Tiré du recueil (in)visibilités médiatiques de L’Esprit libre.
La conscience de classe commence et s’arrête sinon aux « familles », ou à ceux que la gauche canadienne qualifiait jadis pauvrement de « gens ordinaires ». Dans le français d’Ed Broadbent, c’était magnifique… Et c’est aussi le plus loin que les médias semblent capables d’aller. Encore aujourd’hui, tout le reste leur échappe : les mouvements révolutionnaires dans l’histoire, la démocratie directe, le syndicalisme de combat. La « radicalité » politique étant désormais réservée aux mouvements terroristes islamistes, toute perspective de gauche a été définitivement rendue inaudible dans les médias.
Radio-Canada titre sur son site internet le 4 novembre 2014 : « Faites-vous partie de la classe moyenne ? », et invite son lectorat à remplir un questionnaire de type sociologique pour obtenir la réponse. Des chercheurs de l’Université de Sherbrooke, souligne-t-on à cette occasion, avancent que la moitié des Canadiens-nes la compose. Quid des autres ? Rien. Ils et elles ne sont ni des pauvres, ni des riches, ni des prolétaires, ni des bourgeois… Ils et elles restent simplement hors champ. Les Affaires fait encore mieux : « De quelle classe moyenne faites-vous partie ? », demande l’hebdomadaire financier le 21 octobre 2015 : c’est pour lui seulement à l’intérieur de la « classe moyenne » qu’on peut répartir les gens, et non à l’échelle de toute la société. On ne traite pas des autres, tout simplement, et brutalement.
Il s’agit là de l’une des nombreuses façons qu’ont développées les médias, consciemment ou non, pour ne jamais aborder ces « autres ». Pourtant, ce sont eux qui circonscrivent dans son flou la notion de « classe moyenne » dont il est tant fait état. L’ouvrage de référence sur cette catégorie sociale, Les cols blancs de Charles Wright Mills, propose que les gens ordinaires de l’Amérique sont moins mus par une conscience de classe que, notamment, par deux affects de type pauvre : la convoitise en ce qui concerne les nantis qui les surplombent et la peur de dégringoler parmi les pauvres auxquels ils ressemblent tant.
Car, qu’on se le dise, contrairement à ce que les médias laissent entendre, les membres de la classe moyenne sont aussi des prolétaires, mais avec de l’argent. Autrement dit, ils n’ont pas de contrôle, dans l’ordre actuel des choses, sur les paramètres économiques et sociaux qui expliquent leur niveau de vie : le modèle d’urbanisme, les cours du pétrole et des matières premières, les taux d’intérêt et le marché des changes, les modes de consommation et tout ce qui concerne leurs avantages professionnels (habits, téléphones et voitures de fonction…). Ils savent au moins intuitivement que tout ce dont ils disposent leur a été donné, et qu’on peut à tout moment le leur enlever.
Les membres de la « classe moyenne » se devinent intuitivement, tel ce gardien d’hôtel que présente Friedrich Wilhelm Murnau dans son film Der letzte Mann, celui qui quitte le matin son quartier pauvre et y revient le soir, admiré par ses semblables du fait de son bel apparat : il sert dans les beaux hôtels des milieux bourgeois et se vêt en conséquence. Il porte une bien nommée « livrée », au sens où elle lui a été destinée à des fins professionnelles sans lui appartenir. Un jour, subitement, son patron, le trouvant trop vieux, le licencie. Le voici qui rentre chez lui, honteux, pour la première fois en haillons, ceux qui correspondent à son statut. L’habit ne fait pas le moine, les statuts dans la classe moyenne restent un leurre.
On se laisse appâter notamment parce qu’ils font l’objet d’une fausse conscience dans les médias. L’absence de compréhension de la réalité prolétarienne dans les médias n’a d’égal que l’ignorance qu’on entretient des conditions historiques d’existence de la classe moyenne. Tout au plus des experts viendront nous rassurer sur tel ou tel point, « vulgariser » ce qui relève des modalités complexes relatives à son sort et la conforter dans l’idée pourtant révoltante qu’elle évolue toujours dans sa condition d’administrée. On ne sait rien, par ailleurs, de la moitié qui, logiquement, ne fait pas partie de cette « classe moyenne ». On la refoule. Un lecteur assidu de La Presse ou un spectateur invétéré de Radio-Canada ignore toujours de quoi est fait le quotidien d’un assisté social au Québec. Comment évolue-t-on avec un revenu de 623 dollars par mois, qui plus est dans un mépris généralisé ?
