Tiré d’Orient XXI.
Général de brigade, Yehuda Vach commande la 252e division de l’armée israélienne. Entre décembre 2024 et janvier 2025, le journal israélien Haaretz lui a consacré deux enquêtes et un éditorial (1) révélant les actes commis sur ses ordres par ses soldats dans la zone de Gaza, incluant les villes de Beit Hanoun et de Jabaliya, ainsi que les camps de réfugiés palestiniens adjacents. L’ensemble s’apparente à une leçon sur le traitement réservé aux « animaux humains » que sont les Palestiniens. L’essentiel se passe le long d’une « ligne imaginaire » imposée par l’armée sur le corridor de Netzarim. Son tracé n’est nulle part indiqué. Aucun Palestinien n’en a été informé. Mais tout homme, femme, enfant qui la franchit doit être abattu sans sommation. Ordres du général Vach. « Il n’y a pas de civils. Chacun est un terroriste », a-t-il dit à ses hommes. La quasi-totalité des officiers et des soldats se soumettent à ses ordres – hormis quelques rares qui, écœurés et épouvantés, ont fini par vendre la mèche, bien après que cette tragédie a commencé, cinq mois plus tôt.
« Le petit Napoléon »
Le premier article évoque, entre autres, les corps des victimes abandonnés en pleine nature sur cette ligne. Des chiens errants affamés rôdent par paquets pour s’en repaître. Les soldats l’appellent « la ligne des cadavres ». Après que le porte-parole de l’armée a annoncé que « plus de 200 terroristes [ont été] abattus » dans cette zone, l’officier d’un des bataillons dira à Haaretz : « Parmi les victimes, seules dix étaient connues comme appartenant au Hamas ». Cette approche, indique le journaliste Yaniv Kubovich, « ne se limite pas à la division 252 ». Il cite un réserviste de la division 90 qui raconte avoir été témoin d’un événement qui l’a révulsé : non armés, un père et ses deux enfants traversent la « ligne interdite » inconnue. Ils sont abattus par une roquette tirée d’un hélicoptère de combat. « Ils ne pouvaient rien nous faire. On est dans le mal absolu », s’indigne-t-il. Les témoignages similaires abondent. Lorsque le commandant en second d’un bataillon conteste les tirs sur des Palestiniens brandissant un drapeau blanc, son supérieur rétorque : « Je ne sais pas ce qu’est un drapeau blanc. On tire pour tuer. »
Yehuda Vach est l’homme qui, dans sa zone d’activité, mène cette campagne où une armée surarmée assassine sans distinction des civils par milliers. Appelé par certains soldats « le petit Napoléon », il évoque devant ses adjoints, après la mort de Yahya Sinwar, le chef du Hamas abattu le 16 octobre 2024, son regret de ne pas avoir vu le corps de ce dernier être démembré, pour le « désacraliser » aux yeux de ses partisans. « Ce n’était pas une blague, se souvient un officier. C’était une réunion d’évaluation formelle. » Fin décembre 2024, lorsqu’une autre mission lui est confiée, Vach déclare : « On n’a pas atteint notre but. » Ce but, avait-il dit à ses proches, était d’expulser les 250 000 Gazaouis encore vivants de la zone qu’il gérait.
Pour cela, rapporte la seconde enquête journalistique, Vach n’hésite pas à prendre des initiatives jamais débattues avec ses supérieurs. Ainsi constitue-t-il, dixit Haaretz, sa petite « armée privée » : une escouade secrète composée de soldats sous ses ordres, essentiellement des religieux messianiques, et de civils amenés à Gaza par son frère, Golan Vach. Le but de cette milice est de détruire tout ce qui ne l’a pas encore été dans la zone, sans en informer quiconque. Lorsque les faits sont révélés par Haaretz, le porte-parole de l’armée déclare que ces opérations sont « approuvées à tous les échelons. […] Les décisions du commandant de la division ont été professionnelles et réfléchies ». L’équipe de génie lourd réunie par les frères Vach « était une force militaire autorisée de réservistes formés » et « les allégations concernant l’entrée de civils et de véhicules civils sur le territoire de la bande de Gaza par le commandant de la 252e division ne sont pas vraies ». Bref, l’armée ment. Des faits qui auraient dû faire l’objet d’une enquête approfondie sont a posteriori validés. À ce jour, aucune sanction n’a été prise à l’encontre du général messianique.
