Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Éducation

Les Universités, à la croisée des chemins

L’enjeu le plus connu de la grève étudiante est, bien sûr, celui de la hausse des frais de scolarité. Cependant, il y a aussi l’enjeu plus profond de la consolidation du savoir dans le cadre néolibéral, où tout a un prix. Il est important de rappeler que la situation actuelle se prépare depuis des décennies dans les grandes organisations internationales (OCDE, UNESCO, UE, BM Commonwealth). Celles-ci ont, en effet, commandité moult études d’experts visant à légitimer les vertus d’un enseignement supérieur adapté au rendement et à l’efficacité. Le nouveau marché de l’éducation est essentiel à la nouvelle économie globalisée. C’est cette raison qui explique la fermeture autoritaire du gouvernement Charest à dialoguer avec les étudiants. Sur l’autel de la compétitivité rien ne peut limiter les sacrifices sans cesse exigé à la population. La lutte étudiante est ainsi à réinscrire dans ce contexte plus global, ce qui permettra d’ailleurs de mieux comprendre la question du « mal-financement » des universités.

La société néolibérale devient, entre autres, celle de l’économie du savoir. La nouvelle marchandise immatérielle des savoirs est façonnée et évaluée par et pour différentes instances établies sur les marchés mondiaux. Nous nous retrouvons donc assez éloignés des visées humanistes et universalistes, qui ont pourtant justifié l’établissement des institutions universitaires. C’est l’idée de l’université comme lieu de réflexion de la société sur elle-même qui tend à disparaître au profit d’une université instrumentalisée par la logique capitaliste. La réalité d’aujourd’hui confirme donc ce que le regretté sociologue Michel Freitag avait annoncé avec toute sa profondeur théorique en 1995 dans Le naufrage de l’université : « Au plus haut niveau de la réalisation de la mission universitaire, on ne tend plus ainsi qu’à former des compétences spécialisées, fragmentaires, des savoir-faire opérationnels d’application automatique – idéalement informatisables et robotisables. Ce n’est pas à la base de l’éducation mais en son sommet que l’on produit maintenant du "savoir en miettes" et de la "pensée parcellaire" – et ceci est très important dans une société qui tend à remplacer de plus en plus, à la base même de son fonctionnement et de sa reproduction, le "travail productif" de l’ouvrier [...] par l’activité des technologues, des techniciens et des technocrates que produit justement l’université. Maintenant, c’est la tête qui dépérit et se décompose dans l’aliénation, et pas seulement le cœur ou les membres [1] ».

Or, parmi les études d’experts favorisant l’instrumentalisation de l’enseignement supérieur et de la recherche universitaire, il y a l’ouvrage incontournable de Michael Gibbons, ancien secrétaire général de l’Association des universités du Commonwealth, co-rédigé, entre autres, avec le Québécois Camille Limoges, The New Production of Knowledge. Dans ce livre, on peut lire qu’« avant, il y avait les universités de "Mode 1", au sein desquelles les scientifiques posaient les questions et y répondaient ; aujourd’hui se mettent en place les universités de "Mode 2", auxquelles la société pose les questions – et des groupes ad hoc d’experts y répondent [2] ». On comprend alors pourquoi un ensemble de spécialistes parlent de la hausse des frais de scolarité comme d’une responsabilité et d’une obligation politiques, et que des étudiants ambitieux acceptent cette fatalité : il s’agit de la minorité qui en retirera tous les bénéfices lorsque ce modèle de l’économie du savoir sera totalement implanté dans les universités québécoises. Ce n’est pas pour rien que les étudiants inscrits dans les écoles d’ingénierie et de gestion refusent largement de faire la grève [3]. Comme l’indique Yves Winkin, dans l’ouvrage collectif Le cauchemar de Humboldt : « Il n’y a plus un seul colloque de l’OCDE, de la Banque mondiale ou de l’Union européenne portant sur la "gestion du savoir" (knowledge management) qui n’utilise l’opposition "Mode 1/Mode 2". De descriptive, la distinction est devenue prescriptive. Il faut faire émerger une société de Mode 2, qui ose enfin répondre à la science et lui dire ce qu’elle doit faire. Dans cette perspective, les sciences humaines et sociales, foncièrement bavardes et inefficaces, sont mises sur la touche au profit des disciplines pragmatiques, des sciences de l’ingénieur aux sciences de gestion [4] ». Quand on médite cette citation, on constate qu’elle est surtout révélatrice de la disparition de l’autonomie académique et de la mission originelle de l’université. Rien de moins. En effet, si les humanités et les sciences naturelles fondamentales ne passent pas la rampe de l’utilité, alors qui, dans la société, réfléchira sur le sens de la civilisation et sur la structure des écosystèmes et du cosmos ? Si ce n’est pas dans des universités libres, où est-ce que pourra s’effectuer une réflexion autonome préservée des nécessités du marché et du pouvoir ? Dans les catacombes ?

