Tiré de Equal Times.
Malgré une certaine froideur, pour ne pas dire hostilité, des médias italiens envers les mouvements de grèves récents et les syndicats, comme lors des dernières grèves des transports, il semblerait cette fois-ci que l’observation de ces « pauvres » travailleurs défiant la gigantesque multinationale ait suscité une certaine émotion.
Cet évènement a aussi permis de relancer le débat sur Amazon et sur les conditions de travail dans un secteur clé de l’économie capitaliste : la logistique.
Bien qu’Amazon apparaisse et fonctionne comme une entreprise d’e-commerce, et donc comme un distributeur au détail, le groupe basé à Seattle peut être considéré comme un acteur du secteur de la logistique. En effet, Amazon ne produit pas ses marchandises, mais transporte le produit fini jusqu’au seuil de la maison du consommateur. Le cœur du business d’Amazon concerne donc principalement le transport des marchandises, soit la logistique.
Au sens large, la logistique se définit comme une science qui étudie le cycle entier du déplacement des marchandises du lieu de production à celui de consommation, incluant donc l’emballage, le dépôt, l’inventaire, le stockage, le transport et même la sécurité des routes par lesquelles transitent les marchandises.
Dans un livre publié en 2014, The Deadly Life of Logistics, Deborah Cowen, qui enseigne la géographie et la planification à l’Université de Toronto, décrit la logistique comme la science à travers laquelle les protagonistes du capitalisme actuel et de l’impérialisme économique néocolonial ont progressivement redessiné l’espace global sous forme de routes commerciales.
Deborah Cowen identifie l’origine de l’étude scientifique de la logistique à la Première Guerre mondiale, lorsqu’il fut nécessaire de développer un appareil militaire efficace pour approvisionner les lignes de front. Perfectionnée à l’échelle globale pendant la Seconde Guerre mondiale, l’étude de la logistique fut appliquée à partir des années 1960 à la gestion entrepreneuriale suivant un objectif de réduction des coûts de production à travers la rationalisation du rapport entre espace et marchandise : en pratique, moins un produit reste immobile dans un entrepôt, plus sa valeur augmente.
Dans la phase actuelle, caractérisée par la facilité de délocalisation des entreprises et la réduction des coûts de transport à l’échelle globale, la logistique est peut-être devenue le principal facteur de création de profit, exploitant les différences entre les coûts de production dans les pays où la marchandise est produite et les prix de vente dans les marchés de destination.
Le travail, qui permet à la marchandise de voyager, s’insère dans ce long trajet entre lieu de production et lieu de vente/consommation. Chauffeurs, porteurs, dockers, livreurs, magasiniers sont quelques-unes des figures clés du secteur de la logistique. Ce sont ces travailleurs qui permettent aux marchandises de circuler et donc de produire de la valeur.
La technologie joue un rôle fondamental dans la détermination des tâches et des conditions de travail dans ces emplois. Ainsi, il est probable que les innovations technologiques du passé aient simplifié quelques tâches laborieuses.
Cependant, l’utilisation de la technologie, au lieu de bénéficier aux travailleurs, semble avoir accru les charges de travail, au vu de la tendance à la réduction des temps de production, qui correspondent en logistique aux temps de transport de la marchandise, d’emballage, d’emmagasinement et de livraison.
En effet, les améliorations technologiques dans la logistique ont favorisé la méthode de production « just-in-time », soit l’allègement de la production industrielle afin de réduire le volume des stocks au profit d’une production visant à satisfaire les requêtes spécifiques de produits déjà vendus ou les exigences immédiates du marché. Si le transport et la livraison peuvent se faire sur des temps courts, il n’est pas nécessaire qu’un produit reste immobile en entrepôt ; il devient possible de le produire au moment où le marché, même incarné par un seul acheteur, le réclame.
Cette philosophie a entraîné un plus grand contrôle des données de productivité et donc une surveillance plus pressante des temps de production. Dans le cas de la logistique, la productivité correspond au temps entre la commande d’un produit et sa livraison, et doit être le plus court possible. Cela comporte un avantage pour l’entreprise, laquelle réussit de cette manière à réduire les temps de stockage ainsi que l’espace occupé par les marchandises dans les entrepôts.
Le poids de l’augmentation de la productivité pèse principalement sur le temps de travail, et donc sur les travailleurs, dont les performances sont constamment surveillées afin de trouver de nouvelles solutions pour réduire les temps et coûts de production.
