Tiré du blogue de l’auteur.
Quelles sont les implications de cette nouvelle loi, qualifiée de « fondamentale » donc équivalente à un article d’une Constitution ? Comment se situe-t-elle dans l’histoire de l’État d’Israël et de ses relations avec le peuple palestinien ? L’Association France Palestine Solidarité a voulu en savoir plus et a interrogé Dominique Vidal, journaliste, historien et auteur de nombreux essais sur la question israélo-palestinienne. Dernier ouvrage paru : « Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron » (Libertalia, 2018).
AFPS : Dominique Vidal, pouvez-vous nous dire en quelques mots quelles sont les dispositions principales de ce nouveau projet de loi ?
DV : Ce projet de loi se prépare depuis sept ans. La longueur de cette gestation suffit à en dire l’importance. Il ne s’agit pas d’une législation comme une autre, mais d’une loi fondamentale – que nous pourrions traduire en français par « constitutionnelle ».
Il y a soixante-dix ans, en effet, David Ben Gourion n’a pas voulu doter l’État d’Israël d’une Constitution afin de ne pas se priver du concours des religieux, pour lesquels un État juif ne pouvait avoir d’autre Constitution que la loi juive, la Halakha. La Knesset, le Parlement israélien, a donc adopté progressivement une série de lois fondamentales, afin de définir les différentes institutions et leur fonctionnement.
Celle du 17 mars 1992, qui porte sur les libertés, définit ainsi Israël comme un « État juif et démocratique ». Cette formulation constitue évidemment une sorte d’oxymore. Pour le mesurer, prenons l’hypothèse où la majorité de ses citoyens ne serait plus juive : soit l’État resterait juif, auquel cas il ne serait plus démocratique ; soit il serait démocratique, mais il perdrait alors son caractère juif.
C’est avec cette ambiguïté que rompt l’actuel projet de loi. Certes, il réaffirme les « valeurs » d’Israël comme « État juif démocratique dans l’esprit des principes de sa déclaration d’Indépendance » – je précise que la disparition du « et » pèse lourd : le passage de « juif et démocratique » à « juif démocratique » menace tout bonnement les droits de 1,5 million de Palestiniens d’Israël. D’autant que le projet de loi fait précéder cette réaffirmation très formelle d’une définition radicalement nouvelle d’Israël comme « État-nation du peuple juif ». Et, pour ne rien laisser dans le flou, il précise : « Le droit à l’autodétermination nationale au sein de l’État d’Israël ne concerne que le peuple juif ».
Que signifient ces formules ?
Elles entraînent deux conséquences, également détestables.
La première concerne les Palestiniens d’Israël, descendants des 140 000 qui n’ont pas pu être expulsés en 1947-1949 – contrairement à 800 000 autres. Ces indiscutables autochtones se voient dénier tout droit à l’autodétermination ! Symboliquement, le projet de loi retire même à leur langue, l’arabe, le statut de langue d’État qu’elle partageait avec l’hébreu. Autant dire que les Palestiniens d’Israël sont officiellement rabaissés au rang de citoyens de seconde zone. Cette rétrogradation brutale viole ouvertement la Déclaration d’indépendance du 14 mai 1948, qui prenait l’engagement d’assurer « une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ».
La seconde conséquence concerne les Juifs qui vivent ailleurs qu’en Israël – c’est-à-dire la majorité : sur 15 millions de Juifs, seuls 6,6 millions sont des citoyens israéliens, dont de surcroît plusieurs centaines de milliers résident actuellement dans d’autres pays. La rédaction du projet de loi implique qu’Israël est l’ « État-nation » de tous les Juifs, où qu’il se trouvent. Or le gouvernement de droite et d’extrême droite d’Israël s’est évidemment bien gardé de consulter les Juifs concernés afin de savoir s’ils étaient d’accord avec ce détournement. Dont on mesure sans mal les risques majeurs : associés de fait à Israël, même à leur corps défendant, ne seront-ils pas considérés comme co-responsables de sa politique ? On imagine le prétexte ainsi fourni à l’antisémitisme, y compris violent. Il est vrai que ces gens voient dans les attaques anti-Juifs un instrument efficace pour stimuler l’immigration en Israël...
La loi précise « dans l’État d’Israël ». Cela veut-il dire que l’État d’Israël a enfin défini ses frontières ?
Bien sûr que non. L’État d’Israël n’a jamais défini ses frontières. Même sa Déclaration d’indépendance, paradoxalement, n’en faisait pas mention. Depuis la guerre de 1967, seule Jérusalem-Est a officiellement été annexée – dès la fin juin 1967 –, mais ni la Cisjordanie, ni a fortiori la bande de Gaza. Pour mémoire, la Knesset a aussi annexé le Golan, le lendemain du coup de Jaruzelski en Pologne…
La formule utilisée – « dans l’État d’Israël » – me semble néanmoins un lapsus révélateur. Depuis l’an dernier, le passage de la colonisation à l’annexion se prépare. La Knesset a voté des lois et s’apprête à en voter d’autres qui légalisent le passage sous souveraineté israélienne de tout ou partie de la Cisjordanie. Bref, le vieux rêve de la droite jabotinskyste, le « Grand Israël », est en passe de se réaliser. À ce rythme, Israël pourra bientôt adopter les limites du mandat britannique sur la Palestine comme frontières d’un État unique où les Palestiniens récemment annexés ne jouiraient pas des droits politiques – un État d’apartheid.
