3 juin 2022 | tiré de Révolution permanente
La première phase de l’invasion de l’Ukraine par la Russie a été clairement un échec pour l’armée russe. L’objectif de prendre rapidement Kiev et l’Ukraine s’est heurté à la réalité d’une armée qui sur le papier était très puissante, mais qui dans la réalité était remplie de dysfonctionnements logistiques, matériels et de direction. Combinée à cela, la résistance ukrainienne, largement assistée financièrement et militairement par les puissances impérialistes de l’OTAN, a obligé Poutine à entamer un retrait humiliant et une concentration des actions militaires dans l’Est et le sud du pays.
Tout cela a eu des conséquences également sur la perception de la guerre par le gouvernement ukrainien et l’OTAN. En effet au début du conflit, l’objectif était essentiellement de faire payer cher à Poutine sa victoire, que la plupart des analystes et dirigeants donnaient pour sûre. Cependant, l’évolution désastreuse de l’agression russe a fait de plus en plus croire que la victoire de l’Ukraine était devenue possible. Le résultat a été un approfondissement de l’armement de l’armée ukrainienne par les puissances impérialistes et l’accentuation des sanctions occidentales contre l’économie russe.
C’est précisément ici que commencent à apparaître les fissures dans le « bloc occidental », si durement conquis. D’un point de vue militaire, certaines caractéristiques de la guerre ont changé par rapport à la première phase. Alors que l’armée ukrainienne a pu résister à l’offensive russe en utilisant des tactiques de guérilla, avec des groupes de combattants relativement autonomes d’un point de vue tactique, passer à une phase de reconquête du territoire perdu ou même du Donbass implique un autre niveau de centralisation du commandement et de tactiques de guerre. L’armée russe pour sa part, malgré ses faiblesses, peut se trouver dans une position plus confortable en concentrant ses combats dans l’est et le sud du pays, étant donné que les chaînes logistiques sont plus courtes.
Tout cela pose des discussions au sein de l’alliance occidentale sur comment mettre fin au conflit. Car aujourd’hui, il est très difficile de dire ce que serait une victoire pour l’Ukraine. La journaliste du Monde Sylvie Kauffmann écrit à cet égard dans le Financial Times : « alors que la guerre russe entre dans son quatrième mois, les dirigeants occidentaux s’interrogent sur la perspective d’un conflit prolongé. Ils se rendent également compte qu’ils ont soutenu de tout leur poids les courageux combattants ukrainiens sans préciser la finalité (...) Cela soulève de multiples questions pour les bailleurs de fonds de l’Ukraine. Que signifie "gagner" ? La victoire consiste-t-elle simplement à repousser les Russes là où ils ont commencé le 24 février ? Ou signifie-t-elle également la reprise des territoires occupés depuis 2014, à savoir la Crimée et deux régions du Donbass ? Si les dirigeants ukrainiens décident que leurs forces armées doivent mener une contre-offensive pour récupérer l’ensemble de leur territoire, l’Occident continuera-t-il à les aider ? Qu’est-ce qui devrait déclencher la levée des sanctions ? Si la victoire de l’Ukraine signifie la défaite de la Russie, à quel point cette défaite doit-elle être écrasante ? S’il s’agit d’une lutte entre deux ordres mondiaux, l’un fondé sur des règles et l’autre sur des sphères d’influence, à quoi peut ressembler un accord ? ».
En effet, ces questions révèlent les points d’achoppement entre les différentes positions au sein de l’UE et de l’OTAN, vis-à-vis de l’Ukraine et de la Russie. Il y a un groupe de pays au sein de l’UE qui adoptent depuis le début une posture très dure à l’égard de la Russie et voit dans l’agression de Poutine une menace directe pour leur sécurité. On parle ici notamment de la Pologne et des pays baltes. Ce groupe de pays exprime sa préférence pour une défaite militaire de la Russie et donc pour un soutien encore plus appuyé à l’Ukraine.
Ces Etats, qui étaient appelés la « nouvelle Europe » par Donald Rumsfeld, ancien secrétaire d’Etat nord-américain, comptent sur le soutien de Washington. En effet, les Etats-Unis utilisent les positions de ces pays au sein de l’UE pour poursuivre leurs propres objectifs. En ce sens, dans un article récent du New York Times nous pouvons lire : « le 25 avril, le secrétaire à la Défense Lloyd J. Austin III, s’exprimant avec une franchise qui a surpris ses collègues, a reconnu que Washington voulait plus qu’un retrait de la Russie. Il voulait que son armée soit atteinte de façon permanente (...) Puis sont apparues diverses versions de l’objectif énoncé par M. Austin : la Russie doit émerger comme un État affaibli (...) Et de plus en plus, les responsables américains parlent d’utiliser la crise pour renforcer la sécurité internationale, en gagnant à leur cause des nations qui hésitaient entre s’allier à l’Occident ou à un axe Chine-Russie émergent ».
