Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La révolution arabe

Le Printemps arabe, dix ans après. Entretien avec Gilbert Achcar

Les soulèvements qui se sont succédés au Moyen Orient en 2011 semblaient morts et enterrés jusqu’à la nouvelle vague de mobilisations qui a commencé en 2018. Gilbert Achcar fait partie des principaux analystes de ces mouvements. Ses livres sur le sujet – notamment Le Peuple veut et Symptômes morbides (tous deux publiés aux éditions Actes sud) – sont essentiels pour quiconque aspire à comprendre la trajectoire historique de la région lors de la dernière décennie. Nous publions ici un entretien réalisé récemment par Jeff Goodwin pour la revue Catalyst, dans lequel G. Achcar expose sa vision du processus révolutionnaire initié en 2011.

Tiré de Contretemps.

Jeff Goodwin : Commençons avec les évènements les plus récents dont tu aimerais discuter. J’imagine que c’est la seconde vague de soulèvements ou de contestations qui a commencé dans la région il y a deux ans.

Gilbert Achcar : Je commencerai avec un sujet encore plus immédiat : la pandémie en cours et ses conséquences sur ce que les médias ont appelé « second Printemps arabe » en référence à l’onde de choc de 2011. Prenons le cas algérien, le plus parlant : une manifestation gigantesque avait lieu toutes les semaines au point d’être devenue comme un rituel. Tous les vendredis (le jour de repos hebdomadaire localement), une grande vague populaire déferlait, dans les rues de la capitale, Alger, en particulier. Or, cela s’est arrêté brusquement avec la pandémie. Le gouvernement a trouvé un bon prétexte pour dire aux gens : « C’est terminé maintenant. Vous devez rester chez vous. » Au Soudan, le mouvement de masse a également été interrompu et paralysé pour un temps par la pandémie. Il s’en est allé de même en Irak et au Liban.

Néanmoins, il y a des moments où la colère est telle que les gens sont prêts à braver la pandémie pour manifester – vous en savez quelque chose aux États-Unis avec le mouvement Black Lives Matter ! Il arrive un moment où les gens n’en peuvent plus, comme ce fut le cas au Liban après l’explosion gigantesque au port de Beirut le 4 août 2020. Le Soudan et l’Irak, eux aussi, ont vu la reprise de mobilisations. Mais on ne peut nier l’impact de la Covid-19.

JG : Une fois la pandémie vaincue – espérons que ce sera bientôt – les mouvements reprendront-ils à partir de là où ils étaient arrivés, ou bien ont-ils été affaiblis substantiellement par la pause ?

GA : C’est une bonne question, qui renvoie à des différences importantes entre les cas. Là où existe un mouvement organisé, ce qui n’est effectivement le cas qu’au Soudan, le mouvement se poursuit, quoiqu’à plus basse intensité. Plus on se débarrassera de la pandémie et de la peur qu’elle engendre, plus le mouvement soudanais pourra reprendre de l’ampleur grâce à sa continuité organisée. Par contraste, alors que le mouvement soudanais est remarquablement structuré avec des niveaux différents d’organisation et de représentation, le mouvement populaire algérien de 2019 était inorganisé, dans le sens de l’absence de représentation légitime et de structures reconnues. Les mouvements au Liban et en Irak souffrent, eux aussi, d’un manque de direction et d’organisation. Dans le cas du Liban, cela reflète la composition sociale et politique très diverse du mouvement, auquel participe un large éventail de forces qui n’ont en commun que le désir de se débarrasser de l’élite du pouvoir existante.

Cela dit, les facteurs de base, qui ont mené à l’explosion sociale il y a dix ans, sont toujours présents, partout dans la région ; ils vont même de mal en pis d’année en année. La pandémie ne fait qu’aggraver les choses. Tandis qu’elle joue un rôle contre-révolutionnaire dans l’immédiat en entravant la mobilisation de masse, elle approfondit en même temps la crise qui a déclenché la révolte de masse initiale. À l’exception de petits États pétroliers très riches, habités en grande majorité par des migrants susceptibles d’être déportés à merci, la plupart des États de la région subiront une chute brutale de leurs revenus, y compris des remises migratoires, et une augmentation massive du chômage. Ils souffriront des conséquences de la baisse à long terme prévue pour les prix du pétrole, celui-ci étant une source majeure des flux monétaires dans la région.

JG : Tu as dit que les causes fondamentales des soulèvements sont toujours là, voire qu’ils empirent. Je suppose que cela veut dire que la seconde vague de contestation a été propulsée par les mêmes facteurs que la première vague.

GA : Je crois qu’il n’y a guère de doute à ce sujet. En Jordanie en 2018, le catalyseur de la contestation sociale était un décret gouvernemental augmentant les impôts. Au Soudan, c’étaient des mesures d’austérité supprimant des subventions de prix au détriment des plus pauvres. Au Liban, c’était une nouvelle taxe que le gouvernement tenta d’imposer sur la communication téléphonique par Internet (VoIP). En Irak, la contestation sociale s’était nettement amplifiée au cours des dernières années. Et si l’affaire qui a déclenché le mouvement en Algérie était directement politique – la tentative de renouveler le mandat du président pour un cinquième quinquennat – cela ne veut pas dire qu’elle n’était pas liée à de graves problèmes socioéconomiques chroniques. On pourrait dire la même chose d’autres pays de la première vague, où le soulèvement a été enclenché sur des questions politiques, alors qu’il était très clair que des problèmes sociaux et économiques profondément enracinés sous-tendaient la colère politique.

