Tiré du site de la revue Contretemps.
Cette date met ainsi fin à cinq décennies de la dynastie tyrannique Al-Assad. Issu du parti Baath, Hafez Al-Assad prend le pouvoir par un coup d’État en novembre 1970. Tout en poursuivant des politiques de redistribution des ressources suivant un modèle social-étatique qui domine depuis le début des années 1960 mais également suivant des logiques clientélistes, il écarte de manière extrêmement violente toute opposition à son pouvoir, jetant ce faisant les bases d’un autoritarisme d’État qui se poursuivra jusqu’à la chute du régime. À partir des années 1980, se développent, dans le giron du régime, des réseaux entre le secteur public et le secteur privé ainsi qu’une nouvelle bourgeoisie.
Sur le plan régional, une inflexion violemment hostile est opérée à l’égard de l’Organisation de libération de la Palestine par Hafez Al-Assad qui entend contrôler la scène politique palestinienne ainsi que le Liban. En 1990, le régime syrien s’allie aux États-Unis dans la coalition contre l’Irak et il met sous sa tutelle le Liban dont, au sortir de la guerre civile, il contrôle la vie politique et sécuritaire tout en assurant le droit au Hezbollah de mener la résistance contre l’occupation israélienne. Au début des années 2000, alors que les États-Unis ouvrent une ère de lutte contre le « terrorisme », le régime syrien fait l’objet d’une offensive diplomatique étasunienne essentiellement en raison de son soutien au Hezbollah.
Entretemps, le « contrat social » en Syrie consistant à légitimer la terreur d’État par le volet social se brise peu à peu au cours des années 2000. En effet, sous le mandat de Bachar Al-Assad, les logiques répressives sont toujours d’une brutalité terrifiante, les services publics deviennent de plus en plus délabrés, les politiques de libéralisation économique s’accélèrent aux dépens des classes populaires urbaines et paysannes, les privatisations renforçant la corruption et la monopolisation des ressources par le clan Al-Assad.
Dans ce contexte, le soulèvement du peuple syrien pour ses droits sociaux et démocratiques de 2011 est violemment réprimé par le régime et, assez vite, l’ingérence des puissances régionales et internationales conduit à une guerre multidimensionnelle aux conséquences dévastatrices, dont la responsabilité incombe en premier lieu au régime de Bachar Al-Assad.
À l’aune de ce contexte, on ne peut que se réjouir pour le peuple syrien à présent libéré de la dictature des Al-Assad. Dans le même temps, la situation présente de nombreuses inconnues quant aux politiques que vont mener les nouveaux dirigeants à Damas, quant aux moyens pour le peuple syrien dans sa pluralité de réellement prendre en main son destin, et quant à l’unité de la Syrie et à sa position vis-à-vis du colonialisme israélien dans la région. Toute incertaine qu’elle soit, la nouvelle conjoncture ouvre en tous cas de réelles possibilités de changement pour le peuple syrien.
Dans cette optique attentive aux questions sociales, démocratiques et coloniales, et soucieuse d’éclairer les enjeux et les défis complexes face auxquels se trouve le peuple syrien, la rédaction de Contretemps propose une série d’articles sur le sujet dont les points de vue variés ne sont pas nécessairement convergents mais permettent chacun d’éclairer les divers aspects de la situation. Après un premier article de Bassam Haddad, et un deuxième de Joseph Daher, nous publions cet article de Hicham Saffiedine qui montre que l’attitude du nouveau pouvoir syrien à l’égard de l’État colonial d’Israël reste extrêmement incertaine et inquiétante.
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En raison de sa géographie et de son histoire communes, la Syrie a toujours été au cœur de la lutte pour la libération de la Palestine. Son rôle a toutefois fluctué au fil du temps.
Après la guerre de 1973 et la normalisation unilatérale des relations entre l’Égypte et Israël, la Syrie a mis fin à son implication militaire directe, à l’exception de quelques affrontements sporadiques pendant la guerre civile libanaise.