Mais il existe un autre groupe d’états au sein de l’UE, dont la France, l’Italie et l’Allemagne, qui craint la perspective d’un conflit prolongé sur le sol du continent européen et qui notamment voudrait éviter que la Russie soit complètement humiliée. Comme l’explique Sylvie Kauffmann dans l’article déjà cité, ce deuxième groupe de pays « souhaite également que l’Ukraine gagne la guerre et souligne qu’il appartient aux Ukrainiens de décider pour quel objectif territorial ils veulent se battre. Mais il a une vision différente de l’avenir avec la Russie. Même vaincue, la Russie, puissance nucléaire, sera toujours le plus grand pays du continent, et Moscou devra faire partie de tout nouvel ordre de sécurité construit en Europe. Le 9 mai à Strasbourg, le président français Emmanuel Macron a utilisé un mot chargé d’histoire pour illustrer ce point. La Russie, a-t-il dit, ne doit pas être "humiliée" ».
Cette question est même en train d’avoir des conséquences sur des blocs internes au sein de l’UE. C’est le cas notamment du tandem réactionnaire entre la Pologne et la Hongrie, deux pays dont les gouvernements partagent beaucoup de points en commun d’un point de vue idéologique mais qui ont toujours eu des différences à l’égard de la Russie. La guerre en Ukraine est ainsi en train d’affaiblir cette alliance. « Du point de vue de la Pologne, l’attaque représente la matérialisation de l’une de ses principales craintes : une Russie expansive qui utilise la force militaire pour subjuguer un pays voisin. La Pologne a donc été l’un des plus fervents partisans de l’octroi d’une aide politique, économique et militaire à l’Ukraine, et a fait campagne pour la rupture de tous les liens de l’UE (du commerce à l’énergie) avec le Kremlin. La réaction nettement plus modérée de la Hongrie à la guerre - notamment le refus de Budapest d’envoyer des armes à l’Ukraine ou même de permettre à des armes destinées à l’Ukraine de traverser le territoire hongrois - et sa menace permanente d’opposer son veto aux sanctions de l’UE visant le pétrole russe ont fini par irriter Varsovie, qui a besoin de l’unité de l’UE et de l’OTAN pour poursuivre sa politique privilégiée de confrontation avec Moscou », écrit Stratfor à ce propos.
Ces fissures révèlent les enjeux géopolitiques au sein même du « bloc occidental ». Un bloc entre alliés et concurrents en même temps. Tous ont intérêt à ce que la Russie sorte affaiblie de ce conflit. Mais les puissances impérialistes européennes qui portent l’écrasante majorité du « coût » de la guerre, du fait notamment des rapports économiques entretenus avec la Russie, elles ont intérêt à éviter que la guerre se prolonge sur le continent pour éviter une déstabilisation politique, économique, sociale et militaire durable. Mais aussi une Russie humiliée en mesure de devenir un facteur supplémentaire de déstabilisation dans le continent. De leurs côtés, les États-Unis qui, essayent depuis la fin de la Guerre Froide d’éviter à tout prix la formation d’un bloc économique, politique et militaire en Europe impliquant la Russie et les principales puissances impérialistes européennes, notamment l’Allemagne, ont intérêts à affaiblir le plus possible la Russie. De ce point de vue, le renforcement de l’aide militaire des États-Unis à l’Ukraine est révélateur de la volonté des États-Unis d’installer la guerre dans la durée, tout en cherchant à fixer une ligne rouge à l’Ukraine afin d’éviter une escalade militaire qui irait jusqu’à un affrontement direct entre les deux grandes puissances nucléaires.
Face à l’agression russe contre l’Ukraine, un bloc impérialiste réactionnaire s’est formé pour tenter d’infliger un coup dur à la Russie. De cette façon, la résistance légitime du peuple ukrainien face à l’oppression russe a été confisquée par d’autres forces réactionnaires. Les fissures qu’on voit apparaître aujourd’hui au sein de l’alliance occidentale n’expriment aucune tendance progressiste. Elles sont, au contraire, l’expression de la complexité réactionnaire de cette guerre.
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