Dans la confusion, l’horreur et la désolation qui ont suivi les explosions du marathon de Boston le 15 avril, une seule chose était claire : certains avaient décidé qui étaient les responsables, au mépris des faits.
Avant même qu’il y ait un bilan précis des victimes, certains dans les médias de droite et parmi les islamophobes patentés se sont mis à suggérer que cet acte ne pouvait bien évidemment être le fait que de terroristes musulmans.
Dans l’ensemble, dans les heures qui ont suivi les explosions ayant fait 3 morts et 176 blessés, les médias sont restés, pour l’essentiel, assez mesurés, comparés à certains drames précédents. Les présentateurs n’ont fait que répéter la stricte vérité : il était trop tôt pour savoir qui avait perpétré ces attaques et connaître les motivations de leurs auteurs. Furent surtout mises en avant des images de courage et d’espoir – les secouristes et les gens ordinaires qui se sont précipités sur les lieux du carnage pour s’occuper des blessés, mettre les gens à l’abri et offrir un peu de réconfort.
Mais au fil des heures, et du temps d’antenne à combler, les spéculations d’insipides « experts » médiatiques ont surgi.
Sur CNN et WABC, on rapporta que la police recherchait un « homme à la peau foncée ou un homme noir » parlant « éventuellement avec un accent étranger ». Le New York Post, qui ne rate jamais une occasion de se vautrer dans le racisme, rapporta à tort que 12 personnes avaient été tuées, que la police croyait un Saoudien responsable de ces actes et que cet homme était sous surveillance dans un hôpital des environs.
Sous entendu : on assistait à un nouveau 11 septembre. Or la police de Boston déclara un peu plus tard qu’il n’y avait pas de suspect en garde à vue, Saoudien ou autre.
Un Saoudien, étudiant à l’université de Boston fut bien interrogé dans un hôpital des environs. Il figurait parmi les victimes des explosions ayant subi de graves brûlures. Selon Boston.com, un responsable des forces de l’ordre a affirmé que l’homme avait été taclé puis retenu par un passant après avoir été aperçu quittant les lieux précipitamment, à l’instar de centaines d’autres essayant d’échapper aux explosions.
Malgré la déclaration de la police, Steve Emerson, expert en terrorisme autoproclamé, est allé sur C-SPAN dire ce qu’il pensait de l’étudiant saoudien non identifié, dès le lendemain des explosions. « J’ai eu accès à certaines informations top secrètes », a dit Emerson. « Il semble que c’est un acte terroriste commis pour des raisons politiques… sur la page Facebook de la personne en question, il y avait des messages assez révélateurs hostiles aux États-Unis. Certes il n’a pas été inculpé à l’heure qu’il est, mais les brûlures sur sa peau correspondent aux résidus de la bombe qui a explosé. »
Sur Fox News, Emerson fut contraint d’admettre que « le suspect saoudien a été mis hors de cause ». Mais il a assuré à la présentatrice de Fox Megan Kelly que les explosions ne pouvaient être que l’œuvre de terroristes islamistes. Pourquoi ? Parce que l’utilisation d’une bombe est « la marque de fabrique » des terroristes islamistes, tandis que, toujours selon lui, les terroristes d’extrême droite « utilisent des armes à feu pour perpétrer leurs attaques ».
Apparemment, cet « expert » en terrorisme avait oublié que c’est bel et bien une bombe qui explosa devant un bâtiment fédéral à Oklahoma City – attaque terroriste la plus meurtrière sur le sol américain jusqu’au 11 septembre –, déposée par des membres d’une milice suprémaciste blanche.
Le raccourci raciste consistant à n’envisager la responsabilité que d’un terroriste musulman ne se limita pas aux médias. Les hommes politiques eurent tôt fait d’entrer dans l’arène.
