Tiré de Asialyst
10 juin 2023
Par Pierre-Antoine Donnet
Le général Li Shangfu, ministre chinois de la Défense, lors du Shangri-La Dialogue à Singapour, le 2 juin 2023. (Source : FT)
Avant le début du Shangri-La Dialogue, le ministre de la Défense, nommé en mars dernier par le président Xi Jinping dont il est un fidèle, avait refusé de rencontrer son homologue américain, le secrétaire à la Défense Lloyd Austin. Le discours de Li Shangfu a coïncidé avec le 34ème anniversaire du massacre de la place Tiananmen. Le 4 juin 1989, sur l’ordre de Deng Xiaoping, alors numéro un chinois, l’armée avait ouvert le feu sur une foule de dizaines de milliers de manifestants rassemblés depuis plusieurs semaines pour demander davantage de libertés en Chine. Pékin n’a jamais fourni de bilan sérieux mais les témoins de cette journée noire estiment à autour de 2 000 le nombre des morts.
Li Shanfu a certes expliqué que Pékin préférait le dialogue à la confrontation et que la planète était assez vaste pour que la Chine et les États-Unis se développent tous les deux. Mais « il est indéniable qu’un conflit sévère ou une confrontation entre la Chine et les États-Unis causerait un désastre insupportable pour le monde », a-t-il ajouté. Des mises en garde similaires avaient déjà été formulées par le régime chinois. Prononcée à Singapour, cette tirade, dont le but est de faire peur, a néanmoins jeté un froid dans l’assistance. C’était la première allocution devant une audience internationale du nouveau ministre, vêtu de son uniforme militaire, depuis sa nomination.
« Nous nous efforcerons de réaliser une réunification pacifique [de Taïwan] en faisant preuve de la plus grande sincérité et des plus grands efforts, a encore lancé le ministre. Mais nous ne formulons aucune promesse de renoncer à l’usage de la force. Si quiconque ose séparer Taïwan de la Chine, l’armée chinoise n’hésitera pas une seule seconde. Nous ne craindrons aucun rival et nous défendrons résolument la souveraineté nationale et l’intégrité territorial quel qu’en soit le coût. »
S’agissant de la présence de navires ou de bateaux étrangers en mer de Chine du Sud, une zone de grande importance géostratégique de quelque 4 millions de km2 revendiquée par Pékin, le ministre a été catégorique : « Comme le dit une chanson chinoise bien connue : lorsque des amis nous rendent visite, nous leur souhaitons la bienvenue avec de bons vins. Quand ce sont des chacals ou des loups qui viennent, nous leur ferons face avec des fusils. » Li a encore affirmé que les tentatives visant à créer des alliances du type de celle de l’OTAN en Asie précipiteraient la région « dans une spirale de disputes et de conflits ».
Canaux de communication
La discours de Li Shangfu, sur un ton particulièrement martial qui a surpris, n’a pas manqué de susciter des craintes unanimement exprimées qui ont d’ailleurs dominé le sommet de Singapour. Plusieurs chefs d’État et de gouvernement réunis dans la cité-État ont ainsi exhorté Pékin et Washington a maintenir ouverts les canaux de communication afin d’éviter une surenchère et une escalade dangereuses dans leurs relations qui sont actuellement à leur plus bas niveau depuis 1979, date de l’établissement de leurs relations diplomatiques.
Mais ces mêmes dirigeants sont repartis dimanche dernier avec le sentiment partagé d’un dialogue de sourds entre Pékin et Washington. Le président américain s’était pourtant déclaré il y a peu de temps convaincu de la reprise prochaine d’un dialogue au plus haut niveau entre son pays et la Chine. Pointant ce rendez-vous manqué, le ministre singapourien de la Défense Ng Eng Hen a appelé, en fin de sommet, les deux superpuissances à maintenir ouverts les canaux de communication. « Ces canaux de communication, formels et informels, doivent exister afin que lorsque ces incidents imprévus se produisent, ils puissent être utilisés pour désamorcer et éviter les conflits », a martelé le ministre.
