Tiré de orientxxi
12 mars 2024
Par Simon Pierre
Ayodhya, dans l’État de l’Uttar Pradesh, le 22 janvier 2024. Le premier ministre indien Narendra Modi porte une offrande alors qu’il se dirige vers les escaliers du temple de Rāma pour le consacrer officiellement.
Bureau indien d’information de la presse (PIB)/AFP
Le 22 janvier 2024, le premier ministre indien Narendra Modi a inauguré une construction kitsch de style néo-classique à l’emplacement précis de la plus ancienne mosquée moghole du sous-continent, détruite en 1992 par des nationalistes hindous. Fondée par Babour, premier sultan de la dynastie ferghanienne, cette relique avait été vandalisée lors d’émeutes, accompagnées d’un massacre impuni de milliers de musulmans.
Le prétexte invoqué est que la mosquée aurait été érigée sur le lieu de naissance du roi divinisé Rāma, un héros védique ayant vécu il y a 4 000 ans. Or, ce saccage intégriste s’inscrit en fait dans l’agenda nationaliste religieux du Bharatiya Janata Party (BJP) de l’actuel premier ministre. L’aspect raciste de cette offensive, justifiée au nom de la foi, du culte, de l’ordre social et de l’identité hindoue, cible principalement les 225 millions de musulmans (contre 220 millions au Pakistan et 155 millions au Bangladesh), constituant 16 % de la population de l’Inde.
Réécrire les sciences naturelles au nom de la décolonisation
En fait, la campagne coordonnée de réécriture contre la vérité scientifique vise tout autant l’histoire naturelle, physique et biologique que l’histoire sociale et politique. Toutes deux contredisent en effet les vérités sacrées sur la création et l’ordonnancement du monde, de même que l’unicité et l’exclusivité hindoue du roman national.
Cet assaut fondamentaliste est justifié par un même argument : la primauté du savoir traditionnel est menacée par les connaissances occidentales, perçues comme coloniales, et toute légitimité prêtée à l’indo-islamité est elle aussi assimilée à une colonisation. Ce retournement de l’argument anticolonial rappelle celui employé par le Japon militariste des années 1920 et 1930. Humilié par un racisme international bien réel, il a prétexté de l’impérialisme européen pour instaurer sa propre hiérarchie ethnique, encore plus oppressive. Ce mécanisme d’exclusion des principes du progrès occidental au nom d’un particularisme national opprimé est d’ailleurs commun au fascisme italien et au nazisme allemand à la même époque.
Réassurer des dominations anciennes
Cet obscurantisme prive avant tout l’accès des collégiens et lycéens indiens à une information impartiale dans les domaines biologique, géologique, astrophysique, sociaux et politiques, alors que la proportion de scolarisation dans le secondaire est passée de 20 % à 70 % en 50 ans. Face à cette massification de la scolarité, le dévoiement de la lutte contre l’hégémonie coloniale et de l’universalisme eurocentré sert bien au contraire à préserver, renforcer et réimposer la domination bien plus archaïque des castes dominantes, présentées comme nationales, en particulier les brahmanes religieux.
La propagande débilitante du BJP est imposée au peuple avant la spécialisation de terminale. Elle a pour effet de maintenir l’ignorance de chacun dans les domaines qui ne sont pas les siens. Ainsi, la réécriture de l’histoire s’appuie sur le lieu commun selon lequel la civilisation indienne daterait de 5 000 ans (ou plus si affinités). L’argument de l’antériorité et de la continuité d’essence justifierait une prétendue supériorité intrinsèque, en empruntant en réalité à un argument de légitimation national récent et occidental. Ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’une propagande réactionnaire utilise des outils occidentaux pour prétendre restaurer un ordre pré et antioccidental.
Écriture indigène, pensée européenne
Pour étayer leur argument de l’antériorité, les promoteurs de la réécriture historique affirment, à l’encontre du consensus scientifique, que la civilisation de l’Indus (XXIVe-XVIIIe siècle avant J.-C.) était déjà brahmane et indo-aryenne. Cette assertion ressuscite la thèse (dépassée) voulant que l’Inde soit le berceau des Indo-Européens, une perspective européenne, raciste et coloniale. Cela a l’avantage d’éviter de situer les Turco-Iraniens musulmans (Ghaznévides, Ghourides, Mamelouks, Turco-Afghans, Timourides, Moghols et Afghans) dans une longue suite d’autres envahisseurs antéislamiques (Scythes, Kouchans, Huns et Turcs). Cette succession millénaire de flux de peuples centre-asiatiques sur une plus ou moins vaste portion du nord de l’Inde ne s’achève que du fait du barrage britannique puis américain qui, de 1838 à 1989, s’attache à bloquer la descente de l’empire russe puis soviétique.