Une tendance de plus en plus puissante
Quelle peut être l’explication de ce repli peu glorieux de l’état-major face à des comportements formellement contraires à ses normes officielles ? La réponse réside précisément dans l’identité politique du général Vach. Ce dernier adhère aux convictions de la frange coloniale messianique et fasciste qui, depuis trois décennies, pèse de plus en plus lourd dans l’armée israélienne. Lorsque la police militaire est intervenue dans le camp de détention Sde Teiman, en juillet 2024, afin d’y arrêter neuf geôliers soupçonnés de tortures graves à l’encontre de détenus palestiniens, des membres de la mouvance coloniale messianique qui avaient forcé l’entrée du camp s’y sont violemment opposés. Aucun d’eux n’a été poursuivi. Ainsi le général Vach se sent-il suffisamment protégé au niveau de l’état-major pour servir ses propres intérêts politiques en toute autonomie. Et le même état-major, de facto, capitule. Tel est aujourd’hui le poids de la tendance messianique en Israël, qui n’est pas majoritaire dans la société juive, mais qui impose chaque jour un peu plus son agenda politique.
Dans l’histoire d’Israël, l’armée n’a jamais été factieuse. Mais une mouvance factieuse, celle du colonialisme messianique, impose aujourd’hui son bon vouloir à l’armée. Comment l’expliquer ? Les enquêtes de Yaniv Kubovich montrent que le supérieur hiérarchique de Vach était hostile à ses actes, mais qu’il n’a rien fait, ou rien pu faire, pour l’en empêcher. Exactement comme, à Sde Teiman, des députés messianiques factieux se sont sentis plus forts que la justice. Dans les deux cas, on attend toujours les sanctions. Quoi d’anormal ? Depuis longtemps les colons messianiques se déchaînent en Cisjordanie en imposant leur volonté à des officiers qu’ils transforment en factotums au service de leurs méfaits à l’égard des Palestiniens.
Depuis trente ans, quand, le 25 février 1994, Baruch Goldstein, un colon kahaniste (membre de la fraction la plus raciste du pays), assassine 29 fidèles palestiniens au caveau des Patriarches à Hébron et en blesse 250 autres, puis que, l’année suivante, Yigal Amir, lui aussi influencé par des rabbins messianiques, assassine le Premier ministre travailliste Yitzhak Rabin, le champ d’action du camp messianique ne cesse de se renforcer. Pourtant, il a longtemps occupé une place secondaire dans le sionisme.
« L’âne du Messie »
Le premier qui a établi ce lien entre le sionisme et la fin des temps bibliques est le premier grand-rabbin de Palestine, Abraham Isaac Kook (1865-1935) qui énonce la fameuse idée que le sionisme, pourtant une idéologie nationaliste laïque au départ, constitue « l’âne du Messie ». On dirait aujourd’hui l’idiot utile. La Bible dit que le Messie viendra assis sur un âne. Pour Kook, en bâtissant un État juif en Terre sainte, le sionisme portait sans le savoir sur ses épaules l’arrivée du Messie. Kook fonde l’école talmudique Merkaz HaRav (le « centre rabbinique ») en 1924 pour promouvoir ses idées.