Le Premier ministre australien Anthony Albanese a pour sa part averti qu’une « rupture » du dialogue sino-américain risquait de conduire à une escalade qui « serait dévastatrice pour le monde ». Le général Yoshihide Yoshida, chef de l’état-major des forces armées japonaises, a, lui, estimé que la communauté internationale se trouvait à un « moment de bascule » avec le spectre grandissant d’une guerre en Asie. Le ministre indonésien de la Défense Prabowo Subianto n’a pas été en reste : « Le danger d’une catastrophe est proche. L’histoire montre que le compromis et la coexistence sont les seuls moyens de parvenir au bien-être. Je pense que les dirigeants de ces deux puissances en conflit sont conscients du poids qui pèse sur leurs épaules. » Plaidant aussi pour un apaisement rapide, le ministre cambodgien de la Défense Tea Banh a noté que les tensions entre les grandes puissances risquaient « d’entraver l’harmonisation et la prospérité » des autres nations de la région.
La peur de l’accrochage qui dégénère
Deux incidents, l’un aérien et l’autre maritime, ont contribué à l’inquiétude dans la région. Le premier s’est produit le 26 mai dernier en mer de Chine du Sud lorsqu’un chasseur chinois a frôlé puis coupé la trajectoire d’un avion de reconnaissance américain P-3 Orion, qui s’est alors retrouvé pris dans de fortes turbulences causées par les réacteurs de l’appareil chinois. L’autre incident est survenu quelques jours plus tard lorsqu’un navire militaire chinois a effectué une manœuvre jugée dangereuse par Washington à quelque dizaines de mètres devant la proue d’un destroyer lance-missile américain dans la même zone.
Plus qu’un choc frontal programmé, les capitales d’Asie redoutent un accrochage entre les armées des deux puissances qui pourrait ensuite dégénérer de façon incontrôlée. Les experts militaires de ces pays rappellent la collision en avril 2001 entre un avion espion Lockheed EP-3 de la marine militaire américaine et un avion de chasse chinois près de l’île de Hainan au sud de la Chine, ou encore le bombardement accidentel de l’ambassade chinoise à Belgrade par l’Otan le 7 mai 1999. Des incidents qui datent d’avant la montée en puissance de la Chine dont les forces armées sont aujourd’hui bien différentes de ce qu’elles étaient alors. « Bien entendu, personne ne veut la guerre mais les accidents arrivent », a insisté Ng Eng Hen.
Jay Tristan Tarriela, commandant adjoint des garde-côtes des Philippines, a de son côté condamné le message « hypocrite » du général Li alors que son pays subit de nombreuses intrusions dans ses eaux territoriales par la marine chinoise. « J’ai assisté au dialogue du Shangri-La depuis plus d’une décennie. Tout au long de cette période, les discours des ministres chinois de la Défense se sont faits de plus en plus directs. Mais celui du général Li a été le plus pugnace de tous », a relevé Michael Fullilove, directeur général du think tank australien Lowy Institute. Nous entendons souvent ce terme d’offensive de charme chinoise, or ce discours était dépourvu de tout charme. »
« Li a parlé de respect mutuel et de s’opposer à la coercition et à l’hégémonie. Voilà qui est plus corsé que ces toasts de kaya que j’ai mangé à mon petit déjeuner hier », a observé avec humour Collin Koh, un chercheur à la Rajaratnam School of International Studies de Singapour. Une allusion à cette pâte à tartiner connue sous le nom de « ka-ia » en chinois hokkien (咖吔), une crème faite à partir de lait de coco, d’œufs et de sucre au goût relevé très populaire en Asie du Sud-Est.