Interrogée pour savoir si elle connaissait le pourquoi des ces explosions, la sénatrice du Maine Susan Collins (membre du Parti républicain et de la commission chargée du renseignement au Sénat) déclara : « chaque fois qu’une attaque de ce genre se produit, il est difficile de ne pas songer à la responsabilité de l’extrémisme islamiste. » Semblant se rendre compte qu’elle était en train de proférer publiquement des accusations sans fondement, elle s’empressa d’ajouter : « Mais je n’ai aucune preuve qui puisse accréditer cette thèse. »
Sur CNN, l’ancienne députée démocrate Jane Harman apparut dans l’émission The Lead quelques heures après les explosions dans lesquelles elle crut non seulement déceler la main d’Al-Qaïda, mais où elle annonçait également d’autres attaques à venir : « Je dirais, en m’appuyant sur ce qu’on sait de nos jours d’Al-Qaïda et des organisations liées à Al-Qaïda, que nous devons, si leur responsabilité est confirmée, nous attendre à d’autres attaques lors d’évènements sportifs, dans des villes très exposées ou encore lors de rassemblements de masse les jours fériés. »
Le député républicain de l’Iowa Steve King profita de l’occasion pour lancer des pistes en matière de réforme de l’immigration. « Si l’on ne peut plus contrôler les antécédents des gens qui viennent d’Arabie saoudite, comment va-t-on contrôler les antécédents des 11 à 20 millions de gens qui vivent ici et qui sont originaires de je-ne-sais-où ? » s’interrogea-t-il sur la National Review Online.
Mais tout cela n’était rien comparé aux propos du commentateur de Fow News Erik Rush. Le jour des explosions, Rush a tweeté le message suivant : « Que tout le monde fasse l’autruche en matière de sécurité ! Laissons entrer toujours plus de Saoudiens sans les faire passer par les contrôles ! Allons-y ! » Et lorsque quelqu’un lui demanda si les musulmans dans leur ensemble étaient coupables de ces explosions, Rush répondit : « Oui, ils sont diaboliques. Tuons-les tous. »
Rush eut recours un peu plus tard à la seule excuse – piteuse – possible : c’était « sarcastique ».
Mais il ne précisa pas s’il était toujours sarcastique quand il tweeta un peu plus tard : « Qu’il est bon de voir tous ces apologistes de l’islam voler au secours de ceux qui se retourneraient contre eux en un clin d’œil. » Idem pour son article intitulé « Oui, l’islam est l’ennemi à abattre », dans lequel Rush déclarait : « La vérité, la voici : aussi bien la gauche que les islamistes aux États-Unis exploitent le 1er amendement et la nature généreuse des Américains afin de nous conquérir. C’est aussi simple que cela, et si cela doit aboutir à un conflit, je préfère être du côté des vainqueurs, quoi qu’il en coûte. »
Rush a peut-être le verbe plus haut que les autres, mais ses commentaires reflètent le racisme profond à l’encontre des Arabes et des musulmans qui ne cesse de croître dans la société américaine depuis le 11 septembre.
Car quand les vedettes médiatiques, les hommes politiques et d’autres attisent l’islamophobie, ce n’est pas sans conséquence. Dans les heures qui ont suivi les explosions de Boston, un torrent d’injures nauséabondes à l’encontre des Arabes et des musulmans s’est répandu dans les médias. Et le lendemain, un vol de la compagnie American Airlines au départ de l’aéroport Logan de Boston et à destination de Chicago fut rappelé à la porte d’embarquement après que des passagers ont fait part de leur inquiétude ayant entendu deux hommes parler arabe à bord. Ceux-ci furent finalement exclus du vol.
Le délit de « l’Arabe en avion » n’est que trop familier pour de nombreux Arabes et musulmans aux États-Unis depuis le 11 septembre : des passagers sont soupçonnés dès qu’ils prient, qu’ils portent des vêtements islamiques ou, comme à Boston, qu’ils parlent une autre langue, tout simplement.
Cette montée de la rhétorique anti-musulmans depuis les explosions de Boston accroît considérablement le risque d’attaques racistes. Il nous faut être solidaire de nos amis arabes et musulmans pour éviter qu’un tel retour de flammes ne se produise.
L’islamophobie est la conséquence directe du jeu malsain de l’establishment politique américain avec la peur du terrorisme afin d’obtenir un plus large soutien à la guerre au terrorisme menée à l’étranger, tout en restreignant les libertés publiques ici, sur le territoire national.
