Tiré de orientxxi
26 février 2024
Par Martine Bulard
Riyad Al-Maliki (à gauche), ministre des affaires étrangères de l’Autorité palestinienne, serre la main de Ma Xinmin (à droite), directeur général du Département des traités et du droit du ministère des affaires étrangères chinois, lors d’une audience à la Cour internationale de Justice (CIJ) à La Haye, sur les conséquences juridiques de l’occupation israélienne des territoires palestiniens, le 22 février 2024.
Robin van Lonkhuijsen/ANP/AFP
Depuis qu’elle a parrainé la réconciliation spectaculaire entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, en mars 2023, les commentateurs voient la Chine partout. Certains l’ont même imaginée prête à prendre la place des États-Unis ou, en tout cas, à endosser l’habit du faiseur de paix entre Palestiniens et Israéliens. Aujourd’hui, la déception semble à la mesure de cette attente inconsidérée. Quatre mois après le 7 octobre 2023, c’est plutôt morne plaine. Tel-Aviv bombarde, Pékin se tait. Et tout le monde se demande : mais que fait la Chine ?
« L’Occident confond l’agitation et l’action », me répond un ex-diplomate chinois à l’Unesco, qui rappelle que les dirigeants de son pays sonnent rarement les trompettes avant d’avoir atteint leur but. En l’occurrence, il faut obtenir « d’abord un cessez-le-feu durable » puis un accord sur « une feuille de route conduisant à la paix ». Vaste programme. Les bonnes relations de Pékin avec les pays arabes comme avec Israël sont censées faciliter la chose. Mais Tel-Aviv s’est déclaré « profondément déçu » des premières déclarations des dirigeants chinois.
Dès le 8 octobre 2023, un communiqué du ministère des affaires étrangères chinois pointe la gravité des évènements et appelle « les parties concernées à mettre immédiatement fin aux hostilités afin de protéger les civils et d’éviter une nouvelle détérioration de la situation » (1). Le lendemain, l’une des porte-parole, Mao Ning, se fait plus précise : « Nous nous opposons et condamnons les actes qui portent atteinte aux civils ». Sans ambiguïté, elle condamne donc les massacres mais elle ne mentionne pas le Hamas, à l’heure où le monde entier est prié de dénoncer « l’organisation terroriste ». Surtout, elle inscrit ces crimes dans le temps long de l’affrontement israélo-palestinien : « La récurrence du conflit montre, une fois de plus, que l’impasse prolongée du processus de paix ne peut pas perdurer » (2). Impardonnable.
Cette analyse rencontre pourtant celle de la plupart des pays de la région, en dehors de l’Inde et des pays asiatiques « occidentaux », tels la Corée du Sud ou le Japon qui se sont rangés derrière Israël — avec quelques nuances pour Tokyo qui a refusé de parler « d’organisation terroriste » à propos du Hamas, et n’a pas voulu « se joindre aux États-Unis, au Royaume Uni, à la France, à l’Allemagne et à l’Italie pour publier [le 9 octobre] une déclaration commune (…) promettant un soutien uni à Israël » (3). La Chine ne manque pas de souligner que, loin d’être isolée, elle se trouve en phase avec nombre des pays du Sud. En démontrent les votes au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU), où Washington et Tel-Aviv sont bien seuls.
Déjà Mao Zedong…
La position chinoise n’a rien d’opportuniste. Son soutien aux Palestiniens est historique, impulsé dès le début par Mao Zedong, bien qu’Israël ait été l’un des premiers États à reconnaître la République populaire de Chine, dès 1950 (contre 1964 pour la France, et 1972 pour les États-Unis). Selon les principes du non-alignement dont le pouvoir chinois est partie prenante, le Grand Timonier appuie ostensiblement tout mouvement de libération et de lutte contre la colonisation, ce qui inclut par exemple l’Égypte de Gamal Abdel Nasser. Une solidarité sans faille, certes, mais davantage politique que financière ou militaire. En 1988, Pékin reconnait l’État palestinien. Néanmoins, il n’est encore qu’un nain politique.
Depuis, son poids au Proche-Orient a singulièrement évolué, même si la Chine reste d’une très grande prudence. Mêlant habilement commerce et politique, elle instaure des relations avec les vingt-deux pays de la Ligue arabe au début des années 1990, et exige d’eux, en contrepartie, une rupture diplomatique avec Taïwan.