Un des principaux motifs de mécontentement des travailleurs du site de Castel San Giovanni concerne les modalités et les cadences infernales dans lesquelles leurs tâches doivent être effectuées.
Les syndicalistes porte-voix de la grève contestent les horaires exténuants, durant lesquels les chargés d’inventaire doivent enregistrer au moins 300 articles à l’heure. Le cas des runners, les travailleurs qui placent les marchandises dans les rayons et qui se retrouvent à parcourir une vingtaine de kilomètres par jour à l’intérieur de l’entrepôt, est également emblématique.
Le travail suit des cadences très rapides, surveillées électroniquement au moyen de badges personnalisés et de caméras de surveillance. Les standards de productivité individuelle sont calculés par des algorithmes qui ne tiennent pas compte des différences physiques entre les travailleurs. Les temps de repos sont réduits au minimum (environ 30 minutes pour le déjeuner et des courtes pauses pour aller aux toilettes, refusées par les supérieurs si elles sont jugées excessives), alors que les heures supplémentaires et le travail le dimanche et les jours fériés sont la norme.
La rotation des horaires n’existe pas : celui qui a été engagé pour des horaires nocturnes – le site ne ferme jamais – travaillera toujours de nuit. Ces conditions augmentent évidemment le risque d’accidents et de maladies professionnelles liées aux efforts physiques.
Les syndicalistes contestent également les méthodes de gestion du personnel : à peine les niveaux de productivité passent sous les standards établis, les travailleurs reçoivent lettres et rappels qui remettent en cause leurs capacités physiques et émotionnelles.
Taylorisme du 21e siècle
Les diverses enquêtes dans les entrepôts d’Amazon en Italie et à l’étranger ont mis en lumière les hauts taux de stress et la vulnérabilité aux maladies physiques et psychiques des employés – aussi bien les cadres dirigeants que les ouvriers – qui souvent les contraignent à démissionner.
Un fait intéressant qui émerge des récits des délégués syndicaux engagés dans la manifestation du Black Friday est qu’une grande partie des employés du site italien ont signé des contrats à durée indéterminée. Les standards de productivité requis fixent toutefois une limite temporelle définie par les syndicalistes eux-mêmes comme « physiologiques ».
Le temps moyen de carrière en entrepôt est de trois ans, après lesquels le corps ne suit plus les rythmes de travail et le travailleur se voit contraint de démissionner. La force de travail d’Amazon est donc sujette à un turn-over permanent.
En ce sens, Amazon a actualisé les principes de management entrepreneurial introduits avec succès par Frederick Taylor au début du 20e siècle et détaillés dans son livre de 1911 The Principles of Scientific Management.
Selon Taylor, la maximisation du profit passe par la rationalisation du processus de production, qui s’atteint par la décomposition de ce dernier en différentes étapes, chacune confiée à un travailleur et soumise à des temps standardisés.
Le calcul du temps de production standard repose donc sur l’étude des mouvements que les ouvriers doivent accomplir, mouvements réduits au minimum par l’usage de la technologie et la simplification maximale des machines utilisées.
De cette manière, l’ouvrier ne doit plus posséder une connaissance spécialisée et le processus d’apprentissage devient plus rapide. Par conséquent, le travailleur devient un sujet interchangeable, qui peut être remplacé en toute éventualité.
S’appuyant sur l’usage de la technologie disponible, Amazon agit exactement ainsi : engager un travailleur, maximiser l’apport de son travail dans le processus de production et quand le corps cède, ou quand les niveaux de productivité baissent, le remplacer par des forces fraîches, en puisant dans le vaste bassin des chômeurs et des travailleurs précaires. En revendiquant de meilleures conditions de travail, les employés d’Amazon attaquent donc le modèle même de l’entreprise.
C’est pourquoi l’objectif immédiat de la grève apparaît illusoire. Ce n’est pas par hasard si, face aux revendications des syndicats, l’entreprise a tergiversé. Initialement, elle s’est dite prête à négocier, avant de se rétracter, se plaignant d’une « pression excessive » de la part des syndicats, qui, en réponse, ont lancé une grève immédiate de deux heures le 20 décembre dernier.
De plus, le succès difficile de ces actions collectives dépend en partie de la mobilisation d’une main-d’œuvre intérimaire, laquelle ne dépend pas d’Amazon et n’a donc pas un intérêt immédiat à l’amélioration des conditions de travail à court terme.