Comme l’a écrit le chroniqueur du Guardian Glenn Greenwald, « l’histoire de ce type d’attaques depuis 10 ans est claire et cohérente : elles sont menées afin d’accroître le pouvoir du gouvernement, de renforcer la surveillance de la part de l’État et de confisquer les libertés individuelles. »
De nombreux organes de presse et autres commentateurs conservateurs se sont élevés contre l’absence du mot « terrorisme » dans la première déclaration de Barack Obama sur les explosions de Boston (sans doute parce que, dans la loi américaine, qualifier un acte de « terroriste » a des conséquences juridiques).
Que les conservateurs de tous poils se rassurent, cependant. Moins d’un jour a suffit à Obama pour déclarer que « chaque fois que des bombes sont utilisées contre des citoyens innocents, c’est un acte de terreur. »
Comme l’a écrit Greenwald : « Bien sûr, derrière la question "s’agit-il ou non de terrorisme ?", s’en cache une autre : "des musulmans sont-ils responsables ?" » Et pour cause : dans le discours politique américain, le « terrorisme » signifie forcément des violences commises par des musulmans contre l’Occident. La raison pour laquelle il y a eu une telle confusion et un tel flou autour de la notion de terrorisme est qu’il n’existe aucune définition claire et cohérente de ce terme. À l’heure actuelle, ce n’est guère plus que de la propagande visant à émouvoir et à manipuler.
Parmi les spéculations sur la responsabilité des Arabes ou des musulmans dans les explosions de Boston, personne ou presque dans les médias n’a rappelé la longue série d’actes terroristes sanglants perpétrés par les racistes d’extrême droite.
De la destruction du bâtiment Alfred P. Murrah à Oklahoma City en 1995 à l’explosion dans Centennial Park lors des Jeux Olympiques d’Atlanta en 1996 en passant par les incendies visant des cliniques où sont pratiquées l’avortement et des mosquées, la liste d’attaques violentes et de complots terroristes issus de la droite est longue.
Et pourtant, le visage du terrorisme reste associé aux Arabes ou aux musulmans. Le New York Times, par exemple, a affirmé que les explosions de Boston marquaient « la fin de plus d’une décennie au cours de laquelle les États-Unis subirent étonnamment peu d’attaques terroristes, notamment grâce à une stratégie fondée sur un maintien de l’ordre beaucoup plus strict au lendemain des attentats du 11 septembre. »
De manière assez révélatrice, le journal a omis de parler du meurtre en 2009 de George Tiller, médecin pratiquant des avortements et ayant subi pendant des années menaces et violences avant d’être abattu dans une église par un fanatique anti-avortement. Pas plus que le journal de référence n’a mentionné les six victimes du néonazi Wade Michael Page lors de la fusillade survenue l’an dernier dans un temple sikh du Wisconsin.
Est-ce parce que les auteurs étaient des hommes blancs que ces gens ne sont pas considérés comme victimes du terrorisme ?
L’occultation par le New York Times de la violence d’extrême droite va de pair avec l’argument selon lequel la guerre menée contre le terrorisme a accru la sécurité des Américains – notamment sur le territoire américain, se traduisant par un renforcement des mesures de sécurité qui a généré une augmentation sans précédent des lois sécuritaires et une diminution des libertés publiques depuis le 11 septembre.
« Dans le sillage du 11 septembre, il y a eu une révolution dans la façon dont les autorités ont traité ce problème » estime Gary Lafree, directeur du consortium national sur l’étude du terrorisme, dans les colonnes du New York Times. « Les équipes de police sous la houlette du FBI font beaucoup plus de prévention. Elles stoppent les complots avant même que les terroristes ne sortent de chez eux. »
Mais dans un grand nombre de cas, le FBI et la police ne « stoppent » pas les complots. Elles les fomentent puis attrapent des individus vulnérables nsidérés comme responsables avant de les diaboliser.
La vérité, c’est que la plupart des gens inculpés de terrorisme aux États-Unis au cours des dix dernières années dans cette guerre menée contre le terrorisme n’ont non seulement jamais tué quiconque, mais n’ont même jamais été sur le point de commettre une quelconque attaque sur le sol américain.