Dans mon livre de 2013, Le Peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, j’ai identifié les racines profondes de l’explosion dans le développement entravé de cette partie du monde, qui a connu des taux de croissance (notamment par habitant) plus faibles que d’autres régions d’Asie et d’Afrique pendant les décennies précédentes. La conséquence la plus frappante en a été un chômage massif des jeunes, pour lequel la région détient depuis longtemps le record mondial. C’est un indice crucial pour comprendre le soulèvement de 2011 qui, comme tous les soulèvements, a été principalement impulsé par des jeunes, qui se voyaient sans avenir. Un sondage réalisé en 2010 a montré qu’une proportion très élevée des jeunes de la région souhaitaient émigrer sans retour ; le pourcentage le plus élevé s’est trouvé en Tunisie, où près de 45 % disaient vouloir quitter le pays de façon permanente. Il est certain que le chômage des jeunes, comme le chômage en général, ont empiré depuis 2010, et plus que jamais maintenant avec la pandémie.

JG : Dirais-tu que les jeunes ont été aux premiers rangs des soulèvements partout dans la région, ou bien y a-t-il eu des différences dans la composition de classe des mouvements ? En d’autres termes, quand tu parles de la présence des jeunes aux premiers rangs, parles-tu de jeunes de la classe moyenne, ou d’étudiant.e.s d’origine ouvrière ?

GA : Comme tout mouvement populaire de grande envergure, ces mouvements traversent couches et classes sociales, mais c’est là où l’âge compte le plus. Si l’on y cherche des membres de la classe moyenne, on trouvera surtout des jeunes, et beaucoup moins de personnes plus âgées. Cependant, la grande majorité des gens dans les rues appartenait aux classes plus pauvres : classe ouvrière, classe moyenne inférieure, chômeurs et chômeuses, dont un grand nombre de diplômé.e.s de milieux modestes dans une région où le taux d’inscription dans l’enseignement supérieur est plus élevé que dans d’autres parties du Sud mondial.

Cela est le produit de la phase nationaliste, développementaliste qui a culminé dans les années 1960, et dont l’un des acquis, l’éducation gratuite, a engendré un taux d’inscription élevé dans l’enseignement supérieur. En conséquence, les diplômé.e.s constituent une proportion élevée des personnes au chômage. La participation massive d’étudiant.e.s et de diplômé.e.s au mouvement explique aussi le rôle clé qu’ils et elles ont pu jouer grâce à leur maîtrise des nouvelles technologies de communication et des réseaux sociaux. Il fut un temps en 2011 où les médias ont même décrit le Printemps arabe comme une révolution Facebook. C’était une exagération, certes, mais ce n’était pas entièrement faux.

Bien entendu, la capacité à s’organiser varie d’un pays à l’autre ; elle dépend des niveaux de répression préexistants, du type de classe ouvrière, de son degré de concentration, etc. Si l’on considère le pays où tout a commencé, c’est-à-dire la Tunisie – le premier pays où le mouvement de masse, surgi en décembre 2010, est parvenu à se débarrasser du président en janvier 2011 – ce n’est pas une coïncidence que tout y ait commencé. La Tunisie est, en effet, le seul pays de la région doté d’un mouvement ouvrier autonome organisé et puissant. Le mouvement ouvrier tunisien a joué un rôle crucial en transformant une éruption de colère spontanée en un mouvement de masse qui s’est élargi à tout le pays. Le syndicat des enseignants, en particulier, a joué un rôle clé dans la radicalisation du mouvement et la pression sur la direction syndicale centrale. Le jour où Ben Ali a fui le pays était celui de la grève générale dans la capitale.

Si on se tourne ensuite vers le deuxième pays qui a rejoint le mouvement, l’Égypte, on constate qu’il a connu la vague de grèves ouvrières la plus importante de son histoire dans les années précédant 2011. Il y avait quelques syndicats indépendants embryonnaires, mais les syndicats officiels étaient inféodés au gouvernement, de sorte que le mouvement ouvrier organisé n’était pas en mesure de diriger le soulèvement. Le renversement de Hosni Moubarak par les militaires en février 2011 fut toutefois précipité par la vague massive de grèves déclenchée dans les jours précédant sa démission forcée, mobilisant des centaines de milliers de travailleurs et travailleuses.

Bahreïn est un autre des six pays entrés en soulèvement en 2011. Bien que cela soit peu connu, il s’y trouvait un mouvement ouvrier important –- qui a joué un rôle clé dans la première phase du soulèvement, avant d’être durement réprimé par la monarchie. Voilà donc des pays où le rôle de la classe ouvrière a été crucial dans le soulèvement, et de façon très consciente. Par ailleurs, dans les rues de tous les pays qui ont connu une forte poussée de la contestation sociale et politique en 2011, il est évident que les classes populaires ont été les plus impliquées ; il suffit de regarder les images des manifestations pour s’en convaincre.

Les institutions financières internationales ont essayé de représenter le Printemps arabe comme une révolte de la classe moyenne, conformément à leur cadrage néolibéral qui a voulu y voir l’expression d’une aspiration populaire à davantage de libéralisation économique. Elles ont reconnu qu’il y avait des causes économiques au bouleversement régional, mais les ont attribuées non à la mise en œuvre de leurs recettes néolibérales, mais au manque de vigueur dans cette mise en œuvre. C’est n’importe quoi, bien sûr ; seuls des néolibéraux ultra-dogmatiques peuvent nier que le tournant néolibéral a considérablement aggravé les conditions socioéconomiques de la région préalablement aux soulèvements. J’ai expliqué comment cela est arrivé dans Le Peuple veut.