Or, ce processus a justement été initié par les premiers envahisseurs historiques venus d’Asie centrale : ces mêmes Indo-Aryens qui, à la fin de l’âge du bronze, fondent la religion védique, organisent les castes des brahmanes et militaires (kshatriya) et exploitent celle des tributaires (vaishya). Inversement, du côté nationaliste, ce discours aryaniste emprunte à une idéologie coloniale européenne qui opposait les « civilisations indo-européennes » glorieuses aux civilisations « sémitiques » ou « tartares » ontologiquement inférieures. Dès lors, ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’une telle convocation d’un imaginaire français et britannique colonial vienne soutenir une lutte prétendument anticoloniale.
Une émotion « scientifique » borgne
Ces attaques coordonnées contre l’éducation non conforme à l’hégémonie nationaliste hindoue ont bien suscité quelques réactions, cependant asymétriques et disjointes. D’un côté, le secteur indien des sciences humaines et sociales, notamment sur l’histoire turco-iranienne et islamique, n’a reçu presqu’aucun soutien universitaire international. Inversement, s’il y a bien eu des mobilisations éparses dans les milieux étudiant la biologie et la physique, elles n’ont pratiquement jamais évoqué le cas de l’histoire. Le régime de Modi exploite ces cloisonnements universitaires, en particulier le clivage artificiel entre un monde islamophile, suspecté d’être hostile à tout progrès, et un monde des « sciences dures », suspectant le prosélytisme chez les islamophiles, avec un recul très relatif sur ses propres préjugés culturels et idéologiques.
Ainsi, un article de Science (1) appréhende l’adoption du concept nord-américain et fondamentaliste chrétien d’intelligent design comme une nouveauté, inattendue en contexte non-abrahamique, qui ne serait pas hostile à la théorie de l’évolution (2). Si le mécanisme d’appropriation est valide, la seconde proposition sur l’évolution semble refléter d’emblée les préjugés occidentaux qui tendent à valoriser le polythéisme, et a fortiori les « philosophies orientales », sans avoir à démontrer son hypothèse. Pour autant, les auteurs ont sans doute raison de dire que cette importation repose sur une réécriture ultra-chauvine de l’histoire « prétendant que toutes les grandes découvertes scientifiques peuvent être retracées jusqu’à l’Inde antique », divine et brahmanique. Ainsi, la revue Scientific American (3) évoque la suppression du passage d’histoire contemporaine portant sur « la révolution industrielle ». Son auteur Dyani Lewis y explique que, outre la biologie, les livres scolaires sont amputés de chapitres entiers sur les sources d’énergie, la « démocratie », la « diversité » et les « défis à l’encontre de la démocratie ».
Enfin, Nature (4) observe à juste titre que « l’Inde n’est pas le seul pays postcolonial à se débattre avec la question de la manière d’honorer et de reconnaître les formes de savoir plus anciennes ou autochtones dans ses programmes scolaires ». L’auteur n’a guère que l’exemple du rapport aux Maoris de la Nouvelle-Zélande, pays complètement occidental. Voilà qui limite la portée de l’argument mettant en exergue que là-bas au moins, « on ne supprime aucun contenu scientifique important ».
Cela étant, Science, Nature et Scientific American n’accordent pas une ligne à la question de l’enseignement de l’histoire ancienne, médiévale et moderne. Ils semblent ne pas avoir été informés, ou être incapables de corréler ces attaques avec celles qui ciblent les sciences humaines, l’histoire de l’islam, et finalement les musulmans dont la survie physique, politique et symbolique est menacée, en même temps que l’avenir de la « diversité » et de la « démocratie » de l’Inde toute entière.
Réactions modérées
Comme le résume dans Deutsche Welle (DW) la journaliste Sushmitha Ramakrishnan (5), ni la promotion d’un fanatisme religieux-national, ni l’annihilation de toute compréhension de l’histoire humaine ne semble poser un problème « aigu » aux 2 000 signatures réclamant le retour des théories de l’évolution dans les livres scolaires. Seul importe « le déni de notre compréhension moderne de l’évolution », écrit-elle. Ce dernier est absolument crucial, en effet, mais il est indissociable du discours (a)historique nationaliste hindou qui l’utilise et le sous-tend.