Cependant, son rôle indirect dans la résistance armée a pris de l’importance après l’échec de la conférence de Madrid lancée en 1991. Peu après, Israël a rapidement signé les accords d’Oslo avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et le traité de Wadi Araba avec la Jordanie. La Syrie est devenue le seul État arabe frontalier, après le Liban, à rester en dehors du mouvement de normalisation.
Malgré la répression de la résistance dans le Golan occupé, la Syrie sous le régime d’Assad est restée un soutien essentiel de la résistance menée par le Hezbollah contre l’occupation israélienne voisine. Elle a fourni un soutien logistique important et une profondeur géostratégique. La libération du Sud-Liban en 2000 et la guerre de 2006 ont renforcé ces liens et justifié leur raison d’être.
En revanche, à quelques exceptions près, les relations de Damas avec la résistance palestinienne ont toujours été houleuses. Mais un rapprochement diplomatique avec le Hamas en 2022 les a rapprochés sous l’égide plus large de l’alliance connue sous le nom d’« axe de la résistance ».
Des signes inquiétants
La guerre génocidaire d’Israël contre Gaza et son offensive à grande échelle au Liban ont mis à l’épreuve la force de cet axe. Depuis le début de cette dernière fin septembre, la volonté de l’Iran, et plus encore de la Syrie, de s’engager à soutenir le Hezbollah et le Hamas est devenue suspecte.
La chute d’Assad a complètement renversé la situation. Outre de profondes répercussions nationales, son éviction a jeté un doute sérieux sur l’avenir du rôle de la Syrie dans son ensemble dans la résistance à Israël et à l’impérialisme américain dans la région.
Les premiers signes sont inquiétants. Avant d’entrer à Damas, les déclarations publiques antérieures du chef de Hay’at Tahrir al Sham (HTS), Ahmed al-Sharaa, également connu sous le nom d’Abu Mohammad al-Jolani, se concentraient sur la lutte contre le « projet iranien », tout en exprimant une tolérance envers les bases américaines dans le pays et en ignorant Israël.
La chute d’Assad n’a guère changé la donne. Les attaques aériennes israéliennes ont détruit des moyens militaires considérables de l’État syrien. L’invasion terrestre rapide de Tel Aviv, une violation flagrante de la souveraineté syrienne, a englouti de nouveaux pans du territoire syrien. Ses chars ont atteint 20 km de Damas par un couloir longeant la frontière libanaise.
La réponse d’Al-Jolani est restée tiède. Alors qu’Israël a annulé l’accord de « séparation des forces » de 1974, il s’y est accroché en soulignant que ses forces ne cherchaient pas à combattre Israël. Il a appelé, à la manière typique des régimes arabes, la communauté internationale à faire pression sur Tel-Aviv.
Tout aussi inquiétante est la fermeture annoncée des camps d’entraînement militaire des factions palestiniennes associées au régime déchu et la confirmation par le nouveau secrétaire général du Hezbollah, Naim Qassim, que la ligne d’approvisionnement en provenance de Syrie a été coupée. Qasim a tenté de minimiser l’impact d’une telle coupure. Mais elle est de mauvais augure pour la reprise et la capacité de manœuvre à long terme.
Les partisans de la rupture des liens avec le Hezbollah soutiendront que celle-ci est justifiée au vu de l’intervention du Hezbollah dans la guerre civile syrienne pour soutenir le régime répressif d’Assad. Il y a maintenant de l’animosité entre les deux. Mais ce n’est que la moitié de la vérité.
Les partisans de l’intervention soulignent qu’elle était motivée par la nécessité de défendre les lignes d’approvisionnement de la résistance. Poussés par des convenances idéologiques, les deux camps ont ignoré le point de vue de l’autre.