Dans un premier temps, elle rentre dans le maelstrom proche-oriental par la petite porte du commerce énergétique. Sa soif de pétrole et de gaz la pousse à développer des liens avec les pays du Golfe puis, plus lentement, avec l’Iran. Ces partenaires vont assurer près des deux tiers de son approvisionnement au début des années 2000. Toutefois, Pékin reste méfiant et s’attache à diversifier ses sources : ses achats énergétiques en provenance de la région ne dépassent pas actuellement 46 % du total. Dans le même temps, les entreprises chinoises s’enrichissent en vendant leurs marchandises, et les investissements commencent à décoller. Les échanges avec Israël, officiellement reconnu en 1992, connaissent eux aussi une croissance fulgurante.
La Chine est alors en pleine phase de normalisation. Dans ce monde qu’elle sait sous influence américaine — et donc intouchable —, elle préserve ce qu’elle estime être son devoir internationaliste : la défense des droits du peuple palestinien. En 1997, les dirigeants adoptent un plan de paix en quatre points qu’ils défendent à l’ONU et dans leurs rencontres bilatérales, sans toutefois en faire une priorité (4).
Une politique arabe tardive
Il faudra cependant attendre les années 2000 pour assister à un changement de stratégie diplomatique au Proche-Orient. Plusieurs éléments y poussent. La politique de tout-export et d’implantation mondiale suppose de sécuriser ses relations : rien n’est plus dangereux aux yeux de Pékin que l’instabilité. En 2002, la Chine se dote d’un envoyé spécial pour le Proche-Orient chargé de faire le tour des popotes, même s’il échappe au radar de la plupart des observateurs. Deux ans plus tard, elle crée le Forum de coopération Chine–États arabes qui comprend les vingt-deux pays de la Ligue arabe. Le Forum prend de l’importance avec le lancement des nouvelles routes de la soie qui se déclinent en plusieurs thèmes, et abordent diverses questions : économiques (avec 10 milliards de dollars d’investissements promis en 2023), politiques, géostratégiques et militaires.
Pékin est obsédé par deux menaces. Tout d’abord, les mouvements indépendantistes des Ouïghours musulmans au Xinjiang, notamment après les révoltes de 2009. La Chine compte sur la solidarité des pays arabes dans ce domaine. De plus, elle craint qu’en cas de conflit les États-Unis bloquent les goulots d’étranglement que représentent le détroit d’Ormuz, le canal de Suez et le détroit de Bab El-Mandeb. Cela explique les rapprochements avec l’Égypte, où le président Xi Jinping s’est rendu deux fois depuis son arrivée au pouvoir, ainsi que les investissements dans les infrastructures portuaires.
Israël, un partenaire sous influence
Le possible blocage américain n’est pas qu’un fantasme. En juillet 2000, sous pression des États-Unis, le gouvernement israélien annule un contrat portant sur quatre avions militaires Falcon. D’autres interdictions tomberont. Si entre 1990 et 2000, les ventes d’armes israéliennes à Pékin atteignent 323 milliards de dollars (298 milliards d’euros), elles passent à zéro en 2002, selon les données du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI). Exit celui qui figurait alors au troisième rang parmi les acheteurs d’équipements militaires israéliens. L’Inde, le voisin honni, prend sa place. Pas étonnant que Pékin ne considère pas Tel-Aviv comme un partenaire stratégique très fiable.
Les affaires étant les affaires, les entreprises chinoises publiques et privées développeront quand même leurs investissements dans les domaines alimentaires, des télécommunications et de la recherche (Huawei), de la cybersécurité et des infrastructures (tramway, port). Mais là encore, la société chinoise qui gérait une partie du nouveau port de Haïfa se retrouve marginalisée, sur intervention de Washington qui y voit un danger pour la base servant d’escale à ses sous-marins située à quelques encablures plus loin. Une fois encore, c’est un groupe indien, Adani, qui rafle la mise. De quoi conforter les doutes chinois. Car même si les deux pays sont étroitement liés commercialement, la Chine occupe la troisième place dans les échanges israéliens, derrière les États-Unis et l’Union européenne. Elle maintient donc le dialogue en tablant sur l’avenir, sans illusion. À court terme, elle ne dispose pas du moindre levier pour pousser aux négociations. Certains lui reprochent de ne pas se préoccuper du sort d’une otage sino-israélienne du 7 octobre 2023, Noa Argamani. Ils oublient que les autorités chinoises ne reconnaissent pas la double nationalité, et considèrent cette femme comme israélienne, ainsi que l’a rappelé l’ambassadeur à Tel-Aviv, se déclarant sensible au sort « de tous » les otages.