Finalement, dans la moisson de références sur Google, seule une infime partie de la presse (jamais les médias spécialisés en sciences) fait allusion à l’aspect anti-islamique et antimusulman de cette réécriture de l’histoire, toujours dans des paragraphes lapidaires. Ainsi, un article du Financial Times (6) évoque seulement l’effacement de la toute dernière dynastie indienne des Moghols (XVIe-XVIIIe siècle) et « l’indignation des milieux académiques », sèche et réductrice allusion que le Irish Times reproduit à partir de la même dépêche.
Réciproquement, il n’y a dans cette remarque aucun rapprochement fait avec l’enjeu majeur porté aux sciences en général, aucune montée en universalité et en commune humanité concernant les sciences humaines et sociales, et par conséquent aucune mise en perspective de ce que cela implique pour les droits sociaux et politiques des centaines de millions de citoyens musulmans de l’Union indienne.
La préparation méthodique d’un ethnocide
De l’autre côté, la chaîne Al-Jazeera (7) identifie cette focalisation sur les seuls Moghols en ce qui concerne les sciences humaines. Pour autant, le média qatari s’est inquiété dès 2018 des signes avant-coureurs de cette politique anti-islamique, avec le changement de nom de la grande cité d’Allahabad par le gouvernement provincial d’Uttar Pradesh. Cet État-test est en effet à la pointe de cette politique d’hindouisation forcée. Longtemps au cœur des États du sultanat de Delhi et de l’empire moghol, la population musulmane y est en effet la plus importante d’Inde : 20 % de la province, équivalent à 48 millions d’habitants, soit près du quart de tous les musulmans indiens.
Dirigée par un ministre en chef (chief minister) raciste, le « moine » hindou nommé Yogi Adityanath, cette part de la population a déjà perdu la plupart de ses droits. En 2020, ce dirigeant milite plus ou moins ouvertement pour l’expulsion de tous les musulmans vers le Pakistan. Il déclare d’ailleurs à propos des manifestations contre la pénalisation du divorce de droit musulman de décembre 2019 : « S’ils ne comprennent pas les mots, ils comprendront les balles ». Comparable à son homologue birman (et bouddhiste) Ashin Wirathu à l’encontre des Rohingyas, il a notamment préconisé l’enlèvement de musulmanes en représailles (au centuple) pour tout mariage d’une fille hindoue à un musulman.
Une bonne part du récit nationaliste hindou repose sur la vengeance contre une colonisation islamique millénaire des hindous. Un élément clef de ce discours de persécution est celui des dites « conversions forcées ». Mais le simple fait que les hindous soient encore majoritaires montre qu’il s’agit bien d’un fantasme, en outre contredit par le droit musulman (fiqh) qui a habilement projeté sur les hindous le droit théoriquement limité aux seuls monothéistes de conserver leur religion en échange du paiement d’un « cens », ainsi que le pratique des sultanats locaux.
Yogi Adityanath annonce aussi vouloir installer des dieux hindous « dans toutes les mosquées ». On en conclut que s’il se trouve un mouvement hindouiste pour abattre les mosquées et construire des temples polythéistes, c’est précisément parce qu’il n’y a pas eu de conversion forcée en Inde, contrairement au Mexique désormais catholique à 100 %, et où personne ne veut détruire des églises pour ériger des pyramides néo-aztèques.
Modi se garde bien de relayer cet aspect du processus pour éviter les réactions occidentales. Cependant, au niveau fédéral, sa politique s’illustre notamment par le changement du nom officiel du pays, d’« Hindoustan » en persan médiéval (8)
, à « Bharat ».
Les historiens et les islamisants inaudibles
Contrairement à la presse scientifique, les journalistes d’Al-Jazeera ne se contentent pas de parler de mosquées et de dynasties musulmanes. Ils décrivent toute la révision de l’enseignement dans 14 États fédérés, détaillant, en plus du programme des classes de première, les chapitres des classes de seconde et troisième sur l’évolution, la diversité des organismes, et mentionnent la suppression de la deuxième partie du chapitre « Hérédité et évolution ». Ils citent un professeur indien déplorant que ses élèves perdent ainsi le seul « lieu pour débattre et défier les notions religieuses », l’occasion pour un « enseignant d’amener les étudiants à distinguer la "foi comme moyen de savoir" et la "science comme moyen de savoir" » (9).
