Un ami de Maurice Blanchot, Dionys Mascolo, raconte dans une lettre comment serait né un des plus fameux slogans de Mai 68 : "Soyez réalistes, demandez l’impossible". Tous les deux étaient alors membres du "Comité d’Action Écrivains-Étudiants, Censier -Sorbonne" à Paris et, lors d’une rencontre avec des syndicalistes de Renault-Billancourt, un de ceux-ci leur dit : "Il faut être réaliste, il ne faut pas demander l’impossible". À la réunion du Comité qui suivit la rencontre, surgit alors, comme une intuition collective : "Il faut nommer le possible, répondre à l’impossible". De là serait né le slogan emblématique de Mai 68. L’anecdote dit-elle la vérité ? Peu importe, mais elle met bien en lumière les deux exigences, pas facile à concilier, auxquelles le mouvement social va essayer de répondre.
Mai 68 fut une grève générale illimitée, longue et très importante - 10 millions de grévistes - avec comme objectifs des améliorations aux conditions de travail et aussi avec des objectifs politiques anti-gaullistes avoués - "Dix ans ça suffit" -. Mai 68 fut aussi un très grand mouvement contestataire, anti-autoritaire, principalement étudiant, qui remettait en cause le fonctionnement des institutions et plus généralement celui de la société. La première composante du mouvement correspondait à un type d’action bien inscrit dans une tradition syndicale qui ne craignait pas d’afficher ses liens, plus ou moins étroits, avec les partis de gauche. La deuxième composante n’avait rien de traditionnelle, car ses références étaient Che Guevara, Mao-tsé-toug et les luttes anti-impérialistes, mais aussi et surtout "L’homme unidimensionnel", de H. Marcuse et "La Société du spectacle" des situationnistes. Avec cette composante, pour la première fois, la jeunesse, travailleurs et étudiants, faisait irruption sur la scène politique en contestant aussi les règles et les objectifs du jeu politique traditionnel.
On peut alors se douter que la coexistence et la cohabitation de ces deux composantes ne furent pas “un long fleuve tranquille”. Pendant toute la durée du mouvement, il y eu du soutien, de la solidarité, de l’entraide entre les contestaires et les grévistes, mais il ne faut pas nier qu’il y eut aussi des tensions, parfois fortes, et c’est un secret de polichinelle que de dire que, au delà du rejet du pouvoir personnel incarné par De Gaulle, il n y a jamais eu de convergences vers une alternative politique commune. De plus, il n’y a jamais eu une quelconque instance de concertation et de coordination pour l’ensemble du mouvement.
Mai 68 fut aussi la libération de la parole, les affiches et slogans très imaginatifs de l’époque en témoignent. Au quotidien, cette libération voulait aussi dire, comme le note Maurice Blanchot, que "chacun pouvait parler à l’autre, anonyme, impersonnel, homme parmi les hommes, sans autre justification d’être un autre homme". On se parlait beaucoup et, s’il y avait des lieux de rencontre comme les maisons de la culture, les cinémathèques, les salles de réunion habituelles, la rue restait le lieu privilégié pour parler de tout, du possible et de l’impossible. Dans la journée, les contestataires se tenaient dans les universités où ils avaient formé des comités d’action et se réunissaient en assemblées générales, souvent animées. Dans les usines ou dans les entreprises, en plus des instances syndicales habituelles, les grévistes avaient des comités de grève ou d’occupation. Selon les endroits et selon les circonstances, les liens entre des comités d’action et des comités de grèves - l’unité à la base et dans l’action disait-on - étaient plus ou moins fréquents et solides. Par contre, plus on montait dans la hiérarchie syndicale ou politique, plus on voyait apparaître une certaine méfiance, pour ne pas dire plus, à l’égard d’un mouvement contestataire qui ne les épargnait pas eux non plus. En effet, la cohésion du PCF (Parti Communiste Français) était ébranlée de l’intérieur par les débats autour “du printemps de Prague” et la direction de la CGT (principale centrale syndicale) n’avait pas vraiment été à l’origine du mouvement de grève générale illimitée et n’était pas toujours à l’unisson avec les syndicalistes ni avec les jeunes travailleurs.
