Édition du 17 décembre 2024

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Le Monde

Le néolibéralisme montre sa nouvelle phase, l’incompatibilité avec la démocratie

« Chaque fois qu’une proposition néolibérale arrive au pouvoir, l’un des principaux objectifs est l’université publique », a déclaré le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos dans un entretien avec UNIVERSIDAD. Peu de temps après, dans l’Aula Magna de la Cité de la Recherche, il a été fait Docteur Honoris Causa par le Conseil Universitaire. Professeur à la retraite à la Faculté des Sciences Economiques de l’Université de Coimbra, dans son Portugal natal, il a également reçu le titre de Distinguished Legal Scholar de l’Université du Wisconsin-Madison et de Global Legal Scholar de l’Université de Warwick, au Royaume-Uni. En outre, il est directeur émérite du Centre d’Etudes Sociales (CES) de l’Université de Coimbra. Cet article est paru en France dans El Correo de la Diaspora

Traduit de l’espagnol par Estelle et Carlos Debiasi
lundi 10 février 2020
par Boaventura de Sousa Santos
tiré de :Coronavirus : la Gauche Cactus et Réchauffer la Banquise

Dans « Décoloniser la connaissance, réinventer le pouvoir », vous vous demandez pourquoi la pensée émancipatrice critique n’a pas réussi à s’émanciper. De quoi devrions-nous nous émanciper ? Cela dépend beaucoup du contexte ; par exemple, le faire lors de la Journée internationale pour l’Elimination de la Violence à l’égard des Femmes.

Trois dominations principales caractérisent notre société : le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat. Il existe de nombreuses autres dominations satellites, la religion conservatrice, les castes en Inde. Ces trois dominations agissent articulées et la résistance contre elles est fragmentée. Il existe de nombreux syndicats et partis anticapitalistes, communistes et socialistes, souvent furent racistes et sexistes ; il existe des mouvements de libération nationale anticoloniaux et antiracistes, qui furent souvent sexistes et pro-capitalistes, et il existe des mouvements féministes qui étaient et sont souvent racistes et pro-capitalistes. Le capitalisme est basé sur l’idée du travail libre, qui doit être dévalué et le néolibéralisme est un grand processus vers un travail sans droits, ce que nous appelons « l’ubérisation » du travail. Mais cela ne suffit pas, il faut qu’il y ait un travail très dévalué et non rémunéré à côté du travail gratuit, et ceux qui le produisent sont les femmes, les communautés noires et les peuples autochtones. Il nous faut une pensée à la fois anticapitaliste, anticoloniale - antiraciste par exemple - et antisexiste. Il s’agit d’une nouvelle culture de résistance très difficile à organiser. Le Costa Rica est un bon exemple. C’est l’un des pays du continent qui a réussi à créer un État providence meilleur que dans les autres pays, il y a une attaque constante contre toute cette accumulation de droits sociaux. Les droits au Costa Rica deviennent des privilèges pour peu, il y a une intensification de la domination non seulement des violences capitalistes, mais aussi racistes et sexistes contre les femmes.

Face à cette intensification de la domination, comment jugez-vous le rôle joué par le conservatisme religieux ?

C’est un phénomène qui progresse avec toute la virulence, mais qui est né sur le continent déjà en 1969, lorsque Nelson Rockefeller a produit un rapport dans lequel il disait que l’Amérique Latine était en danger à cause de la Théologie de la Libération progressiste, qui voulait provoquer une insurrection contre le capitalisme à partir de la religion et qu’une réponse religieuse conservatrice était nécessaire. Puis cette réponse a commencé à se construire à partir des évangéliques néo-pentecôtistes, qui sont la version la plus conservatrice et individualiste de la théologie. Dix ans plus tard, l’Église Universelle du Royaume de Dieu a été créée au Brésil, c’est un grand empire conservateur néo-pentecôtiste qui est maintenant sur tout le continent.

Le conservatisme est une composante fondamentale car nous sommes dans une situation quasi néocoloniale, le néolibéralisme est un système dont le grand génie est de transférer la richesse des pauvres et des classes moyennes aux riches. Il a eu une entrée brutale ici avec le Traite de Libre Commerce TLC. Ce modèle crée l’idée qu’il y a une crise permanente, ce qui est essentiel pour garder les gens sans alternatives : il y a des réductions de salaire, à cause de la crise ; il y a privatisation de l’éducation à cause de la crise ; il y a privatisation de la santé, à cause de la crise ... C’est-à-dire qu’au lieu d’expliquer la crise, c’est la crise qui explique tout. Le conservatisme religieux est un moyen d’accommoder et de neutraliser la résistance afin que vous vous sentiez dans cette société comme si c’était la seule possible, et c’est pourquoi il n’y a pas d’alternative.