La précarité de l’emploi ne facilite pas la diffusion de la culture syndicale et casse la solidarité entre les travailleurs. L’usage de travailleurs intérimaires s’accroît drastiquement durant les pics de vente, par exemple durant le Black Friday ou lors de la période de Noël, et réduit à néant les tentatives de frapper l’entreprise en bloquant la production quand celle-ci est à son maximum.
Les revendications salariales portées par les syndicats ont été repoussées par l’entreprise qui se défend en affirmant appliquer les termes des conventions collectives, aussi bien de la logistique que du commerce, suivant les tâches exécutées par les employés. Toutefois, Amazon applique les minimums prévus par le droit national et refuse d’entamer des négociations d’un accord d’entreprise, non obligatoire, qui intègrerait les minimums du secteur assortis de primes, liées par exemple à la productivité.
La bataille est donc syndicale, elle se joue sur les rapports de force entre entreprise et syndicats, qui actuellement apparaissent plutôt déséquilibrés en faveur du plus fort, c’est-à-dire Amazon.
Renouveau syndical
Malgré cela, les syndicats qui défendent les employés d’Amazon ont la possibilité d’unir leurs propres revendications à celles d’autres secteurs en lien avec la logistique. Par exemple, les livreurs des coopératives qui effectuent les opérations de logistique en Émilie-Romagne et dans le Latium pour les grandes entreprises multinationales, dont Ikea et Granarolo, sont en lutte depuis quelques années pour obtenir de meilleures conditions de travail et mènent des actions soutenues par des syndicats de base – les confédérations syndicales étant souvent restées muettes.
De la même manière, les travailleurs de la grande distribution – soutenus eux par les syndicats de branches affiliés aux confédérations nationales – se sont mis en grève le 22 décembre pour protester contre les ouvertures des hypermarchés et centres commerciaux durant les jours des fêtes de Noël et de la Saint-Étienne, et ont mené une campagne de sensibilisation auprès des consommateurs, leur demandant de reporter leurs achats prévus durant les jours fériés. C’est peut-être de ce dernier point qu’il faudrait repartir.
La grève du Black Friday, les luttes des livreurs et les protestations des travailleurs de la grande distribution ont en commun le rapport étroit entre travail et marchandise.
L’objectif de ces actions est d’obtenir de meilleures conditions de travail en bloquant le flux des marchandises qui voyagent du producteur au consommateur. Bien que marginal en apparence, le travail des opérateurs de la logistique est central dans le processus production/consommation, étant le mécanisme qui permet à l’entreprise productrice d’atteindre le consommateur et donc de vendre le produit.
Les difficultés des syndicats à organiser les travailleurs de la logistique sont structurelles et sont dépendantes de la fragmentation de la chaîne de distribution, souvent constituée d’entreprises – et de coopératives – qui travaillent par projets, ainsi que de la précarité des contrats et de l’hétérogénéité des travailleurs, souvent temporaires ou immigrés. Dans un tel contexte, les faiblesses des syndicats sont amplifiées et il devient urgent de trouver de nouveaux soutiens au-delà du cercle des travailleurs représentés.
Un soutien décisif pourrait venir d’actions de solidarité de la part des destinataires des marchandises, c’est-à-dire des consommateurs. Un blocage des achats en soutien aux actions collectives des travailleurs de la logistique serait par exemple un instrument de pression efficace pour contester de manière large, mais ciblée, les politiques de certaines entreprises et le modèle de production et d’emploi qu’elles défendent.
Comme dit initialement, au-delà du conflit chez Amazon, la grève du Black Friday doit amener à réfléchir au rapport entre production de la marchandise, consommation et conditions de travail. Le syndicat doit mener une telle réflexion, en se servant de la double condition de travailleurs/consommateurs dans laquelle nous vivons presque tous.
Le travail de sensibilisation des consommateurs n’est pas une tâche facile pour le syndicat, qui doit pourtant trouver la force de devenir un sujet politique, soutenant des actions conflictuelles, comme le boycott, qui aient une dimension plus grande que la traditionnelle sphère des relations industrielles, dont les contours sont désormais flous suite aux mutations radicales du monde du travail et des processus de production.
Une version modifiée de cet article a initialement été publiée en italien sur le site de Q Code Mag.
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