Édition du 18 juin 2024

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Économie

Le service public, un projet de société alternatif

Le service public propose un mode d’organisation économique et social affranchi de la marchandisation. Toute la politique néolibérale a donc visé à en saper les bases par des mesures propres à créer une société de marché.

20 septembre 2023 | tiré de mediapart.fr

Deux études sont venues récemment remettre la question des services publics au cœur du débat. La première, réalisée par un collectif de hauts fonctionnaires, « Nos services publics », révèle l’ampleur de leur dégradation au cours des dernières années. La seconde, qui émane de l’Insee, montre combien les services publics sont une donnée clé des politiques de redistribution et de réduction des inégalités.

Ces deux informations sont complémentaires, telles les deux faces d’une même réalité. Si les services publics constituent un moyen puissant de redistribution en permettant aux classes les plus défavorisées de la population de satisfaire une partie de leurs besoins sans passer par des transactions monétaires, il est logique qu’ils soient devenus une cible du néolibéralisme.

Celui-ci a en effet pour mission, depuis plus de quatre décennies, d’élargir le champ de la marchandise afin de soutenir la profitabilité du capital. De ce point de vue, la redistribution par les services publics est inacceptable, précisément parce qu’elle entend faire échapper une partie des besoins au secteur marchand.

Des services publics jouant pleinement leur rôle sont incompatibles avec le néolibéralisme. © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart avec AFP

Les services publics ont en effet cette particularité de poser des besoins a priori définis non pas par les pseudo-équilibres du marché, mais par des décisions politiques. Leur production n’est donc pas soumise à la validation de l’échange monétaire et de la rentabilité. Ils ouvrent ainsi la possibilité d’une organisation où le prix n’est pas le juge de paix des besoins, mais bien plutôt, du moins sur le plan théorique, la délibération collective consciente.

Pour le néolibéralisme, il était donc essentiel de contrôler l’État pour réduire le champ, l’efficacité et le fonctionnement des services publics, en prenant les leviers de la décision. C’est de cette façon que l’on a pu assister à ce fait a priori surprenant, mais en réalité fort logique, qui consiste à voir l’État, théoriquement représentant de l’intérêt général, malmener ses propres services pour favoriser les intérêts particuliers.

Les privatisations sont, sans doute, la forme la plus évidente, la plus visible et la plus violente de ce phénomène, mais la réalité est beaucoup plus complexe. La mise à bas des services publics peut prendre plusieurs formes, allant du sous-effectif chronique au manque de moyens en passant par l’inefficacité organisée ou les investissements douteux. C’est la fameuse stratégie du « starve the beast » (« affamez la bête ») dont l’étude de Nos services publics est une illustration.

Lorsque, par exemple, les moyens de l’assurance-maladie sont systématiquement inférieurs à ce dont le système aurait besoin pour tenir debout, autrement dit lorsque l’objectif national des dépenses d’assurance-maladie (Ondam) est inférieur à la dynamique minimale des dépenses, tout le système de santé vit en dessous de ses moyens et se dégrade. Cette politique dure depuis plus de dix années, elle mène aujourd’hui à l’état de détérioration avancé du système de soins français.

Un tel mouvement, que l’on pourrait décliner sur le logement social, les transports, l’éducation, les affaires sociales et bien d’autres, amène alors logiquement une partie de la population à avoir recours, pour ces prestations, à des solutions privées. Des marchés sont développés, créant de nouveaux besoins monétaires pour les ménages.

C’est dans cette logique que l’État, dans sa version néolibérale, a choisi de favoriser systématiquement les modes de redistribution monétaires sur les modes de redistribution « en nature » que représentent les services publics. En versant des allocations, on justifie doublement l’abandon des services publics en donnant les moyens de recourir à des services privés de substitution et en faisant pression sur le budget de l’État.

Les moyens des services publics sont systématiquement inférieurs à ce dont le système aurait besoin pour tenir debout. © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart avec AFP

Évidemment, c’est un marché de dupes, parce que les services monétarisés sont souvent moins accessibles, plus chers et de qualité moindre. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’Insee est en mesure de confirmer l’effet positif des dépenses socialisées de services publics sur les inégalités. C’est aussi pour cela que l’Insee avait, en 2020, souligné que le poids des dépenses de transport et d’enseignement pour les ménages les plus modestes était plus lourd que pour les plus aisés.

