Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Économie

Partie 3 de 3

Les travailleuses au Sud

Quelques notes sur la situation et l’évolution des inégalités économiques dans le monde

Pour finir nous voyons quelques points relatifs aux inégalités en matière d’emploi pour les femmes au Sud qui sont synthétisés dans les deux graphiques suivants.

Graphique 16- Taux de participation à la force de travail (% population entre 15-64 ans), ?salarié-e-s (% de l’occupation totale) et différence salariale de genre ?(différences de rémunération entre femmes et hommes).?2008-2012

Source : Banque Mondiale, Women at Work (2014)

Le graphique comprend dix économies considérées comme "émergentes" qui représentent dans leur ensemble le 1/3 de la population mondiale. Comme on peut le voir, il y a toujours des inégalités au détriment des femmes. Seuls le Brésil et le Bangladesh présentent un taux d’emploi des femmes en âge de travailler de plus de 60%. Le % pour les hommes tourne autour de 80% dans tous les cas.?

L’Inde, le Pakistan et l’Égypte ont les taux d’emploi féminin les plus faibles de l’échantillon. La précarité du travail affecte davantage encore les femmes. Dans tous les pays, accéder à un emploi salarié est difficile mais ça l’est encore plus pour les femmes. Seules les Philippines ont une participation des femmes aussi élevée aux emplois salariés que les hommes. En dépit du fait qu’il y ait plus d’hommes que de femmes sur le marché du travail cela signifie que l’emploi informel est dans ce cas occupé de manière prédominante par les hommes. On voit également une égalité pour l’Inde ou le Pakistan mais dans ces cas la majorité des emplois sont informels.?

Finalement, la différence salariale reste énorme dans tous les cas : plus de 80% en Indonésie, au Brésil, aux Philippines et en Turquie. Seule, le Pakistan a une différence de moins de 40% des emplois salariés occupés par les femmes par rapport aux hommes (36% en 2012). En Turquie, la différence moindre quant à l’emploi salarié contraste avec la différence énorme (la plus élevée de ces dix pays) des revenus des femmes et des hommes. Au Vietnam, la différence entre les femmes et les hommes sur le marché de l’emploi et réduite mais l’écart est énorme en terme de total de tous les salaires (79%).

Graphique 17- Emplois à temps plein ?(% de la force de travail, 15-64 ans) ? 2012

Source : Banque Mondiale, Women at Work (2014) à partir de sondage de Gallup.

Le graphique 17 permet une comparaison entre les grandes régions du monde par rapport aux différences entre femmes et hommes dans l’accès à un emploi à temps plein.?

Le sondage de portée mondiale réalisé par Gallup dont les résultats sont repris dans le rapport Gender at Work de la Banque mondiale montre que la probabilité pour les femmes de trouver un emploi à temps plein est moindre que pour les hommes à l’exception de l’Europe et de l’Asie Centrale (64% de femmes par rapport à 63% d’hommes). Dans une zone aussi vaste, cela cache des disparités importantes. La différence la plus importante en terme d’accès à un emploi à temps plein a lieu dans le groupe de pays à plus hauts revenus (69% d’hommes par rapport à 53% de femmes). Une situation similaire quant aux inégalités d’accès à l’emploi peut également s’observer en Asie de l’Est et Pacifique. L’Asie du Sud étant au contraire la région avec le moins de différences.?

L’accès inégal aux emplois à temps plein est important car ce sont des emplois de meilleure qualité, assortis de davantage de droits pour la personne engagée. Le fait que les femmes sont beaucoup plus nombreuses à occuper des emplois à temps partiel met tristement en évidence le fait que la femme continue d’être considérée au second plan lorsqu’il s’agit de ramener un revenu dans le cas où elle accède au marché du travail.

Considérations finales : les inégalités génératrices d’endettement

Depuis l’article de Kuznets en 1955, les nombreuses recherches menées jusqu’aujourd’hui ont amélioré notre connaissance des inégalités et de leur évolution historique. Les données disponibles continuent néanmoins d’être assez imparfaites même si elles nous permettent d’affirmer certaines choses à commencer par démentir ce qu’avançait Kuznets à savoir que les inégalités ont tendance à diminuer. Ses observations peuvent être fondées si on considère la réalité de ces années mais ces décennies postérieures à la seconde guerre mondiale constituent une exception et non la tendance historique du capitalisme.