JG : On dit souvent que la Tunisie fait exception dans la région. Selon cette perspective, les soulèvements ont échoué partout ailleurs. Certains ont expliqué cela par l’organisation exceptionnelle du mouvement ouvrier en Tunisie. Est-ce convaincant comme analyse ?

GA : La réponse n’est pas un simple oui ou non. Il faut d’abord se demander si le soulèvement en Tunisie a vraiment été le succès que l’on dit. La réponse est oui, si l’on parle de démocratisation. Dans ce sens spécifique, la Tunisie est devenue ce que l’on pourrait appeler une démocratie électorale depuis 2011. De ce point de vue, le soulèvement a réussi.

Mais a-t-il réussi à résoudre les problèmes sociaux et économiques que nous avons évoqués ? Pas du tout, malheureusement. Rien n’a changé en matière d’économie politique. Sous la pression du FMI et de la Banque mondiale, les choses ont même empiré. La Tunisie a connu des explosions sociales intermittentes dans diverses parties du pays depuis 2011, provoquées par les mêmes questions qui ont conduit au soulèvement d’il y a dix ans ; une révolte majeure a eu lieu encore récemment. Croire que la Tunisie a réussi et qu’elle est sortie de l’auberge serait se tromper lourdement.

Cela dit, les deux questions que tu as mentionnées – la réussite et le rôle du mouvement ouvrier – sont rarement liées dans le discours dominant. Ceux et celles qui décrivent la Tunisie comme ayant réussi ne soulignent pas, en général, l’importance du mouvement ouvrier comme clé de ce succès. Ils ou elles recourent habituellement à quelque explication culturaliste, de type orientaliste. Le mouvement ouvrier est à peine mentionné, même si le rôle de celui-ci dans le maintien de la paix sociale a été récompensé par un Prix Nobel de la paix, partagé avec trois autres acteurs sociaux.

Or, ce rôle pose un gros problème, car plutôt que de lutter avec force pour les revendications sociales de la population, la direction syndicale a passé son temps à conclure des accords avec l’organisation patronale afin de garantir une alternance en douceur des gouvernements bourgeois. De ce fait, la Tunisie est la preuve tangible que le problème n’est pas la « gouvernance » : il ne s’agit pas seulement de démocratisation. Il s’agit fondamentalement de problèmes sociaux et économiques profonds qui se traduisent inéluctablement en mécontentement politique. Il n’y aura pas de sortie de la crise sans changement socioéconomique radical, mais on en est encore loin dans la Tunisie d’aujourd’hui.

JG : Si en dépit de la transition démocratique en Tunisie, les mêmes politiques économiques restent fondamentalement en place, dirais-tu que le gouvernement devrait s’attaquer aux problèmes économiques profonds que tu as évoqués ? Ou bien s’agit-il de problèmes si profondément enracinés qu’ils ne relèvent pas de politiques gouvernementales en quelque sorte – ce type de capitalisme est stagnant et ne saurait être réformé ; il doit être démantelé ?

GA : Comme tu sais, la vision néolibérale du monde repose sur le dogme selon lequel le secteur privé doit constituer la locomotive. Mettez le secteur privé aux commandes et tout sera résolu, c’est le remède miracle que prônent les néolibéraux. Le FMI préconise exactement la même recette à tous les pays du monde. Cela n’a aucun sens, même d’un point de vue capitaliste pragmatique, car il faut tenir compte du fait que les divers pays ont des conditions différentes. Dans la région du monde dont nous parlons, à cause de la nature du système étatique, les conditions de base permettant un développement impulsé par le capitalisme privé sont tout simplement inexistantes.

Certains États, comme la Turquie ou l’Inde, sont régulièrement cités en exemples de pays où le capitalisme privé, dans des conditions néolibérales, a réalisé des taux de développement assez rapides pendant un certain temps, fût-ce à un coût social élevé – cette histoire est d’ailleurs terminée à présent. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, cependant, cela ne pouvait pas avoir lieu, car l’argent privé a besoin d’un environnement sûr et prévisible afin de s’engager dans les investissements lourds à long terme que requiert le développement. Ce qui prévaut dans la région, c’est un pouvoir d’État despotique combiné avec des niveaux élevés de népotisme et de compérage. Il faudrait renverser radicalement tout cela. Il n’y a pas d’issue au blocage du développement sans rôle central du secteur public, contrairement à la perspective néolibérale. La région a besoin d’un nouveau type de développementalisme qui soit démocratique, et non pas mené par des régimes autoritaires et bureaucratiques.

Quant aux sources du financement public, il est bien connu que les riches ne paient pas d’impôts dans cette partie du monde. Les seules personnes qui paient des impôts sont les salarié.e.s du secteur formel, une minorité de la force de travail. La région est connue pour ses fuites massives de capitaux et ses détournements de fonds. Les ressources sont pompées par les groupes sociaux parasitaires qui contrôlent l’État. Ainsi, il n’y a pas d’issue à tout cela sans renverser la structure sociopolitique dans son ensemble. Se débarrasser d’un président revient à ne couper que la partie visible de l’iceberg si la structure dirigeante est préservée comme cela a été le cas dans tous les pays de la région dont les présidents ont été forcés de partir. C’est particulièrement évident lorsqu’ils y ont été contraints par l’ossature militaire du régime, comme cela s’est passé en Égypte, en Algérie et au Soudan, trois pays qui ont en commun le rôle dominant des forces armées dans le régime politique.