La veille du discours de Li Shangfu, Lloyd Austin avait déclaré que les États-Unis ne « se laisseraient pas intimider par des conduites dangereuses en mer ou dans l’espace aérien international. Je ne pense pas qu’un conflit soit inévitable et je ne pense pas non plus [qu’un tel conflit] soit imminent en ce moment. Nous faisons tout ce qui est de notre ressort pour assurer le maintien [d’une région] Indo-Pacifique libre et ouverte. Nous ne cherchons pas le conflit ou la confrontation, mais nous ne baisserons pas la garde face à la coercition et aux pressions. » Déplorant le refus de Li Shanfu de le rencontrer, Lloyd Austin a encore plaidé pour le dialogue : « Plus nous nous parlons, plus nous pourrons éviter les malentendus et les mauvais calculs qui peuvent mener à une crise ou un conflit. »
Cependant même si les deux responsables de la défense chinois et américain se sont contentés de se serrer la main brièvement, cela n’a pas empêché la tenue de plusieurs rencontres confidentielles entre hauts responsables chargée du renseignement des deux pays en marge de ce rendez-vous annuel à Singapour, selon des sources informées citées par Reuters. Les États-Unis étaient là représentés par Avril Haines, directrice du renseignement national américain.
L’édition 2023 du forum de Singapore aura aussi été l’occasion pour les Philippines de prendre pour la première fois part à un dialogue commun quadripartite avec le Japon, l’Australie et les États-Unis sur la sécurité en Asie de l’Est. Une initiative qui confirme le rapprochement de ce pays avec Washington dû à ce que l’archipel considère comme une menace croissante de la Chine.
Manque d’intérêt de la Chine à se rapprocher des États-Unis
Le mois dernier, le président Joe Biden s’était déclaré convaincu que le dialogue avec son homologue chinois reprendrait bientôt. Mardi dernier, la chaîne américaine CBS a affirmé que le secrétaire d’État américain Antony Blinken se rendrait en Chine le 18 juin prochain, citant des sources anonymes. Mais aucun signe probant d’un tel voyage n’est encore perceptible.
Pour le magazine américain Foreign Policy, « le manque d’intérêt de la Chine à s’engager avec les États-Unis semble provenir du sommet [de la hiérarchie chinoise]. Washington représente un bouc émissaire commode pour le président chinois Xi Jinping : au vu des défis auxquels la Chine est confrontée actuellement, il est utile d’avoir quelqu’un à blâmer. Mais Xi semble aussi penser sincèrement que les États-Unis sont là pour s’en prendre à la Chine. Depuis son arrivée au pouvoir il y a une décennie, la rhétorique anti-américaine n’a cessé de s’aiguiser chaque année. »
Dans Foreign Affairs, John Culver, un ancien haut responsable de la CIA aujourd’hui chercheur à l’Atlantic Council Global China Hub, estime nécessaire de ne pas surestimer le risque d’un conflit imminent avec la Chine. Lorsque Xi Jinping a appelé le 6 mars dernier les généraux de l’Armée populaire de libération (APL) à se tenir prêts pour « oser combattre », il a utilisé les caractères « oser lutter » (敢于斗争, ganyu douzheng) plutôt que « oser combattre » (战斗, zhandou), une nuance de taille. Il a d’autre part répété à la même occasion que l’APL devait « être capable de lutter et de gagner des batailles, gagner des batailles étant la clé pour une armée forte », ce qui laisse entendre qu’elle ne l’est pas actuellement, souligne John Culver.