Le néolibéralisme contre le service public

Sans surprise, le néolibéralisme a donc fait le choix de la redistribution monétaire non pas en complément, mais au détriment des services publics. C’était déjà en gestation dans les propositions de revenu minimum garanti de Friedrich Hayek et d’impôt négatif de Milton Friedman. L’idée était bien de remplacer les dépenses socialisées fondées sur une définition en amont des besoins de la communauté par des dépenses individualisées trouvant leur réalisation sur un marché.

Ces idées sont revenues sous des formes concrètes au cours de l’histoire sociale récente. En France, la dégradation de la sécurité sociale et des services publics, très impopulaire, a donné lieu à la création de certains transferts monétaires nouveaux comme le RMI en 1989, devenu RSA en 2009, inspiré par le revenu minimum hayékien, et la « prime d’activité » créée en 2016 à partir de la « prime pour l’emploi » créée en 2001, et qui est la copie conforme de l’impôt négatif de Friedman. Dans la pratique, cette dernière mesure est, par ailleurs, devenue une garantie de maintien des salaires à un niveau faible.

Ces prestations sont évidemment utiles et même nécessaires dans le cadre néolibéral pour éviter une paupérisation accélérée. Mais elles sont aussi le fruit d’un choix politique qui se fait au détriment des services publics. Elles exposent les plus pauvres à la loi du marché pour la satisfaction de besoins qui pourraient être mieux et davantage socialisés.

À l’époque, ces mesures, prises par des gouvernements de gauche convertis au néolibéralisme, se voulaient protectrices. Mais elles ont en réalité affaibli les services publics et encouragé la dégradation qui a suivi. Le stade final de cette évolution est bien représenté par la politique d’Emmanuel Macron, qui a toujours utilisé la redistribution monétaire, souvent de manière insuffisante et mal ciblée d’ailleurs, pour soutenir son projet de marchandisation de la société au détriment des services publics. C’est le sens d’un discours centré sur le « pouvoir d’achat » et qui laisse dans l’ombre toute gestion collective des besoins.

Ainsi, en réponse à la crise des « gilets jaunes », le gouvernement d’Édouard Philippe a augmenté en 2019 la prime d’activité alors même que les dépenses de santé et d’éducation, par exemple, restaient sous-dimensionnées. Pendant la crise inflationniste, les transferts monétaires, comme les différents « boucliers » ou les revalorisations très partielles des minima sociaux, ont été préférés à des services communs destinés à lutter contre la crise du niveau de vie.

Depuis 2017, les baisses de cotisations et d’impôts sont venues fragiliser le financement des services publics au nom du « pouvoir d’achat ». Cette stratégie n’est absolument pas cachée par le gouvernement, qui est allé jusqu’à les revendiquer. Alors même que l’enseignement, les transports, la santé et la solidarité étaient affaiblis.

En fin de compte, confronté à l’échec de sa propre logique, le néolibéralisme en est réduit à faire ce que les associations appellent de la « charité » pour les plus pauvres, afin de pouvoir soutenir le flux immense d’aide au capital qui, seul, permet à l’économie de tenir encore sur des pieds fragiles. Dans cette situation, toute forme de redistribution devient quasi intenable à terme.

Il découle de ce qui précède que des services publics fonctionnant au mieux et jouant pleinement leur rôle sont foncièrement incompatibles avec le néolibéralisme, autrement dit avec le mode de gestion actuel du capitalisme.

La défense du service public doit donc désormais intégrer cette dimension politique et reprendre l’offensive. Il ne s’agit plus seulement de défendre tel ou tel budget menacé, mais bien plutôt d’offrir une alternative concrète à l’échec des politiques actuelles. Il s’agit de s’appuyer sur le service public pour proposer un mode de définition a priori (c’est-à-dire avant la production) et socialisé (c’est-à-dire pris en commun) des besoins face à une volonté d’imposer des choix purement individuels, visant en réalité à valoriser le capital. Autrement dit, il s’agit de proposer un véritable projet de société.

Romaric Godin

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