JG : Nous n’avons pas parlé jusqu’ici des puissances externes comme les États-Unis, la Russie, etc., ce qui en soi pourrait indiquer qu’elles n’ont pas joué un rôle aussi important que ce que pensent certains. Quel rôle les grandes puissances ont-elles joué pendant la dernière décennie ?

GA : Quand on parle du néolibéralisme, des institutions financières internationales qui imposent leurs recettes, on parle bien sûr d’un système dominé par les pays impérialistes occidentaux, les États-Unis au premier chef. Et pourtant, lorsque les soulèvements eurent lieu en 2011, l’hégémonie états-unienne dans la région était très affaiblie, par suite de la lourde défaite des desseins de Washington en Irak. L’année 2011 était celle du retrait des troupes américaines de ce pays. Cet échec a porté un coup très dur au projet impérial des États-Unis, et pas seulement au Moyen-Orient.

Dans la comparaison entre Barack Obama et Donald Trump, on pense à C. Wright Mills et à son analyse de la centralisation du pouvoir dans le système présidentiel états-unien, surtout en ce qui concerne la politique étrangère et la projection de puissance. Les intérêts de classe fondamentaux sous-tendant le gouvernement états-unien peuvent bien rester les mêmes, mais les politiques concrètes dépendent beaucoup de qui occupe la Maison-Blanche. Lors du soulèvement en Égypte en 2011, Obama tenait à ne pas donner l’impression que les États-Unis soutenaient la dictature, en contradiction flagrante avec son propre discours sur la démocratie. En 2009, en effet, Obama avait prononcé l’une de ses premières grandes allocutions au Caire, prêchant les libertés démocratiques pour la région. Il aurait été, en outre, fort imprudent pour les États-Unis de s’opposer à ce qui ressemblait à l’époque à un tsunami démocratique.

Obama fit donc pression sur Moubarak pour des réformes. Lorsque ce dernier s’avéra peu apte ou enclin à le faire, Washington donna son feu vert à l’armée égyptienne pour se débarrasser du président. Fondamentalement, Obama avait le choix entre deux options. L’une était de soutenir les régimes en place contre les mouvements de contestation, option prônée par les Saoudiens et d’autres monarchies du Golfe. Obama était réticent à emprunter cette voie pour la raison que je viens d’expliquer. Si Trump avait été président à l’époque, il est probable qu’il l’aurait empruntée sans trop hésiter. L’autre option qui s’offrait à Obama était celle offerte par le Qatar, devenu sponsor des Frères musulmans depuis les années 1990. Ce statut avait pourvu l’émirat d’une influence sur un interlocuteur majeur au sein des forces d’opposition au niveau régional, permettant ainsi à Washington d’essayer d’aiguiller le mouvement dans un sens qui ne serait pas nuisible aux intérêts américains.

C’est ce qu’Obama choisit de faire, sauf à Bahreïn, où il ferma les yeux devant l’intervention contre-révolutionnaire menée par le royaume saoudien. Il facilita l’élection à la présidence égyptienne de Mohamed Morsi, le candidat des Frères musulmans, en empêchant l’armée de supprimer sa victoire électorale. Durant son unique année de présidence, Morsi a largement respecté les règles du jeu édictées par Washington pour la région, même en ce qui concerne Israël. C’est pourquoi l’administration Obama fut mécontente du coup d’État qui le renversa en 2013, même si elle finit par accepter de mauvaise grâce le fait accompli. Cela aussi montre les limites du pouvoir états-unien.

Entre-temps, il y eut l’expérience libyenne. Obama fut entraîné dans ce conflit à contre-cœur ; l’expression devenue célèbre pour décrire sa ligne de conduite était « diriger de l’arrière ». Le mouvement en Libye ne voulait pas de bottes étrangères sur son territoire, et Obama non plus ne voulait pas y engager de troupes. En conséquence, une campagne de bombardement fut menée en soutien à un soulèvement armé contre une dictature brutale, dans l’espoir que Washington et ses alliés parviendraient à l’aiguiller vers la meilleure issue possible pour les États-Unis : un compromis entre le régime et l’opposition qui aurait laissé en place les appareils étatiques. C’est ce qui s’est passé au Yémen en 2011, devenu le modèle préféré d’Obama qu’il prôna pour la Syrie en 2012. Mais il échoua complètement dans cette voie en Libye, notamment à cause de l’intransigeance de Kadhafi. La structure entière de l’État finit par s’effondrer lorsque le soulèvement eut lieu dans la capitale.

Hormis l’échec libyen, l’autre intervention majeure directe des Etats-Unis fut celle menée contre « l’État islamique » (EI). Ce groupe ultra-terroriste émergea en Syrie sur les marges du soulèvement régional, constituant une menace directe pour les intérêts états-uniens, en particulier lorsqu’il franchit la frontière vers l’Irak en 2014, se déployant ainsi dans un pays riche en pétrole. Washington mena alors une nouvelle campagne de bombardement et chercha des alliés sur le terrain. Pour le gouvernement Obama et le Pentagone, la collaboration tant avec les forces de gauche kurdes en Syrie qu’avec les milices pro-iraniennes en Irak dans le combat contre l’EI ne parut pas poser de problème. Cette intervention militaire ne visait cependant qu’à contrer l’EI, et non à contribuer au reversement du gouvernement que ce soit en Irak ou en Syrie.