En somme, la presse islamophile critique clairement la suppression des sciences naturelles irréligieuses dans le secondaire indien, tandis que les médias scientifiques ignorent ou minimisent l’éradication des sciences historiques liées à l’islam. Cette asymétrie avantage l’image internationale du régime indien, qui privilégie la promotion du yoga tout en dissimulant ceux qui, parmi ses troupes, en viennent désormais à menacer ouvertement les symboles universels tels que Gandhi ou le célèbre Taj Mahal.
La dissociation entre la réaction aux atteintes envers les sciences naturelles et les sciences humaines en Inde ne découle pas uniquement des préjugés de biologistes ou physiciens occidentaux. Le silence des milieux universitaires internationaux spécialisés dans les études du sous-continent indien, tant anciennes que modernes, mais aussi des chercheurs en sociétés arabo-musulmanes en général porte une grande part de la responsabilité.
Quand islamophobie se marie avec philo-hindouisme
Les nationalistes hindous progressent justement de l’absence de réaction internationale, en attaquant les vérités biologiques et historiques, mettant en péril la science en général. Les communautés occidentales concernées ont réagi timidement, négligeant l’intersection de leurs disciplines, ce qui a permis à cette menace de croître. Modi adopte volontiers, et de façon réussie, une posture décoloniale avec les hippies, et aryaniste avec les fascistes. Dans ce récit euro-compatible, l’Inde aurait été tout à la fois et successivement un phare scientifique écrasé par l’obscurantisme islamique, puis la victime d’un Occident désanimé.
Le BJP exploite habilement l’islamophobie, l’antidarwinisme, l’anticolonialisme et le philo-hindouisme pour mettre en œuvre son programme de « restauration » réactionnaire, considérant tout apport islamique ou occidental comme des agressions « coloniales » contre l’authenticité et la supériorité ontologique de Bharat.
En activant l’islamophobie occidentale et en exploitant le relativisme postmoderne, Modi et les nationalistes hindous établissent un récit qui peut associer d’une main l’islam à l’oppression et à la régression, et de l’autre les traditions hindoues comme des coutumes et sagesses de peuples premiers à imposer aux droits humains et aux sciences expérimentales. S’ils jouent sur un antagonisme commun envers l’islam, ils s’astreignent à rester discrets sur le bouddhisme - cette autre « philosophie orientale », mais appréciée en Occident -, religion réformée du premier empire indien des Maurya et bannie sous les Gupta, n’ayant dans leur récit que la place du silence gêné.
En conclusion, il parait nécessaire de manifester un tant soit peu de solidarité avec ceux qui luttent sur place pour garder le droit de transmettre les connaissances en biologie, en physique ou en géologie, autant qu’en progrès humain, social et politique dans l’histoire islamique, britannique puis laïque de l’Inde médiévale, moderne et contemporaine.
Notes
1. « Not teaching evolution is an injustice », L.S. Shashidhara et Amitabh Joshi, Science, 23 juin 2023.
2. NDLR. Intelligent design ou le dessein intelligent est une théorie pseudo-scientifique selon laquelle certaines observations de l’univers et du monde du vivant s’expliquent mieux par une cause « intelligente » que par des processus non dirigés tels que la sélection naturelle.
3. « India cuts periodic table and evolution from school textbooks », Dyani Lewis, Scientific American, 1er juin 2023.
4. « Why is India dropping evolution and the periodic table from school science ? », éditorial, 30 mai 2023.
5. « India cuts the periodic table and evolution from school textbooks », DW, 6 février 2023.
6. « India drops evolution and periodic table from some school textbooks », John Reed and Jyotsna Singh, Financial Times, 6 juin 2023
7. « Mughals, RSS, evolution : Outrage as India edits school textbooks », Srishti Jaswal, Al-Jazeera, 14 avril 2023.
8. Dérivé persan de Sindus (d’où le Sind), désignant le fleuve dont le nom latin est conséquemment « Indus ».
9. Le gouvernement justifie également cette révision honteuse ou craintive, en invoquant une « rationalisation » dans le contexte de la pandémie de Covid-19.
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