Un ancrage solide avec un minimum de publicité
En maniant habilement les relations bilatérales avec chaque gouvernement, les interventions au sein des organisations multilatérales dédiées et les échanges commerciaux, la Chine a conforté sa présence au Proche-Orient. Elle est devenue le premier partenaire commercial de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de l’Iran, à qui elle paie ses achats de pétrole en yuans et non plus en dollars. Cela en dit long à la fois sur la confiance des dirigeants arabes dans l’économie chinoise, et sur la méfiance des pétromonarchies à l’égard des États-Unis, capables à tout moment geler leurs avoirs, comme Washington l’a montré pour la Russie. Le succès est d’autant plus solide que, fidèles aux principes de non-ingérence, les dirigeants chinois veillent à ne jamais s’immiscer dans les querelles régionales (Iran contre Arabie Saoudite, Qatar et Émirats arabes unis, Houthis et Yémen-Arabie Saoudite).
Comme le résume parfaitement l’ex-premier ministre australien Kevin Rudd (5) :
Cette présence stratégique croissante a été rapide et remarquable. Une fois de plus, [sa] capacité à mettre en œuvre sa stratégie avec un minimum de publicité a été fondée sur son formidable levier économique dans chaque capitale, et sa capacité à minimiser le risque d’être prise dans le réseau complexe des tensions intrarégionales. En ne prenant pas parti, la Chine a établi, développé et maintenu des amitiés avec tous les belligérants de la région, équilibrant soigneusement ses relations avec l’Iran, les États arabes et Israël.
De fait, la Chine a multiplié contacts et discussions. Après avoir rencontré l’ambassadrice d’Israël à Pékin le 17 octobre 2023, son envoyé spécial pour le Proche-Orient Zhai Jun s’est lancé dans une valse de voyages, d’abord au Qatar où se négociait le sort d’une partie des otages du Hamas les 19 et 20 octobre, puis le jour suivant en Égypte afin de participer au Sommet du Caire pour la paix, le 24 octobre aux Émirats arabes unis, et ensuite en Jordanie et en Turquie.
Signe des temps : le 20 novembre 2023, une délégation composée de ministres des affaires étrangères de pays membres de la Ligue arabe (Arabie Saoudite, Égypte, Jordanie, Qatar, État palestinien) et de l’Organisation de la coopération islamique (Indonésie, Nigéria, Turquie), lancée dans une tournée internationale en faveur de la paix, a commencé son périple par Pékin et non par Washington ou Paris. Le lendemain, se tenait une réunion des BRICS+ (Brésil, Russie, Chine, Afrique du Sud auxquels se sont joints depuis le début de l’année, l’Éthiopie, l’Iran, les Émirats, l’Arabie saoudite) entièrement consacrée à cette guerre. Deux jours plus tard, se mettait en place un premier cessez-le-feu temporaire et un premier échange d’otages. Certains observateurs y ont alors vu une preuve de l’efficacité chinoise… C’était aller un peu vite en besogne.
Pas question de tomber dans le piège américain
Depuis rien n’a avancé. Et les dirigeants occidentaux – Américains en tête –reprochent à l’empire du Milieu de ne pas intervenir pour mettre fin aux attaques des Houthis qui ciblent les navires liés à Israël en mer Rouge. Ils l’accusent de ne pas faire pression sur l’Iran. Pékin assure de son côté avoir demandé que « cessent ces attaques » qui pénalisent ses exportations. C’est notamment le cas du géant du transport maritime Cosco qui a dû emprunter une route plus longue et donc plus coûteuse. Mais les moyens d’action de la Chine restent limités.
Il lui est surtout reproché de ne pas participer à la coalition dirigée par les États-Unis qui bombarde les positions houthis au Yémen, alors qu’en 2008, elle avait rejoint le front occidental pour lutter contre les pirates attaquant les porte-conteneurs. Mais « nous ne sommes pas les shérifs du monde, rappelle l’ancien ambassadeur, nous respectons le droit international ». En 2008, il y avait en effet un mandat de l’ONU, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Et pour cause, Washington ne pourrait obtenir de feu vert sans contraindre Israël à accepter un cessez-le-feu immédiat.
Plus fondamentalement, la Chine ne veut pas mettre le moindre orteil dans ce « bourbier », fabriqué et entretenu par les États-Unis selon elle. Ce que Wang Yi, le ministre des affaires étrangères, traduit ainsi à l’issue d’une rencontre avec ses homologues d’Arabie Saoudite, de Bahreïn, du Koweït, d’Oman, d’Iran et de Turquie, en janvier 2022 :
Le Moyen-Orient a une longue histoire, des cultures uniques et des ressources naturelles abondantes, mais la région souffre de troubles et de conflits depuis longtemps, en raison d’interventions étrangères (6).