L’hégémonie des États-Unis dans la région avait atteint son apogée dans les années 1990 après la première guerre contre l’Irak, pour ensuite retomber à un bas niveau durant le Printemps arabe. L’impérialisme russe, rival de l’impérialisme américain, exploita ces faiblesses de la manière opportuniste qui caractérise Poutine. Lorsqu’il vit que Washington était en désaccord avec les Saoudiens à la suite du coup d’État en Égypte, il s’empressa de leur montrer son soutien ainsi qu’au dictateur égyptien. Lorsqu’il vit que la tension montait entre le président turc Recep Tayyip Erdogan et Washington à cause de l’alliance de l’administration Obama avec les Kurdes, il fit des avances au dirigeant turc.

La Syrie avait été sous l’influence de Moscou depuis des décennies et l’armée russe y disposait d’installations militaires. L’Iran commença à intervenir en soutien au régime syrien en 2013, puis, constatant que même cette intervention iranienne en défense d’Assad n’avait pas incité Washington à apporter une aide décisive à l’opposition syrienne, Poutine intervint à son tour en 2015, préservant le régime d’un effondrement imminent. Au vu de la faiblesse générale manifestée par les États-Unis dans la région, Moscou a ensuite étendu son activité militaire à la Libye, où elle soutient un camp, aux côtés de l’Égypte, des Émirats Arabes Unis et de la France, contre l’autre, soutenu par la Turquie et le Qatar. Les Saoudiens ne sont pas engagés en Libye, pas plus qu’en 2011. Ils sont embourbés dans leur guerre qu’ils mènent contre l’Iran par procuration au Yémen aux dépens de la population de ce pauvre pays.

JG : Est-il juste de dire que la position américaine dans la région est en recul depuis le début des soulèvements, tandis que celles de la Russie et de l’Iran se sont renforcées dans une certaine mesure ?

GA : Tout à fait. Bien que le gouvernement Trump ait changé de cap sur certaines questions pour complaire à ses acolytes saoudiens, ni Trump ni personne n’est disposé à déployer massivement des troupes américaines dans la région, à moins d’une grave menace pour les intérêts états-uniens. Ils savent que pousser trop loin la confrontation avec l’Iran pourrait entraîner d’énormes conséquences économiques en affectant le marché du pétrole et par là même, l’économie mondiale. Les Iraniens le savent eux aussi, et c’est pourquoi l’Iran semble bien peu dissuadé et continue à se comporter en conséquence. L’impérialisme américain eût-il disposé de la toute-puissance que certains lui prêtent, l’Iran n’aurait pas alors été le principal bénéficiaire de l’invasion états-unienne de l’Irak, au point que le gouvernement de ce pays est devenu son vassal.

C’est, en fait, la raison pour laquelle le soulèvement récent en Irak est fortement hostile à l’Iran – pas au peuple iranien, bien sûr, mais au régime iranien qui s’ingère dans les affaires de leur pays et empiète sur leur souveraineté. Celles et ceux qui sont descendus dans les rues en Irak sont majoritairement des chiites, qui n’en sont pas moins clairement hostiles à l’influence iranienne et rejettent toute domination étrangère, qu’elle émane de Washington ou de Téhéran. Au Liban aussi, on a vu une participation importante de chiites au soulèvement de 2019, qui dépassa remarquablement les divisions confessionnelles en s’opposant également aux amis de Téhéran et de Washington réunis dans la coalition gouvernementale.

JG : Si je comprends bien ce que tu disais précédemment, le capitalisme n’a pas vraiment d’avenir dans la région. Il n’a pas de solution à l’heure actuelle. Seule une sorte de socialisme démocratique pourrait offrir une issue, avec un mode de développement entièrement nouveau.

GA : Je dirais que le socialisme démocratique est certainement l’option la plus souhaitable. Mais en théorie, on pourrait aussi imaginer une issue sur la base d’un régime développementaliste autoritaire du genre de ceux qui ont présidé à la transformation de certains pays d’Asie orientale. Cependant, une telle éventualité ne se profile nulle part à l’horizon. La question cruciale est que le secteur public doit jouer un rôle central pour sortir de la crise dans le cadre d’un développementalisme de type nouveau, dont il est bien plus probable qu’il soit socialiste que capitaliste. Nous vivons en outre à une époque où les gens sont beaucoup moins disposés à tolérer les dictatures du genre commun dans les années 1960. L’aspiration à la démocratie est très largement partagée. Dans les pays du Moyen Orient et d’Afrique du Nord, les gens ont retenu de leur expérience qu’ils peuvent renverser des gouvernements par des mobilisations de rue, et c’est une leçon très importante, en effet.

JG : Malgré le lien que tu fais entre les soulèvements et la forme stagnante de capitalisme dans la région, nombre d’observateur.rice.s restent frappé.e.s par la faiblesse des voix ouvertement anticapitalistes. Les revendications de démocratie et de liberté ont été mises au premier plan dans ces mouvements populaires, mais les forces explicitement socialistes paraissent à peine audibles. Est-ce correct ? Et si oui, comment faut-il comprendre la faiblesse de l’idéologie socialiste et anticapitaliste dans la région ?