Longtemps, sa mouvance reste marginale au sein du sionisme, même parmi les religieux, où la mouvance politique dite Mizrahi était beaucoup moins nationaliste et belliqueuse que la fraction travailliste ou celle nommée « révisionniste », qui coalisait la droite et l’extrême droite. Mais la victoire « miraculeuse » de juin 1967 fournit le déclic. Elle suscite dans la population un vent de mysticisme alimenté par l’idée du « Grand Israël » (la Palestine historique). Incarné par Tsvi Yehuda HaCohen Kook (le fils du précédent), qui accentue fortement la vision suprémaciste juive de son père ; le messianisme va s’enraciner. Son école rabbinique devient le pilier du Goush Emounim (« Bloc de la foi »), moteur politique du messianisme juif. Ce mouvement politique fondamentaliste a depuis disparu, mais il a généré de très nombreux héritiers disséminés dans divers courants : les deux partis fascistes d’Itamar Ben Gvir et de Bezalel Smotrich, mais aussi au Likoud et dans les partis religieux orthodoxes. Ensemble, ils incarnent l’essor d’un ultranationalisme messianique devenu un acteur politique et surtout social de premier ordre, influant très au-delà du seul camp dit sioniste religieux.
Comment est-ce arrivé ? D’abord, ce camp a mieux surfé que les autres sur la logique de la colonisation. Et comme le font tous les fondamentalismes, ceux juifs israéliens ne retiennent que les parties les plus identitaires de leur lecture littérale et sélective des textes saints. Tout est écrit d’avance, et si l’on sait bien lire, Dieu sera de notre côté. Lors d’un récent séjour en Israël, un rabbin m’a expliqué que l’attaque du Hamas le 7 octobre était « un miracle divin ». Dieu nous montre la voie. L’heure est venue de respecter ses désirs : s’emparer de toute la « Terre d’Israël ». Dès lors, si cette terre « nous appartient » exclusivement, et que les Palestiniens sont une résurrection d’Amalek, l’ennemi éternel des Juifs, pourquoi tergiverser ? Ce discours paraît simpliste, mais si le conflit est inexorable et insoluble parce qu’existentiel, autant y mettre fin radicalement, et au plus tôt.
Ensuite, aucun gouvernement israélien, ni de droite ni de gauche, n’a su ni voulu brider l’ardeur des messianiques. Lorsqu’en 1994 est commis le massacre de Hébron, des conseillers du Premier ministre Yitzhak Rabin préconisent de profiter de l’aubaine pour évacuer les 80 colons messianiques barricadés au cœur de la ville. Vu les circonstances, qui oserait s’y opposer ? Rabin tergiverse et finit par renoncer. Depuis, la colonisation a plus que triplé, à Hébron et ailleurs. Et le poids des messianiques avec.
Enfin et surtout, les messianiques ont su mettre en place une logistique dont l’impact n’a cessé de grandir. Dans Au nom du Temple, Charles Enderlin (2) retrace la manière dont l’extrême droite coloniale messianique, en usant d’une stratégie très articulée mêlant guerre culturelle et capture de positions stratégiques dans des domaines clés de la société, est parvenue à occuper une place politique et à produire un impact sociétal, surtout dans la jeunesse, qu’on aurait eu du mal à imaginer cinquante ans plus tôt. Lorsque, au soir de la conquête de l’esplanade des Mosquées par Israël, en juin 1967, Shlomo Goren, grand-rabbin de l’armée, appelle à raser la mosquée Al-Aqsa pour reconstruire le Temple sur ses cendres, 99 % des Israéliens le prennent pour un fou dangereux. Aujourd’hui, de multiples organismes alimentent cette idée de la « reconstruction du Temple ». Leurs défenseurs siègent au gouvernement.
Hitler s’est juste trompé de cible
Le camp messianique n’a pas seulement proliféré dans le circuit éducatif religieux en Israël. Il touche désormais amplement le secteur public. Il jouit de médias nombreux, écrits, télévisés et radiophoniques. Il dispose de plus en plus de députés, et de soutiens financiers considérables. Enfin, il s’est emparé de positions très importantes dans l’armée. L’affaire commence en 1953, quand celle-ci accueille la première Yechivat Hesder (académie militaire religieuse). Le principe consiste à offrir aux jeunes portant la kippa un service militaire où l’apprentissage de l’usage des armes se mêle aux études bibliques. En 1967, il n’y en avait que trois. En 1990, treize. Aujourd’hui, on en compte près de quatre-vingt-dix. Le Merkaz HaRav et ses émules ont mis la main sur ces écoles, souvent installées dans des colonies en Cisjordanie.