À partir du 13 mai, grand moment de manifestation unitaire contre la répression policière, et plus encore après le 15 mai, début de la grève générale illimitée, on peut dire que le mouvement a vraiment pris son essor mais en marchant sur deux pieds qui n’avançaient pas à la même vitesse et qui n’allaient pas toujours dans la même direction. Dans ces conditions, la marche ne fut pas harmonieuse. Certes, il y a eu une réponse commune, forte, rapide, négative, à la petite phrase de De Gaulle - "La réforme, oui ! La chienlit, non !" - ainsi qu’à son allocution télévisée du 24 mai. Il y a aussi eu une tentative de rassemblement politique entre une partie des contestataires et la gauche le 27 mai au stade Charléty à Paris, mais le PCF était absent et la personnalité politique pressentie pour incarner la volonté de rassemblement, Pierre Mendès France, ne prit pas la parole. Enfin, entre le 27 mai, jour où furent présentées et rejetées par les grévistes les propositions conjointes gouvernement-patronat-directions syndicales préparées à Grenelle, et le 29 mai, jour de la "disparition” pendant 24 heures de De Gaulle, le mouvement de grève et de contestation aurait pu affirmer son unité et sa force face à un pouvoir pris de court et affaibli, mais la gauche désunie, sans alternative, réagit uniquement en paroles.
Le 30 mai le pouvoir gaulliste reprend l’initiative de la situation en annonçant des élections législatives pour la fin du mois de juin et, le même jour à Paris, se déroule une grande manifestation de soutien à De Gaulle. Le 31 mai, le PCF donne son accord au processus électoral enclenché, le même jour l’essence revient dans les stations services et le courrier est à nouveau livré. Dès lors, du côté syndical, malgré des résistances parfois tragiques, commencent les reprises du travail, un peu en désordre, souvent dans l’amertume. Elles vont s’échelonner jusqu’à la fin du mois de juin et on ne manquera pas de mettre en garde les grévistes récalcitrants qu’ils pourraient, par leur attitude, gâcher "leur deuxième chance" de gagner par les urnes ce qu’ils n’ont pas gagné par la grève. Du côté des contestataires, il y eu des manifestations violentes encore le 11 juin. Cependant la plupart des universités étaient réouvertes et, comme d’habitude à cette époque, il n’y avait plus de cours. Pour la majorité des étudiants, après le report des examens de juin à septembre, l’heure était aux vacances.
Le 23 juin et le 30 juin, un raz de marée gaulliste gagne les élections législatives : le retour à la normale commence et s’ouvre l’après Mai 68 !
Cinquante ans plus tard, à droite comme à gauche, on semble encore avoir de la difficulté à rendre compte des deux composantes de Mai 68, ce qui est pourtant essentiel à sa compréhension. On comprend que, pour la droite, il est plus facile de vilipender et de stigmatiser "une révolution des moeurs", synonyme pour elle, de laxisme et de contestation, que de rappeler à la mémoire une grève générale qui a ébranlé le pouvoir gaulliste dont elle est l’héritière. On comprend moins bien qu’à gauche, on s’en tienne encore à retenir de cette période principalement la grève générale, souvent embellie, minimisant le mouvement de contestation et allant jusqu’à nier toute "révolution des moeurs". Certes, il y avait de l’individualisme et du narcissisme dans le mouvement de contestation et certains vont même jusqu’à prétendre qu’il aurait insufflé un “nouvel esprit au capitalisme”. Mais il ne faut pas oublier qu’il a aussi favorisé l’essor du MLF (Mouvement de Libération des Femmes) et, qu’en remettant en question et en interrogeant la légitimité de l’ordre établi et de ses institutions, il a mis en lumière le caractère social de ce qu’on avait trop tendance à considérer comme naturel. Rien que pour cela, et surtout dans la période actuelle où certains repères fondamentaux semblent ignorés, la gauche, en France mais aussi au Québec, aurait tout intérêt à se réapproprier la "révolution des idées" que fut aussi Mai 68.
Pierre Leyraud-Montréal
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