GA : Si l’on parle de forces anticapitalistes dotées d’un programme socialiste, il est incontestable qu’elles sont très faibles dans la région. Bien que de petits groupes, marginaux, aient pu parfois jouer un rôle disproportionné, comme ce fut le cas en Égypte en 2011, cela ne change rien au fait que ces groupes sont très faibles et minoritaires. Mais c’est une chose que de s’opposer au capitalisme en théorie, et c’en est une autre que de s’opposer au capitalisme réellement existant. Dans ce dernier sens, il y a énormément de gens qui ne supportent plus le capitalisme corrompu et le néolibéralisme. Ces gens veulent se débarrasser du système socioéconomique dans lequel ils vivent. Cela ne veut pas dire que la plupart sont consciemment socialistes, mais ils partagent une aspiration profonde à la justice sociale entendue dans un sens plus vague, et c’est là le point de départ qui compte. Le Printemps Arabe avait fait de la justice sociale l’un de ses principaux slogans.

L’histoire n’a jamais connu de révolutions – pas même la Russie de 1917 – dans lesquelles la plupart des gens étaient des socialistes déterminés à abolir le capitalisme. Les choses ne se passent pas comme cela. Dans les pays du Moyen Orient et d’Afrique du Nord, une grande partie, voire, une bonne majorité de la jeune génération défend des valeurs progressistes allant de la démocratie à la justice sociale. Un slogan clé du soulèvement en 2011 était « Pain, liberté et justice sociale ». C’est une bonne définition de l’aspiration dominante, à laquelle on peut ajouter la « dignité nationale », autrement dit, l’anti-impérialisme, ainsi que l’antisionisme là où Israël est impliqué.

Comment mesurer tout cela ? Aucun institut de sondage n’a posé ce genre de question ; le plus souvent, ils posent des questions ineptes. Toutefois, une bonne indication a été donnée lors du premier tour de l’élection présidentielle en Égypte en 2012, la plus libre dans l’histoire du pays. Les deux principaux concurrents étaient le candidat de l’ancien régime et celui du mouvement intégriste des Frères musulmans. Des versions édulcorées des deux candidats étaient également en lice : un candidat du régime et un candidat islamique tous deux « modérés ».

Le cinquième candidat dans cette course, bien qu’ayant le moins de moyens financiers et organisationnels, arriva en troisième position, talonnant les deux favoris. Ce candidat était un nassérien (en référence à Gamal Abdel-Nasser, qui dirigea l’Égypte dans sa période « socialiste » dans les années 1960) au discours ouvertement socialiste. Mais c’est un nassérien nouvelle manière, qui se réfère aux réformes sociales et aux nationalisations extensives des années Nasser, tout en reconnaissant que la dictature est une partie de l’héritage nassérien dont il faut se débarrasser au profit de valeurs démocratiques.

On pourrait donc le considérer comme un représentant du socialisme démocratique au sens où la plupart des gens entendent cela. Et pourtant, il obtint la pluralité des voix dans les principaux centres urbains de l’Égypte, dont Le Caire et Alexandrie. Voilà un excellent témoignage du fait qu’il existe une aspiration diffuse à quelque chose de radicalement différent, même si cette aspiration n’est pas portée par une organisation. Et c’est ce qui est le plus important.

JG : Si je te comprends bien, il existe dans la région une base potentielle pour un mouvement de masse socialiste démocratique. Le problème est que les organisations socialistes sont faibles. Elles ont été détruites par les dictateurs, affaiblies par les pouvoirs autoritaires. Personne n’a été en mesure de mobiliser ces attentes sociales démocratiques ou de justice sociale qui semblent très répandues dans la région.

GA : Je ne dirais pas « sociales démocratiques » parce que ce terme peut, bien sûr, renvoyer à une expérience avant tout européenne qui a produit un certain type d’organisation avec les résultats que nous savons. Quant au terme « socialiste », il n’est pas l’apanage des marxistes, bien entendu. Si l’on prend les révolutions russes comme exemple, il existait un courant de masse, les socialistes révolutionnaires, qu’il serait difficile de décrire comme marxiste. Dans le cas de la Commune de Paris, la plupart des protagonistes ne se référaient même pas au « socialisme ». L’élément déterminant ici tient à l’aspiration à l’égalité sociale, à un autre type de société, et en même temps, à une démocratie radicale.

Alors oui, le problème majeur n’est pas l’absence d’un milieu favorable à un changement radical tel que celui dont nous discutons ; ce milieu existe, mais il manque d’organisation et reste donc faible. Il y a là une observation que l’on peut faire au sujet des mouvements sociaux en général. Lorsqu’un mouvement de masse prend principalement la forme d’occupations de places publiques, on peut y voir une démonstration de puissance numérique, mais c’est en même temps un signe de faiblesse qualitative. Pourquoi ? Parce que si le mouvement était vraiment fort et bien organisé, il passerait d’une « guerre de position » à une « guerre de mouvement » en visant la prise du pouvoir. Mais s’il ne fait que rester sur les places publiques, c’est en vérité parce qu’il sait qu’il ne peut pas, à lui seul, renverser le régime, et encore moins prendre le pouvoir. Aussi s’attend-il à ce qu’une autre force renverse le gouvernement de l’intérieur du pouvoir.

En Égypte, le mouvement populaire comptait sur l’armée pour le faire, et en effet, l’armée déposa le président. Il en fut de même en Algérie et au Soudan, même si le mouvement de masse ne se fit pas d’illusions au sujet des militaires dans ces deux derniers pays, contrairement à ce qui arriva en Égypte. Un mouvement de masse ne peut s’emparer des centres du pouvoir que s’il est organisé – c’est ce que traduit la célèbre métaphore de la vapeur et du piston. Et c’est exactement ce qui fait cruellement défaut dans la région. Le mouvement le plus avancé à cet égard est celui du Soudan qui a développé des structures de direction de façon remarquable – non pas le genre de direction centralisée auquel pourraient penser ceux pour qui l’expérience russe reste le modèle à suivre, mais des structures de direction beaucoup plus horizontales : une organisation en réseau d’une envergure impressionnante. Le mouvement a élaboré un programme de revendications claires qui correspondent bien à ce que j’ai décrit comme étant des aspirations semi-conscientes à un socialisme démocratique, au sens large.