Et d’enfoncer le clou : « Les projets de grand Moyen-Orient proposés par les États-Unis ont des conséquences désastreuses ».
Rappelant à la suite du président Xi Jinping qu’il « ne peut y avoir de sécurité dans la région sans une solution juste à la question de la Palestine », il ajoute : « Nous croyons que les peuples du Moyen-Orient sont les maitres du Moyen-Orient. Ils n’ont pas besoin d’un patriarcat ».
Selon Wang Yi,
certains politiciens et membres de l’élite américaine espèrent que [nous allons] répéter leurs erreurs et combler le « vide de pouvoir » qu’ils laissent. Mais la Chine ne tombera pas dans le piège. (…) Elle ne cherche pas à remplacer les États-Unis.
Que les États-Unis se débrouillent donc avec le chaos qu’ils ont créé ! Pour l’heure, la Chine compte les points de l’impuissance américaine et laisse le monde prendre conscience du double standard occidental dans la défense des droits humains. Reflétant l’opinion de nombre de dirigeants, le ministre jordanien des affaires étrangères Ayman Safadi a ainsi renvoyé dans les cordes le représentant du président Joe Biden en lui rétorquant : « Si un autre pays dans le monde faisait un fragment de ce qu’Israël a fait, il se verrait imposer des sanctions de tous les coins du monde » (7).
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Toujours aussi peu habile, l’ambassadeur de Chine en France, Lu Shaye, a publié sur X (ex-Twitter) la photo des bombardements à Gaza et celle des champs cultivés du Xinjiang, comme si les massacres des uns pouvaient justifier la répression des autres.
Certes Pékin ne peut pas asseoir son autorité internationale sur la seule faillite du camp occidental. Mais elle ne peut aujourd’hui que multiplier les initiatives diplomatiques de dialogue et de rencontre, quand d’autres comme Washington disposent d’un atout infaillible pour faire céder Tel-Aviv : arrêter les livraisons d’armes.
Terrorisme et lutte armée vue par Pékin
Le représentant chinois à la Cour internationale de justice (CIJ), Ma Xinmin, a été auditionné le 22 février 2024. Il a défendu le droit des Palestiniens à un État et a fait la différence entre « terrorisme » et « lutte armée » pour l’indépendance. Ci-dessous un extrait de son intervention :
Dans la poursuite du droit à l’autodétermination, le recours à la force par le peuple palestinien pour résister à l’oppression étrangère et pour achever l’établissement d’un État indépendant est un droit inaliénable, fondé en droit international. Après la seconde guerre mondiale, divers peuples y ont eu recours pour gagner leur indépendance. De nombreuses résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies, telle la résolution 3070 de 1973, reconnaissent « la légitimité de la lutte du peuple pour la libération de la domination coloniale et l’occupation étrangère par tous les moyens disponibles, y compris la lutte armée ». Cela se reflète également dans les conventions internationales. Par exemple, la Convention arabe pour la répression du terrorisme de 1998 affirme « le droit des peuples à combattre l’occupation et l’agression étrangères par tous les moyens, y compris la lutte armée, afin de libérer leurs territoires et de garantir leur droit à l’autodétermination et à l’indépendance ». Ainsi la lutte armée est fondée sur le droit international et se distingue des actes de terrorisme. Cette distinction est reconnue par plusieurs conventions internationales. Par exemple, l’article 3 de la Convention de l’Organisation de l’unité africaine sur la prévention et la lutte contre le terrorisme de 1999 stipule que « la lutte menée par les peuples conformément aux principes du droit international pour leur libération ou leur autodétermination, y compris la lutte armée contre le colonialisme, l’occupation, l’agression et la domination par des forces étrangères ne doit pas être considérée comme des actes terroristes ». En revanche, l’usage de la force par toute entité ou individu au nom « du droit à l’autodétermination » en dehors du contexte de domination coloniale ou d’occupation étrangère n’est pas légitime. De plus, pendant la lutte armée légitime des peuples, toutes les parties sont tenues de respecter le droit international humanitaire et, en particulier, de s’abstenir de commettre des actes de terrorisme en violation du droit international humanitaire.
Martine Bulard - Ex-rédactrice en chef du Monde diplomatique, autrice notamment de Chine-Inde, La course du dragon et de l’éléphant, (Fayard, 2008), L’Occident malade de l’Occident (avec Jack Dion, Fayard, 2009).
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