Dès que l’adaptation au marché devient une norme naturalisée, l’université n’a plus besoin des visées humanistes qui assuraient sa légitimité. Les décideurs actuels ne voient la réalité qu’à travers le prisme de la comptabilité à double colonne et détruisent cyniquement une institution quasi millénaire, l’université de Mode 1. Avec la spoliation du sanctuaire de l’enseignement et de la recherche, c’est toute la société qui en sera perdante, pas seulement les étudiants et les professeurs. Or, un autre fait majeur que nous permet de mesurer la crise actuelle au Québec est le divorce consommé entre les directions des établissements d’enseignement supérieur et leur coeur, composé par les étudiants et les professeurs. Hormis quelques exceptions, les directions de cégep et d’université sont devenues des repaires de technocrates totalement désolidarisés envers la cause étudiante, la vocation pédagogique et la mission sociale des institutions qu’ils administrent. Par leur servilité face aux exigences du marché et aux directives gouvernementales, les recteurs d’université et les directeurs de cégep viennent de révéler au grand jour un manque flagrant de courage et d’envergure intellectuelle [5]. Or, si l’on constate aujourd’hui que bien des étudiants et des professeurs restent attachés au Mode 1, il est clair que les directeurs de cégep, les recteurs d’université, les politiciens et de nombreux journalistes ne croient qu’au Mode 2. Ce problème crucial ne doit pas être éludé lors d’éventuels États généraux.

Ainsi, c’est à la surprise générale que le mouvement étudiant québécois est en train de signifier au reste de la société qu’il fait preuve d’avant-gardisme en refusant la soumission aveugle de l’éducation supérieure au processus de marchandisation des connaissances, de l’arsenal duquel fait partie la hausse des frais de scolarité. Il va sans dire que cette désobéissance aux diktats capitalistes en indisposent plus d’un. Au Québec, on avait perdu l’habitude de la révolte pendant ces trente dernières années de néolibéralisme, qui connurent, somme toute, très peu de résistance. La population fut dans son ensemble convaincue par l’objectivité des chiffres et la naturalisation médiatique du culte de la performance. Mais il semble qu’avec la nouvelle génération d’universitaires cultivés et fougueux, les évangiles du saint marché seront désormais profanés : les étudiants et les étudiantes veulent des universités libres, c’est-à-dire des sanctuaires d’idées, de sciences et de créativité accessibles à tous, tels que pourrait s’en offrir une société riche comme la nôtre. Des université libres où les règles de la formation et de la recherche ne sont pas techniques, mais « cognitives, normatives et esthétiques », c’est-à-dire « philosophiques et scientifiques, morales et politiques, littéraires et artistiques. C’est tout ! » [6]. Ainsi, quand les associations étudiantes parlent de l’épineux problème du mal-financement – ce qui passe d’ailleurs assez mal à la télévision, lorsqu’il en est question en 30 secondes –, il s’agit, selon nous, de la volonté d’une réactualisation de l’université de Mode 1. On peut alors aisément imaginer que ce mode nécessite moins de financement que le Mode 2, directement en phase avec les processus capitalistes, qui carburent à la compétitivité des marchés mondiaux du savoir et au développement des forces productives high-tech. Donc, le traitement de la question du financement implique la prise de conscience d’une rupture de paradigmes entre le vieux, néolibéral, et le nouveau, qui est en train de naître [7].