Le Soudan est exceptionnel à cet égard, et cela en partie parce qu’il s’agit d’un pays où a existé une forte tradition communiste. Nombreux sont celles et ceux qui sont passés par le Parti communiste soudanais. La plupart ont fini par le quitter, surtout parce qu’il conserve des traits staliniens, comme dans d’autres partis de la même famille. À plus d’un titre, c’est un « dinosaure », mais en même temps, il regroupe un grand nombre de jeunes dans ses rangs, et des tensions existent entre la direction centrale et les membres jeunes et femmes. Il n’en demeure pas moins que le parti a joué un rôle incontestable dans le développement d’une culture de gauche, ou progressiste, qui est répandue dans le pays.

Cela dit, je ne voudrais pas donner l’impression que le Soudan est en passe de mener à bien le processus révolutionnaire. Il y a eu les effets de la pandémie, que nous avons évoqués. Et, surtout, il y a toutes sortes d’ingérences internationales, dont celle d’une administration Trump surtout intéressée à pousser le Soudan à établir des relations avec Israël. Ils ont exercé un véritable chantage sur ce pays très pauvre, en refusant de le retirer de la liste des États terroristes établie par Washington à moins qu’il n’accepte de reconnaître Israël.

La dictature égyptienne et les monarchies du Golfe sont les principaux soutiens de l’armée soudanaise. Le pays est dans une période de transition, avec une sorte de dualité de pouvoirs entre l’ancien régime, c’est-à-dire les militaires, et le mouvement populaire. C’est une situation très difficile, de toute évidence. Le processus révolutionnaire y est plus avancé que dans tout autre pays de la région, mais il a encore un long chemin à parcourir, et les militaires peuvent encore s’avérer très méchants.

JG : Tu as insisté sur l’importance d’une organisation forte. Quand les soulèvements ont commencé en 2011, il y avait un certain optimisme, un sentiment que la région pouvait être à la veille d’une transition vraiment importante. Et cependant, cette transition n’a pas eu lieu. Il y eut beaucoup d’espoirs déçus et de déceptions, et pire encore. Dirais-tu que cette absence d’organisation populaire forte fut le talon d’Achille des soulèvements ?

GA : Oui, certainement. La faiblesse organisationnelle est cruciale. C’est le facteur qui manque pour que le processus révolutionnaire puisse mûrir. Et il n’est pas écrit dans le ciel que cela va se faire. C’est un processus ouvert : dans la meilleure des hypothèses, les conditions finiront par être réunies et un changement radical pourra s’opérer ; la pire hypothèse est un blocage historique débouchant sur de nouvelles tragédies, à l’instar de celle dont la Syrie fournit un terrible exemple.

La faiblesse de la gauche traditionnelle est en partie le fait de ses propres lacunes. Dans la région, cette gauche traditionnelle a une double origine. L’une est le nationalisme, le nationalisme petit-bourgeois, avec tous ses problèmes et son absence de clairvoyance politique et sociale. L’autre est le stalinisme. L’un et l’autre ont été durement atteints par la chute des régimes dont ils dépendaient. Les années 1970 ont vu la décadence et le déclin du nationalisme arabe, tandis que la chute de l’Union soviétique fit des années 1990 une période de crise profonde pour l’ensemble du mouvement communiste dans la région. On trouve ici et là des résidus plus ou moins importants de cette gauche du vingtième siècle, mais elle est en crise terminale dans l’ensemble, et je ne prévois pas qu’elle puisse ressurgir dans ses formes traditionnelles.

Ce qu’il faudrait, c’est un nouveau mouvement progressiste à même de se constituer en expression de la nouvelle radicalisation. Si l’on prend l’exemple du Soudan, la force la plus prometteuse y est constituée par ce qui est connu sous le nom de « comités de résistance ». Ce sont des comités de quartiers impliquant des dizaines de milliers de personnes, des jeunes pour la plupart, organisés à la base. Ils se méfient de toute tentative de détournement de leur mouvement et sont allergiques au centralisme et très attachés à la préservation de l’autonomie de chaque comité. Il y a là une différence majeure avec l’ancienne gauche. Ils utilisent les médias sociaux et s’organisent de façon horizontale.

Il faut aussi tenir compte du rôle des femmes dans ces mouvements. Au cours de la première vague de 2011, leur participation était déjà remarquable. Des femmes organisées ont joué un rôle important en Tunisie. Le développement le plus surprenant fut celui de la participation notoire des femmes au Yémen, pays où leur statut est terriblement oppressif. Mais la seconde vague de 2019 vit ce rôle des femmes atteindre un niveau supérieur. Au Soudan, les femmes ont constitué la majorité du mouvement de masse. En Algérie, elles ont constitué une partie importante de la mobilisation. Au Liban, les femmes ont été au premier plan, ce qui a influencé l’Irak où elles étaient peu visibles au départ. Il y a une interaction manifeste entre ces mouvements en émulation, apprenant les uns des autres. Le rôle de premier plan des femmes contraste aussi avec la gauche traditionnelle, très machiste quand bien même elle prétendrait le contraire.