Prenez par exemple le cas de Newburgh : quatre Afro-Américains originaires de Newburgh dans l’État de New York, arrêtés pour terrorisme en 2009 et suspectés d’avoir préparé des attentats dans deux synagogues et de vouloir abattre des avions militaires à l’aide de missiles. Ces hommes n’avaient ni les moyens ni la motivation de commettre de tels actes avant de rencontrer Shahed Hussain, agent provocateur du FBI, qui les a recrutés dans une mosquée locale en leur promettant une rétribution. Devant le tribunal, même les juges ont dit que cette affaire relevait de tout « sauf du terrorisme ».
Au-delà de ces abus commis sur des individus marginaux comme le quatuor de Newburg, le gouvernement fédéral exploite ces « complots terroristes », aussi invraisemblables soient-ils, pour renforcer la sécurité nationale. Comme l’écrit encore Greenwald : « C’est précisément ce que fait le gouvernement à chaque fois (aidé en cela par l’armée déplorable "d’experts en terrorisme"), à savoir exploiter la peur suscitée afin d’accroître son propre pouvoir et d’affaiblir celui des individus, y compris celui d’avoir une vie privée. »
Il est néanmoins possible de résister à l’hystérie médiatique, à ceux qui attisent la peur et à la tentation de faire d’un drame horrible un prétexte à un nouveau tour de vis gouvernemental. Les gens ordinaires à Boston ont montré la voie, des milliers de gens ayant pris part à une veillée funèbre pour les victimes en signe de soutien à leurs familles et à leurs amis.
Les parents de Trayvon Martin – cet adolescent afro-américain assassiné par un milicien raciste l’an dernier en Floride – ont de la même façon marqué les esprits en envoyant un message à la famille de l’une des victimes des explosions, Martin Richard, âgé de huit ans (la sœur et la mère de Martin ont également été grièvement blessées).
Une photo prise par Martin Richard brandissant lui-même une photo sur laquelle figure un symbole de paix après le meurtre de Trayvon Martin a beaucoup circulé dans les médias. Les parents de Trayvon, Sybrina Fulton et Tracy Martin, ont envoyé un message de solidarité à la famille du petit Martin : « Il semble que le symbole de paix que Martin brandit en photo qui circule actuellement dans les médias fit suite à un cours de son professeur portant sur la mort de notre fils et le problème de la violence en général. Nous vous adressons nos pensées et nos prières les plus sincères et nous souviendrons de votre fils pour toujours. »
Puisse cet exemple synonyme de solidarité au cœur de l’horreur et de refus de céder à la peur être suivi à l’avenir.
Traduction de Thibault Roques
Post-scriptum d’Acrimed
Ce type de journalisme de précipitation et d’anticipation, qui prétend connaître les coupables avant qu’ils soient identifiés, peut voir, parfois, ses prédictions tomber juste, ce qui ne change rien au fait qu’il se contente de relayer des rumeurs ou les préjugés de ses « sources », et ne se fonde en tout cas sur aucune information consistante et vérifiée…
Du fait de la course au scoop et de la « nécessité » de tenir l’antenne ou de remplir des pages, la déontologie et les règles habituelles du journalisme semblent comme suspendues dans les heures, voire les jours qui suivent ce type d’évènement dramatique. En mars 2004, par exemple, faisant fi de toute prudence, les médias français, dont Le Monde, comme nous le soulignions ici-même, emboîtaient le pas de leurs confrères espagnols pour accuser à tort l’ETA d’être responsable des attentats qui venaient d’avoir lieu à Madrid.
Il est ainsi quelque peu cocasse de lire dans Le Monde du 23 avril dernier un article – remarquable au demeurant – tançant CNN pour sa couverture des attentats de Boston… Nous attendons avec intérêt le jour où Le Monde se penchera avec la même lucidité critique sur ses propres turpitudes passées, présentes et à venir, comme sur celles des médias français.
Notes
[1] Site américain d’information alternative ancré à gauche.