L’année dernière, vous avez déclaré que les universités devraient chercher leurs alliés dans les communautés et non dans les élites. Depuis lors, il y a eu des mouvements de protestation des étudiants, par exemple au Siège Pacifique, les étudiants se sont plaints de la fermeture des cours et des projets de travail communautaire. Il semble que l’université publique ne s’approche pas des communautés, mais des élites qui définissent les budgets. Quel avenir attend l’université si elle continue dans cette voie ?


Chaque fois qu’une proposition néolibérale arrive au pouvoir, l’un des principaux objectifs est l’université publique et elle est critiquée pour deux raisons. L’une est parce qu’elle « dépense trop » et des coupes budgétaires arrivent. D’un autre côté, il y a une critique idéologique, car l’université produit des connaissances que le néolibéralisme ne veut pas qu’elle produise : des connaissances libres, critiques, indépendantes et plurielles. L’université publique avait l’habitude d’avoir le soutien des élites, qui en avaient besoin pour former leurs enfants, pour maintenir le pouvoir et la domination. Aujourd’hui, ils n’en ont plus besoin, ils envoient leurs enfants à l’étranger, dans des universités mondiales ; ils ne font pas confiance aux universités nationales car ce qu’ils veulent, c’est une ignorance militante de ce qui se passe dans le pays, les dirigeants néolibéraux du futur ne doivent rien savoir de leur pays. Les universités publiques ne peuvent résister et continuer sans le soutien des classes moyennes et populaires, qu’elles ont traité longtemps avec beaucoup de mépris. L’université s’est relativement éloignée de celles-ci et en ce moment elles doivent se connecter ; Les services de vulgarisation devraient être renforcés non seulement pour porter l’université vers l’extérieur, mais aussi pour attirer les périphéries à l’intérieur de l’université.

L’une des armes fondamentales de la domination est de cacher la réalité pour que vous vous confortiez dans l’idée qu’il n’y a pas d’alternative. Si vous regardez attentivement toutes les informations des journaux ou de la télévision, elles sont dominées par des attentes négatives : aujourd’hui, c’est mauvais, mais demain ce sera pire alors faites attention, ne résistez pas, ne protestez pas, rangez vous. Cette idée est de créer de la peur et de détruire l’espoir. Aujourd’hui, une grande partie de la population mondiale n’a peur que d’être violée, de la pollution, de perdre son emploi, de tout. Les universités publiques, les mouvements sociaux, les médias alternatifs, doivent se mobiliser pour effrayer, un peu, les puissants, pour donner de l’espoir aux opprimés.

Cette année, nous avons vu des explosions sociales en Irak, en Iran, en Algérie, au Liban, à Hong Kong et des cas en Amérique Latine. Comment expliquez-vous que, globalement, ces mouvements qui revendiquent des idéaux démocratiques, coïncident ?

Parce que le système néolibéral est un modèle global, qui a traversé plusieurs phases. La première était de retourner la société contre l’État et de concevoir l’idée que la société civile est bonne, l’État est mauvais. Par conséquent, la démocratie doit être réduite aux droits civils et politiques. Les droits sociaux sont un très gros fardeau pour l’État et les services doivent être privatisés. La deuxième phase est où nous en sommes. la démocratie libérale de faible intensité réduite aux droits civils et politiques ne sert pas clairement le néolibéralisme, c’est incompatible lorsque la liberté économique se heurte à la liberté politique. Ce que veut le néolibéralisme, c’est un privilège total pour la liberté économique, la liberté des investisseurs internationaux, à condition que la liberté politique - c’est-à-dire la démocratie - s’affronte, doit être rejetée.

Cela s’est produit au Brésil. Une liberté économique totale est souhaitée pour que la richesse naturelle du Brésil entre sur le marché mondial. Il ne suffit pas de gagner les élections, car peut-être qu’ils ne vous laisseront pas cette liberté totale, vous devez frapper et ce fut le coup contre Dilma (Rousseff) et en ce moment le coup contre Evo Morales. Autrement dit, le néolibéralisme montre sa nouvelle phase, l’incompatibilité avec la démocratie de faible intensité. Si on suit cette idée que la liberté économique est plus importante que toutes les autres, la démocratie ne peut pas subsister et elle peut mourir démocratiquement en élisant des anti-démocrates. Trump est un antidémocrate, Bolsonaro en est un autre.

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diaspora par Estelle et Carlos Debiasi http://www.elcorreo.eu.org

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