Par sa propre dynamique le capitalisme tend historiquement aux inégalités. Le monde est aujourd’hui plus inégal qu’en 1870. L’expérience historique nous montre que la poursuite de cette tendance dépendra du contexte social et du rapport de forces. Au cours de la période néolibérale, depuis la fin des années 1970, le discours du laissez faire et des bienfaits sociaux du profit individuel est revenu à l’avant-plan. Les inégalités de revenu sont considérées alors comme la conséquence logique de la récompense octroyée à ceux qui font des efforts et gagnent. L’accumulation de richesses permettrait de financer de nouveaux investissements générateurs d’emplois et de bien-être social. Mais la pratique de ces années, comme la démonstration évidente du passé, montre que la concentration de revenus et de richesse sert d’abord à concentrer plus de revenus et de richesses.

Le problème des inégalités n’est pas seulement éthique mais également pratique. La montée des inéquités contribue à démolir la démocratie. Le prix de l’inégalité comme le titre Stiglitz n’est pas seulement la quantité de ressources que concentre le 1% le plus riche mais également le fait que les décisions concernant l’ensemble de la société tendent à se conformer aux intérêts de cette petite minorité face au reste. On le voit par exemple avec la tendance à la baisse des impôts pour les plus riches (tableau 7 et 8).

En lien avec les intérêts d’une minorité qui devient plus puissante en même temps qu’elle se restreint on trouve un autre phénomène qui est l’accumulation à des niveaux historiques de dette privée. Le lien entre les inégalités et la dette a été mis en avant et analysé par certains auteurs comme Kumhof et Rancière (2010 et 2011). Le lien est grosso modo le suivant : les secteurs les plus riches prêtent aux plus pauvres et obtiennent pour cela un bénéfice. Les entreprises financent à leur tour leurs activités avec un volume croissant d’endettement, pas tant pour financer de nouveaux investissements productifs sur le long terme, mais bien pour augmenter leurs bénéfices à court terme voire pour absorber des entreprises de la concurrence. Pour augmenter leurs possibilités d’endettement, elles essaient d’améliorer leurs résultats directs en recourant fréquemment à des pratiques comme la baisse des salaires. Les bénéfices obtenus aboutissent chez les plus riches, actionnaires ou propriétaires de ces entreprises ou qui ont investi dans des fonds consacrés à les financer. La consommation des ménages repose quant à elle sur l’endettement.

Lorsque la bulle de l’endettement éclate, des "politiques d’austérité" sont alors mises en place, politiques qui minimisent le coût pour les revenus les plus élevés, ceux qui ont alimenté et bénéficié de la bulle de l’endettement alors que l’ajustement se consolide comme "réformes structurelles" dans les secteurs les plus populaires.

Le processus a également lieu entre pays. La bulle de l’endettement en Europe et aux Etats-Unis a permis à des entreprises transnationales de ces deux régions de prendre pied en Amérique latine dans le cadre des privatisations exigées par les créanciers avec l’imposition de programmes d’ajustement structurel à partir de 1982 suite à la crise de la dette.

En définitive, les inégalités croissantes supposent un problème très grave qui nécessite des mesures urgentes. Pour s’attaquer à la question, il est crucial d’intégrer la relation entre inégalités et dette. Ce n’est pas par hasard que coïncident dans le temps la concentration de revenus et de richesses d’une part, à côté d’un niveau élevé d’endettement, principalement privé, d’autre part.

Ce document n’entrera pas en détail ici sur le caractère concret des politiques à mener mais nous proposons d’agir sur les axes suivants :

Mettre fin aux politiques d’austérité et changer la politique fiscale en augmentant la progressivité et le rôle de la dépense publique comme facteur de redistribution des revenus et vecteur de l’investissement productif.

Mettre en place des politiques de distribution primaire du revenu : régulation du marché du travail avec l’équité effective de genre, récupération de l’objectif de l’emploi parmi les priorités des politiques publiques ; accès au contrôle et à la gestion des ressources productives.

Mettre fin à la dynamique du système dette en menant à bien des audits avec contrôle citoyen des dettes publiques et annulation de la partie de la dette considérée comme illégitime. Mettre fin aux effets hérités des inégalités qui engendrent le système de l’endettement. L’annulation des dettes illégitimes n’est pas seulement un soulagement pour ceux/celles qui en sont les victimes mais un levier pour empêcher la poursuite de ces mauvaises pratiques.