Somme toute, parallèlement à la grande réflexion sur le destin de l’université québécoise que plusieurs souhaitent ardemment entreprendre dans le cadre d’États généraux, il y a la lutte actuelle qui n’en finit plus de nous bousculer à tous les jours. Compte tenu du fossé idéologique qui sépare le mouvement étudiant et le gouvernement Charest, le retour en classe imposé par la loi 78 laisse croire que le chaos vu jusqu’ici ne sera rien à côté du climat de guerre civile qui se dessine dans nos institutions d’enseignement supérieur pour le mois d’août. En optant pour de telles mesures juridistes et autoritaires, le gouvernement Charest montre à quel point il est débranché du réel, quoi qu’en disent les sondages le réconfortant dans son mépris envers le mouvement étudiant. Ses complices de la CRÉPUQ et de de la Fédération des cégeps, quant à eux, ne seront pas, non plus, acquittés par l’histoire.
Instaurer l’université Mode 2 par les amendes, la matraque et la caméra de surveillance : vaste programme...


Par David Auclair, candidat à la maîtrise, et Jean-François Filion, professeur
Département de sociologie, UQAM


(source : image extraite d’une vidéo de la page Facebook de Jean Charest),

Notice de la photo, de gauche à droite : François Dornier, Président du conseil d’administration de la Fédération des cégeps, Jean Beauchesne, président-directeur général de la Fédération des cégeps, la ministre de l’Éducation Michèle Courchesne, le premier ministre Jean Charest, Sylvie Beauchamp, présidente de l’Université du Québec, et Luce Samoisette, rectrice de l’Université de Sherbrooke et présidente désignée du Conseil d’administration de la Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec.


[1Michel Freitag, Le naufrage de l’université , Québec, Nota bene, 1995, p.68 ; pour une illustration à jour du naufrage néolibéral des universités, lire Eric Martin et Maxime Ouellet, Université inc. Des mythes sur la hausse des frais de scolarité et l’économie du savoir, Montréal, Lux, 2011.

[2M. Gibbons, C. Limoges, H. Nowotny, S. Schwartzman, P. Scott et M. Trow The New Production of Knowledge (Londres, Sage, 1994) cité in Yves Winkin, « L’esprit de Bologne : "Si les universités ne s’adaptent pas, on se passera d’elles" », in F. Schultheis, M. Roca I Escoda et P.-F. Cousin (sous la dir.), Le cauchemar de Humboldt — Les réformes de l’enseignement supérieur européen, Paris, Raisons d’Agir, 2008, p. 200.

[3Il est à noter que les écoles d’ingénierie et de gestion ne sont pas seulement opposées à la grève, mais qu’elles sont étrangères au concept même d’université. Cela est même inscrit dans la brique : par exemple, sur le campus de l’Université de Yves Winkin, op.cit., p. 200. autonome : l’ÉTS. L’esprit de l’université classique est donc corrompu par ses organes externes, directement branchés sur les marchés, et qui instaurent la révolution culturelle du problem solving dans les rapports sociaux (management) et les rapports à la nature (engineering).

[4Yves Winkin, op.cit., p. 200.

[5Que cette image forte reste gravée dans nos mémoires : au point de presse annonçant le dépôt du projet de loi spéciale contre la grève étudiante, le premier ministre Jean Charest et la ministre de l’Éducation Michèle Courchesne étaient flanqués de Jean Beauchesne, Président-directeur général de la Fédération des cégeps, de François Dornier, Président du conseil d’administration de la Fédération des cégeps, de Sylvie Beauchamp, présidente de l’Université du Québec, ainsi que de Luce Samoisette, rectrice de l’Université de Sherbrooke et Présidente désignée du Conseil d’administration de la Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec.

[6Michel Freitag, op. cit., p. 70.

[7Voir Eric Pineault, « Printemps de force », Presse-toi a gauche, 22 mai 2012, publié en ligne : <http://www.pressegauche.org/spip.ph...> .

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