Tiré de Canadian Dimension
traduction Johan Wallengren
14 février 2024 / DE : VIJAY PRASHAD
Lorsque les Palestiniens du nord, en particulier ceux de la ville de Gaza, ont commencé leur marche vers le sud, souvent à pied, ils ont été attaqués par les forces israéliennes, qui ne leur ont pas laissé de passage sûr. Les Israéliens ont affirmé que tout ce qui se trouvait au sud du Wadi Gaza, qui divise l’étroite bande de Gaza, serait sûr, mais lorsque les Palestiniens se sont rendus à Deir-al-Balah, Khan Younis et Rafah, ils ont constaté que les jets israéliens les suivaient et que les troupes israéliennes étaient à leurs trousses. Nétanyahou a dernièrement annoncé que ses forces allaient entrer dans Rafah pour combattre le Hamas. Le 11 février, il a affirmé à NBC News qu’Israël assurerait « un passage sûr pour la population civile » et qu’il n’y aurait pas de « catastrophe ».
Catastrophe
L’emploi du terme catastrophe est significatif. Il s’agit de la traduction reconnue du mot Nakba utilisé depuis 1948 pour décrire l’expulsion forcée, cette année-là, de la moitié de la population palestinienne de ses foyers. L’utilisation de ce terme par Nétanyahou intervient alors que de hauts responsables du gouvernement israélien ont déjà parlé d’une « Nakba de Gaza » ou d’une « seconde Nakba », formules figurant dans la requête déposée par l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de justice (CIJ) le 29 décembre 2023, à titre d’« expressions employées par les représentants de l’État israélien pour signifier l’intention génocidaire contre le peuple palestinien ». Un mois plus tard, la CIJ a déclaré qu’il existait des preuves « plausibles » de l’existence d’un génocide à Gaza en s’appuyant sur de tels propos de la part de représentants de l’État israélien. L’un de ces représentants de l’État, le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant, a déclaré avoir levé toutes les restrictions aux opérations (« I have released all restraints »), ce qui a été relevé à la fois dans la plainte sud-africaine et dans l’ordonnance de la CIJ.
Le fait que Nétanyahou affirme qu’il n’y aura pas de « catastrophe » alors que plus de 28 000 Palestiniens ont été tués et que deux millions des 2,3 millions de Palestiniens de Gaza ont été déplacés laisse perplexe. Depuis que la CIJ a émis son ordonnance, l’armée israélienne a tué près de 2 000 Palestiniens et son offensive sur Rafah – une ville dont la densité de population se situe présentement à 22 000 habitants par kilomètre carré – a déjà été lancée. À partir du moment où Israël a révélé son intention pénétrer dans Rafah, le Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC) – l’un des rares groupes opérant dans la partie sud de Gaza – a réagi en signalant le potentiel destructeur d’une telle invasion pour le travail humanitaire (« such an invasion could collapse the humanitarian response »). Le NRC a procédé à l’examen de neuf des lieux de refuge de Rafah, qui abritent 27 400 civils, et a constaté que les résidents n’avaient pas d’eau potable. Les lieux de refuge sont occupés à 150 % de leur capacité et des centaines de Palestiniens vivent dans la rue. Dans chaque zone sondée par le NRC, les réfugiés palestiniens étaient en proie à l’hépatite A, à la gastro-entérite, à la diarrhée, à la variole, aux poux et à la grippe. En raison de l’effondrement des activités humanitaires du NRC et des Nations unies, la situation ne pourra aller qu’en se détériorant. De fait, l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) a perdu son financement et subit actuellement les foudres des Israéliens.