Il méconnaît aussi le monde ouvrier et c’est quand il doit par hasard se lever tôt tel jour qu’il redécouvre l’existence d’une classe laborieuse déjà levée — constituée de beaucoup d’immigrantes et d’immigrants —, qui a déjà fait une journée à l’heure où il se rend d’ordinaire au bureau. Il méconnaît également tout du mode de vie décadent de la classe dirigeante, celle qui ponctionne la valeur générée par ceux qu’elle embauche pour satisfaire ses envies de faste et de pouvoir. Il ne soupçonne pas davantage par quelles méthodes souvent mafieuses eux ou leurs ancêtres ont constitué leur fortune. Pendant ce temps, toutefois, il aura eu des centaines de milliers de fois l’occasion d’entendre tel journaliste ou tel chroniqueur faire état des gadgets qui sont théoriquement à sa portée, des marges de crédit disponibles, des emplois standards qui seront créés ou perdus, des voyages organisés entre autres divertissements auxquels on semble s’adonner tous. Il s’agira même pour lui d’une forme permanente d’émulation.
Les médias administrés par Québecor génèrent en la matière les illustrations les plus saisissantes. Ils s’adonnent à avoir fait de cette fausse conscience un marché. Le Journal de Montréal, TVA et ses chaînes spécialisées, les périodiques et maisons d’édition du groupe s’adressent massivement aux petites gens ‒ assistés-es sociaux-les, petits-es travailleurs-ses saisonniers-ères, ouvriers-ères et gens peu instruits, par exemple, font notoirement partie de leur public cible — sans jamais toutefois leur adresser du contenu qui soit en phase avec ce qu’ils et elles sont.
On évoquera ce qu’il en est de la vie des « gens riches et célèbres » plutôt que de traiter d’acteurs-trices communautaires et de militants-es politiques — dont ils et elles sont parfois — qui s’échinent à améliorer leur situation. On les informera des vicissitudes que traversent des vedettes créées de toutes pièces bien avant de médiatiser auprès du grand public les problèmes qu’ils et elles traversent, eux-elles (conséquences du libéralisme économique, mépris des pouvoirs publics, absence de services publics, régime éducatif à deux vitesses, malbouffe, séquelles psychologiques relatives à des violences familiales, troubles psychiatriques, malchances…).
Les moments de dignité qui les honorent çà et là (entraide, débrouillardise, inventivité, courage, persévérance…) ne feront l’objet d’aucun récit public, mais c’est des exploits des sportifs qu’on traite ad nauseam à la manière d’une vaine allégorie. Ces médias parleront au prolétariat strictement pour lui raconter ce qu’il vit sur un mode exceptionnel : l’un des siens qui devient hockeyeur, un autre qui se trouve coincé dans un carambolage, un troisième qui, devenu motard, est étonnamment innocenté par un tribunal, quand un quatrième ne meurt pas dans un hôpital en raison d’une extraordinaire maladresse médicale. Tout apparaîtra dans la stridence d’une phénoménalité extraordinaire, mais jamais sur le mode d’une interprétation sociologique ou politique.
C’est par ailleurs avec une grande intensité qu’on encouragera le prolétariat à mépriser toutes les instances dans lesquelles il pourrait un jour reconnaître un discours parlant directement à sa conscience. Rien sur les syndicats de combat qui ne se voient en rien comme des partenaires du grand capital, les anarchistes qui dénoncent un système relayant structurellement les pauvres à la marge, les syndicats étudiants militant pour un droit universel à l’éducation et sur tout ce que compte notre pays d’intellectuels-les de gauche capables d’envisager la mutation énergétique, sociale et décroissantiste qu’appelle une période historique en crise profonde. Ces acteurs-trices seront en permanence calomniés-es par le choix des photos, des titres, des adverbes et épithètes, par des chefs de pupitre ou des chroniqueurs-ses entonnant inlassablement le chant de l’économie ultralibérale, pourtant si contraire aux intérêts de leur lectorat. Il faut au contraire faire partager aux pauvres comme aux pauvres-avec-de-l’argent de la classe moyenne le fantasme du crédit illimité, grâce auquel ils et elles pourront se procurer tout ce que les annonceurs mettent en valeur dans ses médias.
Les médias ont fait du prolétariat une minorité symbolique dont on peut à l’envi refouler l’existence. On entend « minorité » bien entendu autrement que d’un point de vue numérique. La minorité est une puissance en devenir conditionnée par une représentation majoritaire, qui ne prévaut, elle, à ce titre que tant qu’elle s’érige « en étalon », comme l’écrivaient Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux. Cette réduction du prolétariat au statut de minorité trahit on ne peut plus nettement le fondement idéologique qui anime les médias.
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