La vérité historique, même si elle est dérangeante, est que les deux versions sont valables. Quels que soient les griefs qui subsistent, cela ne doit pas occulter le fait qu’il est dans l’intérêt des peuples de la région de maintenir un front uni contre l’agression et l’occupation israéliennes.
La neutralité : une stratégie perdante
Il y a de la place pour que la bonne volonté l’emporte si la nouvelle puissance en Syrie est sérieuse dans sa volonté de résister à Israël et de libérer les terres syriennes occupées, sans parler de la Palestine.
La principale pomme de discorde, le régime d’Assad, a maintenant disparu. L’influence de l’Iran a diminué et la position de principe du Hezbollah sur Gaza a ravivé son estime, sinon sa popularité, dans la région arabe au sens large.
Plus important encore, Israël mène une guerre expansionniste sur plusieurs fronts sans tenir compte des intérêts palestiniens, libanais ou syriens, ni faire de distinction entre eux. Les avantages stratégiques du maintien d’une alliance avec les forces de résistance au Liban et en Palestine sont évidents.
La voie vers la consolidation d’une telle alliance avec le Hezbollah peut être ardue. Elle peut nécessiter une série de mesures visant à instaurer la confiance, notamment l’introduction d’un processus de justice réparatrice réciproque pour tenir compte des transgressions passées. Définir une vision commune de la coopération pourrait permettre de conserver la force de l’alliance passée et d’éviter les écueils.
L’autre scénario consisterait à déclencher une vendetta contre le Hezbollah, allant des affrontements frontaliers à la coupure définitive de ses lignes d’approvisionnement, tout en soutenant du bout des lèvres la résistance palestinienne à l’instar des autres régimes arabes. Une telle politique est le rêve impérialiste des États-Unis et d’Israël. C’est la recette pour de nouveaux conflits sectaires et la neutralisation du dernier État frontalier arabe.
Une Syrie « neutre », alignée sur la Turquie ou les États arabes du Golfe, ne rendra pas non plus le plateau du Golan. Contrairement à l’Égypte, où le défunt président Anouar el-Sadate a justifié sa capitulation par la récupération du Sinaï, la Syrie est dans une position beaucoup plus faible pour exiger un tel résultat.
Unir les forces
L’annexion du Golan par Israël a été approuvée par le président américain Donald Trump. Les responsables israéliens continuent d’insister sur le fait qu’il restera à jamais leur territoire. Le découplage avec le Hezbollah affaiblira encore la position de négociation de la Syrie.
Pendant trop longtemps, le régime d’Assad a invoqué le conflit avec Israël pour justifier ses mesures répressives contre son peuple. Ses opposants l’ont longtemps mis au défi de lancer une résistance dans le Golan. Maintenant que l’opposition est au pouvoir, aucun plan de ce type n’est en vue.
Mais les nouveaux vainqueurs pourraient renverser cette équation et utiliser la construction de l’État et le développement économique comme prétexte pour éviter de s’opposer à l’occupation et à l’agression israéliennes.
La lutte contre le colonialisme et l’autoritarisme ne devrait pas être exclusive.
Quel que soit le programme intérieur de la nouvelle Syrie, l’union avec les forces de résistance dans la région et au-delà reste essentielle pour se libérer d’un projet colonialiste qui a causé tant d’injustice et de souffrances aux Palestinien-nes, aux Libanais-es et aux Syrien-nes.
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Cet article a d’abord été publié en anglais par le site Middle East Eye.
Hicham Safieddine est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire du Moyen-Orient moderne et professeur agrégé d’histoire à l’Université de la Colombie-Britannique. Il est l’auteur de Banking on the State : The Financial Foundations of Lebanon (SUP, 2019), l’éditeur de Arab Marxism and National Liberation : Selected Writings of Mahdi Amel (Brill, 2020) et le coéditeur de The Clarion of Syria : A Patriot’s Call against the Civil War of 1860 (CUP, 2019).
Illustration : Wikimedia Commons.
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