, a déclaré que Kadhafi devait partir, mais elle a dit avoir adressé en contrepartie une série de demandes au CNT libyen, sans toutefois les expliciter. As-tu une idée de ce qu’elle exige du conseil de transition ?

Azeldin El Sharif : Il s’agit de questions de droit, notamment quand il s’agit de la reconnaissance du nouvel État libyen, car de nombreux États européens reconnaissent des États — et non pas des gouvernements transitoires — donc des États qui ont des institutions et jouissent d’un soutien populaire majoritaire. Le CNT et la révolution doivent constituer un gouvernement qui puisse être reconnu et représenter l’État libyen au sein des Nations Unies. Cela va demander du temps.

Le CNT s’efforce d’unifier la Libye en évinçant Kadhafi. Or il y a des régions qui combattent le pouvoir de Kadhafi et ne sont pas encore libérées. Le CNT ne proclame pas l’État libyen afin que le régime de Kadhafi n’en tire pas prétexte pour dire qu’il y a un nouvel État dans l’est de la Libye, ce qui justifierait son maintien à l’ouest.

Jamal Jaber : Ne crois-tu pas que le souci de l’Occident (États-Unis et Union européenne) est concentré sur le pétrole et le gaz libyen beaucoup plus que sur les aspirations du peuple libyen ?

Azeldin El Sharif : Soyons francs… les présidents expriment les intérêts de leurs États. Les gouvernements européens peuvent fermer les yeux sur la morale, pratiquer l’hypocrisie et mettre cette dernière au service de leurs intérêts, et c’était le cas avant la révolution de la jeunesse libyenne. Kadhafi vendait le pétrole et le gaz aux gouvernements européens. Il y avait des contrats passés et des investissements. Nous savons que les rapports entre les gouvernements européens et Kadhafi étaient très étroits. Ils sont disposés à collaborer avec tout régime dans le monde, donc avec tout dictateur, pour avoir des bénéfices et des marchés. Mais les crimes commis par Kadhafi envers son peuple ont éclaboussé ces États et leurs gouvernements qui ont couvert ses agissements et n’ont pas protégé les civils.

Aussi je dis que les États européens se sont vus obligés de prendre position. Ils mènent une politique guidée par leurs intérêts. La guerre déclenchée par l’Occident aura un coût. Qui va en payer le prix ? C’est le peuple libyen qui va le payer, qu’on le veuille ou non, évidemment. Les pays qui ont soutenu le peuple libyen lors de la guerre verront leur avenir garanti par ce peuple qui ne sera pas ingrat. Et les pays qui pourront investir dans le pétrole et le gaz seront ceux qui ont aidé le peuple libyen.

Jamal Jaber : Mais ne crains-tu pas que l’Occident ne conserve une position visant à prolonger la crise localement et militairement, et maintienne donc la partition entre l’est et l’ouest de la Libye ?

Azeldin El Sharif : Non, je ne le crois pas. Il faut relever plusieurs choses : la première étant les modalités de cessation du conflit, le rôle des Nations Unies à l’ouest du pays. On ne peut pas non plus ignorer la nécessité de se s’assurer que les masses de l’ouest ne souhaitent pas la partition. Tous ces éléments sont extrêmement importants. Nous savons que la majorité du peuple libyen à l’ouest veut le départ de Kadhafi, ainsi que sa mise en jugement et celle de ses complices criminels.

Les habitants de l’ouest n’ont pas été épargnés par Kadhafi qui a utilisé contre eux sa machine de guerre. Nombre d’entre eux combattent sur les divers fronts avec les révolutionnaires. J’en ai rencontré beaucoup ici à Benghazi. Ils y sont venus pour s’organiser et combattre Kadhafi. D’autre part, j’ai entendu dire que l’OTAN avait fixé un nouveau délai de trois mois pour finir le combat. Nous espérons la fin de la guerre au plus vite. Les révolutionnaires sont aujourd’hui en meilleure position du point de vue de l’organisation, de la préparation et de l’armement.

Jamal Jaber : Et s’il se maintenait, sur quoi Kadhafi pourrait-il s’appuyer ? Quelles sont les forces qui soutiennent encore son régime de l’intérieur ?