Passage sûr
Nétanyahou prétend que son gouvernement offrira un « passage sûr » aux Palestiniens. Pareille litanie est servie aux Palestiniens depuis la mi‑octobre, lorsqu’on leur a dit de continuer à se déplacer vers le sud pour éviter d’être tués par les bombardements israéliens. Personne ne croit ce que dit Nétanyahou. Un travailleur de la santé palestinien, Saleem, m’a dit qu’il ne pouvait imaginer d’endroit sûr à l’intérieur de la bande de Gaza. Il s’est déplacé de Khan Younis au quartier Al Zohour de Rafah, à pied avec sa famille, cherchant désespérément à fuir pour ne plus être à la portée des armes israéliennes. « Où pouvons-nous aller maintenant ? », me demande-t-il. « Nous ne pouvons pas nous rendre en Égypte. La frontière est fermée. Nous ne pouvons donc pas aller vers le sud. Nous ne pouvons pas entrer en Israël parce que c’est impossible. Devrions-nous aller au nord, retourner à Khan Younis et à la ville de Gaza ? »
Saleem se souvient que lorsqu’il est arrivé à Al Zohour, les Israéliens ont pris pour cible la maison du docteur Omar Mohammed Harb, tuant 22 Palestiniens (dont cinq enfants). La maison a été rasée. Le nom du Dr Omar Mohammed Harb est inscrit dans ma mémoire, car je me suis souvenu que deux ans plus tôt, sa fille Abeer devait se marier avec Ismail Abdel-Hameed Dweik. Une frappe aérienne israélienne sur le camp de réfugiés de Shouhada a tué Ismail. Abeer a été assassinée lors de l’attaque de la maison de son père, qui avait servi de refuge à des gens fuyant le nord. Saleem s’est installé dans le quartier de Rafah où tout cela s’est déroulé. Aujourd’hui, il est désorienté. « Où aller ? », demande-t-il.
Domicide
Le 29 janvier 2024, le rapporteur spécial sur le droit à un logement convenable des Nations unies, Docteur Balakrishnan Rajagopal, a publié dans le New York Times un essai percutant intitulé « Domicide : the Mass Destruction of Homes Should be a Crime Against Humanity » (Domicide : la destruction massive de logements devrait être un crime contre l’humanité). Cet article était accompagné d’un reportage photo de Yaqeen Baker, dont la maison a été détruite par des bombardements israéliens à Jabalia (au nord de Gaza). « La destruction d’habitations à Gaza, écrit Madame Baker, est devenue une réalité de tous les instants, aussi omniprésente que le sentiment que « l’important est d’être en sécurité et [que] tout le reste peut être remplacé ». Ce sentiment est partagé par tous ceux qui sont encore en vie dans la bande de Gaza. Mais, comme le dit Dr Rajagopal, la proportion énorme de destruction des habitations à Gaza ne doit pas être considérée comme une fatalité. C’est une forme de « domicide », un crime contre l’humanité.
L’attaque israélienne contre Gaza, écrit Dr Rajagopal, est « bien pire que ce que nous avons vu à Dresde et à Rotterdam pendant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’environ 25 000 habitations avaient été détruites dans chacune de ces deux villes. Il énonce des chiffres choquants : à Gaza, plus de 70 000 habitations ont été totalement détruites et 290 000 partiellement endommagés, ajoutant qu’au cours des trois mois de tirs israéliens, « 60 à 70 % des structures à Gaza, et jusqu’à 84 % des structures dans le nord de la bande de Gaza, ont été endommagées ou détruites ». En raison de ce domicide, les Palestiniens de Rafah n’ont aucun endroit où aller s’ils se dirigent vers le nord. Leurs maisons ont été détruites. « Cet écrasement de Gaza en tant que lieu, regrette Dr Rajagopal, efface le passé, le présent et l’avenir de nombreux Palestiniens » – réflexion qui ne fait que confirmer qu’un génocide est en cours à Gaza. Alors que je m’entretiens avec Saleem, le bruit de l’avancée israélienne se fait entendre au loin. « Je ne sais pas quand nous pourrons parler à nouveau, dit-il. Je ne sais pas où je serai. »
Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est chargé de rédaction et correspondant en chef de Globetrotter, un projet de l’institut Independent Media Institute. Il est également le directeur de la maison d’édition LeftWord Books et de l’institut Tricontinental : Institute for Social Research. Le plus récent ouvrage de Vijay Prashad (cosigné avec Noam Chomsky) est The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of US Power (Le Retrait : la fragilité de la puissance des États-Unis : Irak, Libye, Afghanistan, dans sa version française).
Cet article a été produit par Globetrotter.
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