Il faut mettre fin au processus de concentration des revenus et des richesses. Des mesures actives en ce sens sont nécessaires non seulement pour permettre la redistribution mais aussi un accès plus équitable aux sources d’obtention des revenus. C’est ainsi que s’attaquer aux inégalités est indispensable pour mettre fin à l’actuelle spirale de l’endettement. Les deux phénomènes que sont les inégalités et le surendettement faisant partie d’un même processus. Annuler les dettes illégitimes doit supposer une rupture définitive du système dette. Il s’agit d’un processus dans lequel les élites captent des rentes avec lesquelles elles prêtent au reste de la société, qui se retrouvent alors plus appauvris et soumis en tant que débiteurs au remboursement de ces prêts.

Traduction : Virginie de Romanet

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Notes

|1| Larry Summers, ex-Secrétaire au Trésor, fait cet avertissement dans une conférence du FMI en novembre 2013. Summers observe qu’aux Etats-Unis, la bulle immobilière n’a même pas servi à augmenter significativement sa demande interne. La présentation de Summers peut être consultée ici.?http://larrysummers.com/imf-fourtee...

|2| Cet index pourrait être exprimé en pourcentage dans ce cas on aurait entre 0 et 100.

|3| Milanovic (2011 : p. 10).

|4| Les données pour la Chine sont communiquées par Molero Simarro (2014 : p. 305) et World Development Indicators de la Banque Mondiale pour l’Inde.

|5| Données du World Top Incomes Database, élaborée par Atkinson, Piketty y Saez : http://topincomes.g-mond.parisschoo... Dans le cas de l’Inde les données disponibles couvrent seulement la période 1980-1999 pour le 1% le plus riche. En tout cas, durant cette période la concentration de revenus de ce groupe est passée de 4,8% à 8,9% du revenu total du pays.

|6| Données pour le Portugal : 1980-2005 ; l’Espagne : 1981-2010 ; le Royaume-Uni : 1981-2009 ; les Etats-Unis : 1980-2012.

|7| Piketty (p. 82 et suivantes) signale la difficulté de traduire le mot wealth como richesse et utilise généralement de manière indistincte “patrimoine” y “capital”. L’utilisation du terme capital suivant le concept ortodoxe neoclassique a donné lieu à certaines critiques comme celle de Michel Husson ?(ver http://www.contretemps.eu/intervent...) ou celle de James K. Galbraith : http://www.dissentmagazine.org/arti...).

|8| Sur les données de Piketty voir l’analyse d’ÉricToussaint : http://cadtm.org/Como-podemos-utili...

|9| Les données concernent les périodes mentionnées et les années varient en fonction des pays. Les données se référent à une des années de la période. Pour la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, le Mexique et la Turquie il n’y a pas de données disponibles par rapport aux données de marché.

|10| Les groupes des 30% les plus riches et des 30% les plus pauvres selon les différents niveaux de revenus disponibles des ménages. Toutes les catégories sont liées à la taille des ménages. Pour la Hongrie, le Japon, la Nouvelle Zélande, la Suisse et la Turquie l’année de référence est 2009

|11| Le taux d’activité mesure le rapport entre la population active, c’est à dire celle qui travaille ou recherche un emploi) sur le total de la population en âge de travailler. C’est ainsi que le taux d’emploi des femmes qui travaillent ou recherchent un emploi est en général inférieur à celui des hommes. La plus grande difficulté dans l’accès à l’emploi et de pires conditions de travail fait que davantage de femmes que d’hommes renoncent à chercher du travail. Les préjugés machistes font également que la femme est plus souvent cantonnée aux soins de la famille.

|12| Source : European’s women Lobby, « The price of the austerity – The impact on women’s rights and gender equality in Europe », octobre 2012, p. 4.

|13| D’une part, on assiste à une reproduction des stéréotypes machistes dans lesquels la femme est chargée du travail domestique et soin de la famille. Ainsi, lorsqu’elle accède au marché du travail, c’est généralement en tant que revenu d’appoint. D’autre part, comme le montre le graphique 4, l’accès à un poste de travail est généralement plus limité que pour les hommes.

Antonio Sanabria

Collaborateur au CADTM.

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