Le sexe de l’économie
L’économie désigne à la fois des pratiques et un champ de savoirs ou de croyances (une discipline). C’est la dimension sexuée de cette dernière qui m’intéresse ici. Mais pour en parler, il faut partir d’une caractéristique de cette discipline : la domination actuelle de l’économie orthodoxe, dont le cœur est constitué de concepts se présentant comme universels (le consommateur, le producteur, les offreurs, les demandeurs, l’utilité…), IGNORANT ET RENDANT INVISIBLES LES RAPPORTS SOCIAUX, DONT LES RAPPORTS DE SEXE.
Décrypter la question du sexe de l’économie (dominante), c’est rendre visible ce que masquent ses présupposés universalistes abstraits. Je le ferai en partant de deux questions : 1) qui produit et diffuse ses énoncés ? 2) En quoi ses contenus ou dogmes sont-ils sexués ?
La parité dans 70 ans ?
Qui – homme ou femme – produit et énonce les « vérités » de l’économie ? Il faut ici distinguer le champ académique (université et recherche) avec ses relations internes de pouvoir, et le champ médiatique, celui des économistes les plus « visibles ».
En France, parmi les professeurs universitaires d’économie, on comptait 10 % de femmes dans la deuxième moitié des années 1990 (Nicky Le Feuvre, Monique Membrado et Annie Rieu, Les femmes et l’université en Méditerranée, Presses universitaires du Mirail, 1999). En 2010, on atteint 16 %. À ce rythme (+ 0,5 point par an), la parité professorale est en vue… dans 70 ans.
Quant aux économistes les plus visibles, les stars de l’économie, ils forment en France un petit groupe de 15 à 20 personnes, TOUTES DE SEXE MASCULIN. Leur fonction officielle (« expliquer l’économie ») est moins importante que leur fonction réelle : faire croire que l’économie est sous contrôle, qu’ils en détiennent les clés, et que certains principes ou dogmes sont indiscutables.
Deux dogmes : concurrence et croissance
Quel est le contenu des messages de l’économie dominante et EN QUOI A-T-IL A VOIR AVEC LA QUESTION DU GENRE ?
Deux dogmes fondamentaux sont déclinés à l’envi. Le premier consiste à présenter la concurrence et la « libre » circulation mondiale des marchandises et des capitaux comme des principes d’intérêt général dont tous les autres dépendent. C’est le message du libéralisme économique, dont on sait qu’il a conduit dans les faits à une concentration sans précédent du pouvoir économique et financier.
Le second dogme est la priorité à la croissance, celle du PIB. Tout dépendrait d’elle : le progrès social, l’éradication du chômage et de la pauvreté, voire la résolution de la crise écologique par la croissance verte.
Les économistes hétérodoxes critiquent vivement le premier de ces présupposés, et certains, plus rares, contestent également le second. Mais curieusement, ils ne mettent presque jamais en avant ce qui pourtant crève les yeux : ces deux dogmes expriment, dans le registre de l’économie, des « valeurs TRADITIONNELLEMENT masculines ». Par ces termes, on ne désigne évidemment pas des caractéristiques naturelles, on ne prétend nullement que tous les hommes défendent ces valeurs traditionnelles ni que toutes les femmes s’y opposent. Mais des siècles d’inégalités et de domination masculine ont produit des effets toujours prégnants sur les représentations des rôles masculins et féminins, y compris dans le domaine de l’économie.
Le sexe du libéralisme économique
Compétition et concurrence de tous contre tous, évolution darwinienne du système, élimination ou absorption des concurrents, guerre économique parfois liée à des conflits militaires, échange inégal : il s’agit bien, avec le libéralisme économique et financier soutenu par les théories économiques dominantes, de valeurs historiquement liées à la domination masculine traditionnelle dans sa version la plus guerrière. Ce ne sont pas celles de la coopération ou des échanges équitables et négociés. Ce ne sont pas celles du « care », brocardées par la plupart de nos « grands hommes » en 2010.