Azeldin El Sharif : Kadhafi a constitué son arsenal militaire en prévision de cette éventualité, à savoir la défense de son régime. Nous avons entendu dire qu’au cours des deux dernières années, Kadhafi a acheté des armements pour quatre milliards de dollars à la Russie, à l’Angleterre et à d’autres pays. Et il en acheté encore lorsque la situation des régimes arabes limitrophes s’est dégradée avant le 17 février. L’infrastructure de l’armée libyenne a été détruite il y a des dizaines d’années par Kadhafi. Il n’y avait pas une armée régulière au sens plein du terme, à même de sortir de ses casernes et de s’interposer entre le peuple et le pouvoir. En revanche, Kadhafi a mis sur pied des milices et des camps sécuritaires qui dépendent des fonds énormes dont il dispose. Il a pu ainsi mener la politique du bâton et de la carotte, et gouverner la Libye par le fer et le feu.

Jamal Jaber : As-tu une idée de ce que peuvent représenter les forces de Kadhafi ?

Azeldin El Sharif : C’est un mélange hétéroclite. J’ai vu des jeunes Libyens s’entraîner dans des camps militaires qui portent le nom de ses enfants et de ses partisans.

Les fils de Kadhafi dirigent ces camp et ces unités militaires. Tous ceux qui en relèvent sont sous la direction des fils de Kadhafi, Khamis, Saadi, et les autres.

Jamal Jaber : Kadhafi bénéficie-t-il d’un soutien populaire ?

Azeldin El Sharif  : Kadhafi a perdu la confiance de toutes les grandes tribus. Il a utilisé les fils des tribus contre les populations. De la même façon, il a instrumentalisé le tribalisme comme une arme pour effrayer, marginaliser et liquider tous ceux qui refusaient d’exécuter ses ordres. Il y a beaucoup de grandes tribus : les Ouerfalla, Atrak, Fitouri, Zliten, Jbel Gharbi, Abidat, Aouakir, mais la tribu en Libye n’est pas la base du régime politique. Les tribus ont connu un processus d’intégration dans les villes et les villages à travers l’exogamie et la vie en commun. Mais Kadhafi a mis sournoisement les soldats de l’est à son service à l’ouest, de sorte qu’ils soient implacables, et a mis inversement les soldats de l’ouest à l’est. Et il a joué là-dessus aussi au sud. Il a joué de cela pour attiser les rancunes entre Libyens.

Jamal Jaber : Alors, qui le soutient encore ?

Azeldin El Sharif : Divers types d’individus. Il y a des gens qui ont été éduqués dans l’antre du pouvoir de Kadhafi et de son régime, ont vécu de ses prébendes et ont absorbé ses pensées. Ils lui sont redevables personnellement. Ils viennent de régions diverses (dont Benghazi et le Djebel). Aujourd’hui, ils mentent en disant qu’ils représentent la tribu des Ouerfalla (3) ou d’autres tribus dans leur soutien à Kadhafi. En réalité la tribu des Ouerfalla n’est pas intervenue dans ce conflit. On dit que les chefs de la région des Béni Oualid — où il y a beaucoup de clans Ouerfalla — ont été mis en prison, que les cheikhs seraient tués si leurs clans manifestaient contre Kadhafi. Et pourtant la tribu Ouerfalla qui fraternise avec celle des Kadhafa et proclamait son allégeance à Kadhafi par le passé, ne participe pas aujourd’hui à la guerre, ni aux luttes intestines. C’est faire preuve de sagesse.

Jamal Jaber : Revenons au soulèvement libyen. Pourquoi crois-tu que le soulèvement et sa victoire sont survenus à Benghazi et dans la région orientale en général ? Quelles sont les spécificités de cette région ?

Azeldin El Sharif : Le coup d’État et l’hégémonie de Kadhafi sur le pouvoir remontent à 1969. Il y a eu depuis de nombreuses tentatives de mettre fin à sa domination, que ce soit à Benghazi, à l’est, ou à Tripoli, à l’ouest et dans la région des Ouerfalla, Béni Oualid. Cependant, la ville de Benghazi résume toute la Libye. Toutes les tribus libyennes y sont intégrées, et on peut y voir Arabes, Amazighs, Toubous, Africains et autres tribus vivre dans la même ville. Benghazi a la réputation d’une ville où il n’y a pas d’étrangers, au sens où l’étranger y est traité comme un enfant du pays. Il y est bien accueilli et intégré parmi les habitants.

Jamal Jaber : Y a-t-il à Benghazi ou dans la région orientale une histoire propre de l’opposition politique ?