L’éducation qu’on y reçoit est fondée sur le suprémacisme juif en particulier à l’encontre des Arabes et des musulmans. En 2000, un célèbre rabbin de cette mouvance, Yitzhak Guinzburg, explique en une du supplément hebdomadaire du quotidien Maariv que « l’Arabe a une âme animalière » (3). Vingt ans plus tard, le rabbin Giora Redel, un dirigeant de la Yechivat Hesder Bnei David, explique aux recrues que « l’idéologie de Hitler était à 100 % correcte, mais [qu’]il visait la mauvaise cible » (4). Il entend par là qu’il aurait dû exterminer les musulmans, pas les juifs. Son compère de la même académie, Eliezer Kashtiel, déclare sur la chaîne 13 : « Je crois au racisme », ajoutant que « les Arabes ont un problème génétique » (5). Ces rabbins n’ont jamais subi la moindre sanction.
Dans les bataillons les plus « problématiques » de l’armée israélienne, ceux qui massacrent sans remords les civils, enfants, femmes et hommes, et qu’on voit ensuite s’en réjouir en chantant sur les réseaux sociaux israéliens, beaucoup sont issus des écoles militaro-messianiques de cet acabit. Aujourd’hui « 40 % des officiers d’infanterie qui sortent des écoles de formation des officiers sont issus de la communauté nationale religieuse », (6) alors que cette mouvance ne regroupe que treize députés au Parlement sur cent vingt. Avant chaque affrontement armé, nombre de ces officiers tiennent des discours où ils appellent les soldats à prier pour que le Dieu d’Israël leur permette d’annihiler leurs ennemis.
Un exemple parmi d’autres, le bataillon Netzah Yehuda (« Éternité de Juda ») est composé à 60 % d’anciens élèves de ces académies militaires messianiques. Ses soldats ont été régulièrement accusés de crimes perpétrés contre des Palestiniens. L’un d’entre eux a été incarcéré pour avoir usé de la gégène à leur encontre, quatre autres pour sévices sexuels sur un « suspect », d’autres pour avoir frappé à mort un Palestinien de 78 ans. Ils n’ont pas été poursuivis. Et devinez quoi ? Lorsqu’il était jeune, Yehuda Vach a suivi sa propre formation militaire à l’académie Bnei David, celle-là même où l’on enseigne que Hitler s’est juste trompé de cible. Quelques années plus tard, il a pu faire bénéficier de son apprentissage l’école d’entraînement des officiers de l’armée israélienne, lorsqu’il en a pris le commandement.
Notes
1- Yaniv Kubovich, « “No civilians. Everyone’s a terrorist” : IDF soldiers expose arbitrary Killings and rampant lawlessness in Gaza’s Netzarim corridor », 18 décembre 2024, « “Flatten” Gaza, halt aid : the Israeli division commander overseeing Gaza’s brutal Netzarim corridor », 1er janvier 2025 ; « Editorial : Vach’s private army : the growing gap between the IDF and rogue commanders », 2 janvier 2025. Les citations de ce paragraphe et des quatre suivants sont toutes tirées de ces trois articles.
2- Charles Enderlin, Au nom du Temple, Israël et l’arrivée au pouvoir des juifs messianiques, Le Seuil, Points, 2013. Édition augmentée en 2023.
3- Maariv, supplément du vendredi, 20 octobre 2000.
4- Amir Tibon : « Trump envoy Greenblatt condemns Israeli rabbis’ remarks that endorsed racism, Hitler », Haaretz, 1er mai 2019.
5- Ibid.
6- Peter Beaumont et Quique Kierszenbaum, « National religious recruit challenge values of IDF once dominated by secular elite », The Guardian, 18 juillet 2024.
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.
Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Un message, un commentaire ?