De leur côté, John Pomfret, journaliste du Washington Post et ancien correspondant à Pékin, et Matt Pottinger, ancien conseiller de Donald Trump pour les affaires asiatiques, expliquent dans la même édition du journal qu’il est certes « trop tôt pour affirmer avec certitude […] qu’un conflit est imminent » mais que, pour autant, « il serait sage pour Taipei, Tokyo, Washington et d’autres capitales de prendre en compte la possibilité sérieuse que Xi décidera de mener une guerre au cours de son règne en tant que dirigeant suprême de la Chine. Au vu de l’échec collectif de l’Europe et des États-Unis à dissuader Poutine d’entrer en guerre, Washington et ses alliés devraient se hâter de renforcer leur dissuasion dans le Pacifique occidental de manière à ce que Xi y réfléchisse à trois fois, comme le dit le proverbe chinois, avant de commettre une agression contre Taïwan ou quiconque. »
Leçons russes
Reste que l’administration Biden sera probablement quelque peu décontenancée par les résultats d’un sondage réalisé par le think tank European Council for Foreign Relations (ECFR) diffusé mercredi 7 juin : une majorité d’Européens préfèreraient rester neutres en cas de conflit entre les États-Unis et la Chine au sujet de Taïwan. Plus de 60 % des personnes qui ont répondu au sondage mené dans onze pays membres de l’Union européenne ont indiqué qu’ils attendaient de leur pays de rester neutre si une guerre devait éclater entre les deux superpuissances. Une majorité des sondés considèrent en outre la Chine plutôt comme un partenaire stratégique qu’un allié, un rival ou un adversaire. Seuls 23 % d’entre eux souhaiteraient que leur pays se range du côté des États-Unis en cas de guerre à Taïwan.
La plupart des experts et des observateurs de la Chine considèrent comme peu probable une guerre à Taïwan dans les toutes prochaines années. Un conflit qu’au vu des forces en présence et du manque d’expérience de l’APL, la Chine risquerait fort de perdre, avec des conséquences funestes pour la crédibilité de Xi Jinping et la stabilité de son régime. Cette perspective d’une guerre perdue paraît d’autant plus plausible au vu des échecs à répétition enregistrés par l’armée russe en Ukraine depuis le début de son invasion le 24 avril 2022. Une situation qui donne certainement à réfléchir aux stratèges chinois compte tenu du fait que Taïwan est une île (entourée de quelques îlots sous administration taïwanaise) qui serait beaucoup plus difficile à prendre que l’Ukraine. Le dernier conflit mené par l’APL remonte à 1979 lorsque Pékin avait voulu « donner une leçon » à son voisin vietnamien, sans succès. L’armée chinoise n’a aucune expérience de débarquement sur une île distante de plus de 180 kilomètres des rivages du continent.
Par ailleurs, si le budget de l’armée chinoise est en constante et forte hausse ces dernières années et s’il est avéré que l’APL a enregistré des progrès importants indéniables, la guerre en Ukraine doit lui faire réfléchir. Les déboires enregistrés par les missiles hypersoniques russes Iskander – que Vladimir Poutine avaient pourtant qualifiés « d’invincibles » face à la défense anti-aérienne offerte à l’armée ukrainienne par les États-Unis – essentiellement des missiles Patriot – ont pour conséquence de mettre en doute l’efficacité des missiles hypersoniques chinois de conception similaire tant vantés par Pékin.
Il reste que Pékin se trouve plus que jamais devant un choix cornélien : soit poursuivre sa politique actuelle d’allié de facto de la Russie avec les risques que cela comporte si celle-ci perd définitivement la guerre, soit accepter de renouer avec son adversaire américain tout en faisant monter les enchères autant que faire se peu pour obtenir des gages probants sur Taïwan et d’autres sujets.
Ce choix prend un certain caractère d’urgence dans un contexte de fortes turbulences pour l’économie chinoise depuis quelques années. Les derniers chiffres publiés montrent ainsi une hausse constante du chômage des jeunes qui dépasse aujourd’hui les 20 % et un recul des exportations tout comme des importations chinoises, au point que certains experts en arrivent à douter de la capacité de la Chine à parvenir à l’objectif officiel d’une croissance de son PIB de 5 % en 2023, après un plancher record de 3 % en 2022.
Mais cette deuxième solution n’est elle-même guère réaliste dans la mesure où Joe Biden et son administration, observés de près par les Républicains très hostiles à la Chine, ne sont pas prêts d’abandonner Taïwan, au risque sinon de perdre toute crédibilité auprès de leurs alliés en Asie de l’Est comme le Japon, la Corée du Sud et l’Australie.
Par Pierre-Antoine Donnet
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