JG : Tu sembles rester optimiste quant à l’apparition d’une gauche d’un genre nouveau dans la région. Mais cela a l’air d’un processus qui prendra des décennies avant d’arriver à maturité. Quelle est la prochaine étape selon toi dans la région ? Quelles échelles de temps envisages-tu pour ce processus révolutionnaire ?

GA : C’est un processus de longue durée, bien sûr. Quand tu penses à toutes les grandes révolutions, elles se sont étendues sur de bien longues périodes. La révolution française commença en 1789. Mais quand prit-elle fin ? La question est en débat chez les historien.ne.s : jusqu’à un siècle plus tard pour certains, et pas moins de dix ans pour tou.te.s. Dans le cas de la révolution chinoise, le premier épisode majeur au vingtième siècle eut lieu en 1911 et le bouleversement se poursuivit jusqu’en 1949, et bien au-delà en fait.

En même temps, l’apparition d’une nouvelle force progressiste ne prend pas nécessairement des décennies. Ce dont nous avons parlé à propos du Soudan n’est pas l’aboutissement de plusieurs décennies de préparatifs clandestins. Ces comités de résistance se sont constitués en 2019 avec la révolution. Même là où il y eu des reculs et des défaites du mouvement, les militant.e.s réfléchissent sur leur expérience et en tirent des enseignements. Partout des initiatives ont été prises afin de s’organiser. Bien entendu, cela peut devenir très difficile en cas de répression massive comme en Égypte. Mais tôt ou tard, la situation explosera à nouveau et il faut espérer que celles et ceux qui ont fait les expériences précédentes en auront retenu les leçons et essayeront d’agir différemment.

J’ai été accusé de pessimisme en 2011, lorsque j’avertissais que les choses ne seraient pas faciles et nécessiteraient beaucoup de patience et une perspective de long terme. J’expliquais que ce qui s’était passé en Tunisie et en Égypte, avec le renversement des deux présidents, ne pouvait avoir lieu en Libye et en Syrie sans bain de sang. J’avertissais également que le fait de se débarrasser de Ben Ali en Tunisie ou de Moubarak en Égypte ne signifiait pas que le peuple avait réussi à renverser le régime, comme le proclamait le célèbre slogan : « le peuple veut le renversement du régime ». Atteindre cet objectif prendra beaucoup de temps et nécessitera que beaucoup de conditions soient réunies.

On m’a alors qualifié de pessimiste. Quelques années plus tard, beaucoup des mêmes personnes qui avaient d’abord été prises d’euphorie se mirent à jouer les Cassandre, en expliquant que le processus était mort et enterré. Mais ce n’était qu’une autre illusion impressionniste. Les préjugés orientalistes sur l’incompatibilité culturelle de la région avec la démocratie laïque resurgirent de plus belle. Et cette fois, lorsque j’insistais sur le fait que ce retour de bâton n’était qu’une seconde phase dans un processus historique de longue durée, je me voyais accusé d’optimisme naïf.

En fait, je ne pense pas en termes d’optimisme et de pessimisme, même au sens de la célèbre formule alliant le « pessimisme de la raison » à « l’optimisme de la volonté ». En réalité, l’optimisme de la volonté dépend de l’existence d’un espoir : aussi pessimiste que puisse être la raison, elle doit laisser une place à l’espérance sans laquelle il ne saurait y avoir d’optimisme de la volonté, excepté pour une toute petite minorité. Ce qui est déterminant est de reconnaître qu’un potentiel existe.

Par ailleurs, affirmer que la région connaîtra d’autres soulèvements ne relève pas en soi de « l’optimisme ». Les soulèvements peuvent, hélas, finir en bains de sang et l’éventualité d’un sort tel que celui qu’a connu la Syrie ne saurait assurément relever de « l’optimisme ». Le pays a été entièrement dévasté, les morts se comptent par centaines de milliers, sans parler des personnes handicapées pour le restant de leurs jours et des personnes déplacées en dehors de leurs lieux d’habitation ou contraintes à quitter le pays. C’est la pire tragédie de notre époque jusqu’à présent, et pourtant, même en Syrie, et même dans des zones sous contrôle du régime, d’importantes protestations sociales ont encore eu lieu récemment. On pourrait penser qu’après tout ce qui s’est passé, les gens seraient terrorisés au point de devenir passifs, mais ça n’a pas été le cas. Compte tenu de l’horreur de l’expérience syrienne, c’est la meilleure preuve, que le potentiel révolutionnaire est toujours présent. La seule prédiction que l’on puisse faire à propos des pays du Moyen Orient et d’Afrique du Nord sans risque de se tromper est que la tourmente régionale ne va pas se calmer dans un avenir prévisible : la région restera en ébullition jusqu’à ce que les conditions permettent un changement radical. L’autre voie, sinon, est celle de la barbarie, mais tant que le potentiel révolutionnaire restera vivant, il y aura un espoir raisonné, rendant l’action pour la réalisation des conditions d’un changement radical manifestement cruciale et urgente.

*

Traduction de David Buxton et Thierry Labica

Gilbert Achcar

Originaire du Liban, professeur à l’Ecole des études orientales et
africaines (SOAS) de l’Université de Londres. (https://gilbert-achcar.net/
— @gilbertachcar)
Auteur de plusieurs ouvrages, dont *Le Choc des barbaries* (3e édition,
2017), *La Poudrière du Moyen-Orient *(avec Noam Chomsky, 2007),* Les
Arabes et la Shoah* (2010), *Le Peuple veut* (2013), *Symptômes morbides*
(2016) et *La Nouvelle Guerre froide* (2023).

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