Édition du 18 juin 2024

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Les intellectuels de service

De tout temps et dans tous les pays, les intellectuels sont un groupe particulier au sein des classes sociales et des luttes de classes. Il y en a des intelligents et des moins brillants, des sympathiques et des antipathiques, mais tous s’insèrent dans ces luttes de classes, consciemment ou non. Comme la classe dominante exerce une influence déterminante sur la marche des choses, la grande majorité des intellectuels se retrouve de ce côté : ils et elles font la « bataille des idées » pour conforter le pouvoir en place et pour convaincre les dominés : « c’est dommage, mais il faut accepter la domination, car il n’y a pas d’alternative ». Mais ces intellectuels de service ne sont pas les seuls à occuper le terrain. D’autres viennent des luttes et des mouvements populaires. Ils travaillent avec ces mouvements, qu’ils soient intellectuels « à temps plein » ou producteurs de connaissances à travers les multiples registres de l’action et de la pensée. Ces intellectuels dissidents jouent un rôle très important dans la lutte de classe. Ils permettent aux mouvements de synthétiser leurs idées, de les transformer en éléments de stratégie.

On retrouve les intellectuels de service directement avec leurs maîtres dans des fonctions politiques et culturelles. Ils rédigent les discours, ils préparent les programmes. Ils travaillent fort avec d’autres intellectuels-subalternes dans les médias, car leur fonction est de transformer la domination en hégémonie, en système de pensées, de valeurs, de principes, où les dominés intériorisent leur domination. Ils naturalisent le capitalisme, l’État, les appareils répressifs : ce sont des choses « normales », obligatoires dans des sociétés « civilisées ». Également ils diabolisent les mouvements populaires, la dissidence, l’esprit de révolte. Ils font semblant de ne pas connaître le travail qui se fait à la base où des populations s’émancipent, retrouvent leur dignité et résistent. Ils mettent toute l’emphase sur la « casse », la confrontation, la perturbation, comme si les actions de résistance étaient des causes, et non des conséquences, d’un ordre social inique.

Je veux mentionner deux intellectuels de service qui sont des champions dans leur domaine. Il y a Christian Rioux qui est le correspondant du Devoir à Paris. Aujourd’hui Rioux essaie de vous expliquer que l’extrême-droite en France (le Front national), c’est la même chose que Syriza, ce qu’il appelle l’extrême-gauche en Grèce. Rioux est un gars intelligent et aussi il connaît le domaine du politique car quand il était rédacteur marxiste-léniniste du journal En Lutte, il avait appris une chose ou deux. En amalgamant le FN et Syriza, Rioux discrédite les efforts du mouvement populaire en Grèce pour sortir de la prison néolibérale dans laquelle les dominants et leurs relais politiques comme le Parti socialiste en France ont placé l’Europe toute entière. La résistance à cet ordre inique devient pour Rioux un affreux « populisme » où extrême-droite et extrême-gauche se rejoignent contre la démocratie. Je constate que Rioux a retenu de sa période ML l’art de la démagogie et de la tromperie et qu’il a « modernisé » sa vision binaire, simpliste, manichéenne d’antan : il y a les bons et les méchants et les méchants, ce sont ceux qui résistent.

Un autre chevalier du dénigrement des mouvements populaires et Joseph Facal. Ce « lucide » qui s’est retrouvé parmi les fidèles du liquidateur du PQ Lucien Bouchard est parti à la défense de la démocratie. Les ennemis de la démocratie, c’est évidemment les étudiants qui osent mettre en péril cette « grande institution » qu’est l’université. Il ne dit pas que ce sont les étudiants des années 1960, avant son temps, qui ont imposé par leurs luttes une démocratisation relative de l’université. Il en fallu des grèves et des manifs pour briser cette « grande institution » qui était carrément à l’époque au service des dominants (moins de 7% des enfants finissaient leur secondaire). Il ne dit pas que la résistance actuelle et passée empêche le PQ et le PLQ de nous faire revenir avant la révolution tranquille en fermant les portes des universités et en transformant les cégeps en « écoles techniques ». Pour lui, la résistance des étudiants est en soi condamnable et dans le fonds, ils n’ont pas le droit de faire la grève.

Ce sont les mêmes arguments qu’on employait dans une époque pas si lointaine contre les travailleurs et les travailleuses. Il a fallu de grandes batailles dont l’occupation de la United Aircraft en novembre 1974 pour que la société impose aux dominants et à l’État de « civiliser » le capitalisme (d’où la loi 45 qui depuis interdit l’utilisation de briseurs de grèves). Cette action militante et « illégale » était nécessaire pour briser le mur. Aujourd’hui les étudiants se font traiter de voyous comme les travailleurs l’étaient à l’époque par les ancêtres de Facal et de Rioux.

Ceux-ci ne sont que deux pions dans un vaste système qui dispose du monopole de la parole au Québec, quitte à laisser une petite place ou deux pour des voix dissidentes, de manière à donner l’impression qu’il y a encore une certaine démocratie. Mais malheureusement pour eux, ce dispositif du pouvoir fonctionne moins qu’avant. Il y a maintenant des réseaux et des moyens de communication qui permettent une autre prise de parole. Il y a donc de plus en plus d’intellectuels qui refusent d’être « de service ».

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