Le passage du capitalisme « fordiste » des Trente Glorieuses au capitalisme financier ou néolibéral actuel n’a rien arrangé. Les hommes ont conservé le contrôle quasi-exclusif aussi bien du pouvoir financier (les 27 gouverneurs des banques centrales des 27 pays de l’Union européenne sont tous des hommes) que de l’analyse économique de la finance : dans les tables rondes d’experts sur la crise financière, on ne voit en général à la tribune que des hommes. En revanche, s’il s’agit de monnaies complémentaires ou de finance solidaire, la parité (ou la présence d’une majorité de femmes) est fréquente…
Le sexe de la croissance et du PIB
Le deuxième grand dogme de l’économie dominante, celui qui fait de la croissance du PIB l’alpha et l’oméga du progrès, n’est pas moins masculin que le premier. Je me permets de renvoyer à un billet de mon blog de 2009 où j’explicite mes arguments : http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2009/02/19/le-sexe-du-pib/ . Je résume ainsi deux indices de cette masculinité originelle, dont une fonction est de produire l’invisibilité de la majorité des activités féminines et la survalorisation de celles des hommes.
1. Dans son livre de référence « Les comptes de la puissance », publié en 1980, François Fourquet montre que la construction des comptes de la Nation s’est effectuée dans des logiques de puissance guerrière et, après la guerre, de reconstruction industrielle. C’est aussi pour cela qu’il a fallu attendre près de trente ans pour qu’en France, en 1976, les services non marchands, liés à la reproduction de la société (éducation, santé, protection sociale… autant de sphères majeures d’activité féminine) plus qu’à la puissance matérielle, soient considérés comme dignes de figurer dans le PIB.
Mais la puissance, la guerre, la performance technique et l’industrie sont, dans les faits, l’apanage des hommes. Il y a bel et bien des représentations sexuées de la richesse et du progrès. L’anthropologue Françoise Héritier (dans son livre : Masculin/Féminin II, Odile Jacob, 2002) en fournit un exemple spectaculaire : « Récemment, une enquête d’opinion publique a été menée par des sociologues pour savoir quels étaient les principaux événements du 20ème siècle. Les hommes répondent majoritairement qu’il s’agit de la conquête de l’espace. À 90 %, les femmes mettent en premier le droit à la contraception ». D’un côté la puissance sinon la guerre et la domination technique sur la nature, de l’autre un aspect central de l’émancipation humaine.
2. La plupart des gens l’ignorent : la production domestique de biens ou « autoproduction » est intégrée au PIB via une équivalence monétaire, mais pas la production domestique de services. Comment diable expliquer que, lorsque Monsieur fait son jardin potager ou construit un garage, et que Madame fait le ménage, la cuisine, et s’occupe des enfants, seul le premier contribue à la richesse nationale officielle ? Divers arguments fort embarrassés sont mobilisés. Aucun ne résiste à la critique. La seule explication réside dans des représentations sexuées de l’économie et de ce qui compte vraiment (pour les hommes qui la dirigent). Il ne s’agit pas moins que de l’organisation socialement construite d’une dévalorisation et d’une occultation du travail des femmes.
Compte tenu des limites du PIB et de la croissance comme indicateurs de progrès, celles qui viennent d’être mentionnées et beaucoup d’autres, on comprend l’émergence d’un mouvement international en faveur d’indicateurs alternatifs. Nombre de ces derniers font intervenir des critères d’égalité entre les femmes et les hommes.
S’interroger sur le sexe de l’économie est une manière féconde, parmi d’autres, de mettre en cause « l’économisme », la prétention d’une certaine science économique à imposer des concepts, des lois, des visions de la richesse, qui masquent des pratiques et des valeurs (coopération, échanges justes, partage des tâches, travail gratuit au service du bien-être…) décisives pour sortir de la crise actuelle. Pour passer d’une économie du « toujours plus » et de la marchandisation de tout à une économie du « prendre soin » exigeant la parité à tous les étages, aussi bien dans les pratiques que dans les représentations.