Les dispositions de cette loi sont-elles conformes aux engagements pris par l’État d’Israël lors de son admission à l’ONU ?
Israël est admis aux Nations unies le 11 mai 1949. Votée par 37 voix, contre 12 et 9 abstentions, la résolution 273 qui entérine cette adhésion évoque explicitement la « mise en œuvre » par le nouvel État-membre des « résolutions du 29 novembre 1947 et du 11 décembre 1948 » – autrement dit du plan de partage de la Palestine et du droit au retour des réfugiés. L’article 11 de cette dernière résolution stipule en effet « qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent, de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers et pour tout bien perdu ou endommagé ».
Le lendemain, à Lausanne, dans le cadre de la Conférence organisée par la Commission de conciliation sur la Palestine, la délégation israélienne signe un protocole avec ses voisins arabes – en l’absence des Palestiniens, exclus de ces négociations. Que dit ce texte ? Que les signataires réaffirment leur attachement aux résolutions 181 et 194 de l’Assemblée générale des Nations unies. Autrement dit, contrairement à ce qu’ont affirmé mensongèrement depuis les gouvernements israéliens successifs, Tel-Aviv, ce jour-là, a bel et bien reconnu le droit des Arabes palestiniens à un État et s’est engagé à permettre le retour des réfugiés.
La bonne volonté des délégués israéliens s’arrêtera à ce seul protocole. Directeur général du ministère israélien des Affaires étrangères, présent à Lausanne, Walter Eytan commentera en juin : « Mon principal objectif était de commencer à saper le protocole du 12 mai, que nous avions été contraints de signer dans le cadre de notre bataille pour être admis aux Nations unies ([i]). »
Depuis plusieurs mois, de nombreuses lois ont été votées en Israël contre les libertés et contre les droits des Palestiniens. Ne sommes-nous pas dans la continuité ? En quoi cette nouvelle loi constitue-t-elle une rupture ?
L’arsenal liberticide voté par la Knesset depuis cinq ans est très préoccupant. Il comprend notamment la condamnation du boycott (y compris celui des produits des colonies), l’interdiction de la commémoration de la Nakba, l’instauration de comités écartant des cités les personnes « non convenables », le refoulement aux frontières des partisans de la campagne BDS, le retrait du statut de résident aux Palestiniens de Jérusalem-Est pour « rupture de loyauté », etc. Unique au monde à ma connaissance, une autre loi permet à 90 députés sur 120 d’expulser du Parlement… les autres ! Elle vise évidemment en priorité les députés arabes. Bref, dans tout autre pays, on qualifierait certaines de ces législations de totalitaires, voire de fascisantes. Mais le projet de nouvelle loi fondamentale est bien plus grave : il légalise de fait l’apartheid. Graver dans le marbre une réalité insupportable la rend encore plus insupportable. Et rend l’hypocrisie des « amis » d’Israël non moins insupportable. Tout cela ressemble à un point de non-retour.
En 2006, le député palestinien d’Israël Azmi Bishara avait proposé un contre-projet à ce type de loi, avant d’être contraint à l’exil. Cette année, la Liste unie à la Knesset a aussi proposé un contre-projet, violemment repoussé par les partis au pouvoir. Quel en est l’état d’esprit ?
Le projet de loi déposé par le député communiste palestinien Yousef Jabareen va dans le même sens que la proposition d’Azmi Bishara à l’époque. Il propose de définir Israël comme « un État démocratique, multiculturel et égalitaire », fondé sur les valeurs de « dignité humaine, de liberté et d’égalité, dans l’esprit de la Déclaration internationale des droits humains et de la Charte des Nations unies ». Il précise que les Arabes auront une « représentation appropriée » dans toutes les institutions gouvernementales. Il maintient l’hébreu et l’arabe comme langues officielles. Il définit les frontières de 1967 comme celles du pays.
Quelles pourraient être, selon vous, les conséquences de cette loi dans les autres pays du monde ? Qu’en pensez-vous en tant que citoyen français engagé ? Avons-nous tous des raisons de nous mobiliser, non seulement en solidarité avec les Palestiniens, mais en tant que citoyens de notre pays et du monde ?
La France, on le sait, ne reconnaît que l’existence des autres États, pas leur régime, a fortiori leur Constitution. L’adoption de ce projet de loi fondamentale poserait néanmoins un problème à Paris comme à tous les États qui entretiennent des relations avec Israël, dans la mesure où il officialise, on l’a vu, l’inégalité entre ses citoyens, selon qu’ils sont juifs ou non. Or la France, comme la majorité des États-membres de l’ONU, a adopté le 30 novembre 1973 une Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid. Bref, se mobiliser contre le projet de loi fondamentale d’Israël me semble un devoir. Pour ma part, j’espère que cette violation de tous ses engagements contraindra une communauté internationale jusqu’ici trop complaisante à en prendre conscience : il est temps, plus que temps de prendre les sanctions nécessaires pour qu’Israël se conforme enfin au droit international.
([i]) Ilan Pappé, The Making of the Arab-Israeli Conflict 19471951, I. B. Tauris, Londres et New York, 1992, p. 212.
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