Azeldin El Sharif : Oui, il y est né diverses oppositions, mais malheureusement Kadhafi les a toutes anéanties. C’est pourquoi l’opposition a continué à l’étranger par crainte de la mort : en Tunisie, en Egypte, en Syrie, en Irak et en Europe. Mais en raison des accords sécuritaires passés entre Kadhafi et nombre de ces pays — en application du principe de réciprocité — des opposants libyens ont été livrés. Cela a été le cas pour Umar Mihayshi, un des membres du Conseil de la révolution qui a réalisé le coup d’État de 1969, qui fut livré par le Maroc. L’opposition s’est maintenue à l’étranger, mais elle a pâti de ses divisions.

On peut distinguer deux sortes d’opposition : d’une part, une opposition radicale qui veut la chute de Kadhafi par tous les moyens politiques et militaires ; d’autre part, une opposition réformiste qui œuvrait pour le changement, même s’il devait avoir lieu sous Kadhafi. Les Frères musulmans font partie de cette seconde opposition. Un Front national de salut libyen a été créé à l’étranger dans les années 1980, tandis qu’à la fin de la même décennie émergeait, à l’intérieur ,le Mouvement islamiste combattant, qui s’est éteint dans les années 1990.

Il y a eu aussi d’autres partis, comme le Rassemblement national démocratique, dont l’un des représentants est Nuri El-Kikhia, ou le Parti socialiste national, qui est baathiste. Le rassemblement le plus récent de l’opposition a réuni à l’étranger diverses tendances et personnalités, et s’est tenu à Londres en juin 2005 sous le nom de Congrès national de l’opposition libyenne. Ces opposants ont tenu un second congrès en 2008 et se sont dotés de structures organisationnelles, dont un comité de suivi et un comité exécutif.

Mais aujourd’hui, après la révolution du 17 février, la plupart des opposants en exil sont rentrés et tentent de s’organiser en Libye même. Tous soutiennent le Conseil national de transition en tant qu’instance de transition vers une Libye libre et démocratique.

Jamal Jaber : Frère Azeldin, tu présides aujourd’hui le Réseau de solidarité nationale qui mène une série d’activités sociales et a émergé après la révolution du 17 février, surtout à Benghazi. Quelles sont les raisons qui ont poussé des éléments armés à détruire un des locaux du réseau ?

Azeldin El Sharif : C’est quand tu réussis là où les autres échouent. Certains ne souhaitent pas te voir réussir dans ton action. Nous faisons face à de nombreuses tâches. Le changement n’est pas aisé et la société libyenne a besoin d’une réorganisation profonde, tant au plan politique qu’au plan administratif. Il est notoire que de nombreux éléments qui travaillaient dans les institutions du régime ont rejoint les diverses institutions qui œuvrent actuellement au nom de la révolution. Nous avons besoin d’une réorganisation de tout cela sur la base de l’intérêt général, et non d’intérêts particuliers.

Propos recueillis à Benghazi, le 15 juin 2011.

Traduit par Luiza Toscane (de l’arabe).

Notes

1. Le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid en Tunisie, Mohamed Bouazizi, 26 ans, vendeur ambulant, s’immolait par le feu devant le siège de la préfecture, après avoir été giflé par une policière de la municipalité qui lui avait confisqué sa marchandise. Ce fut le début du mouvement de révolte dans toutes les régions.

2. Les Toubous sont les habitants du massif de Tibesti (nord du Tchad, sud de la Libye, nord-est du Niger).

3. Les Ouarfallas sont des habitants d’un groupe arabo-berbère de Tripolitaine (sud de Tripoli). Kadhafi a recruté de nombreux hommes de cette tribu pour assurer sa sécurité. Mais de nombreux membres de cette tribu ont également été arrêtés et exécutés par Kadahfi. Et beaucoup de Ouarfallahs, comme Mahmoud Jibril, le responsable du CNT, participent à l’insurrection.

4. Le 1er septembre 1969, l’armée libyenne réalise un coup d’Etat et proclame une République dirigée par un Conseil de la révolution présidé par le colonel Khadahfi (27 ans).

Jamal Jaber

militant libanais

Azeldin El Sharif

Azeldin El Sharif est un opposant au régime de Kadhafi qui s’est réfugié à Londres en 2001. Il y a poursuivi son combat jusqu’au soulèvement du 17 février 2011. Il a alors rejoint Benghazi où il préside aujourd’hui l’association « Réseau de la solidarité nationale » et participe activement au combat politique.

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