Édition du 17 décembre 2024

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Histoire

Entrevue avec Alain Krivine, dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire, section française de la 4e internationale sur le bilan de mai 68 et de ses suites

« Le mouvement étudiant n'a pas de mémoire, mais le mouvement ouvrier a une sacrée mémoire »

Le texte suivant est tiré d’une longue entrevue réalisée avec Alain Krivine par notre camarade Alain Bernatchez lors d’un passage à Paris en août 1988. Alain Krivine était alors un dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire section française de la 4e internationale. Il dresse tout particulièrement un bilan de mai 68 au regard de la situation actuelle. (Entrevue publiée dans la revue Gauche socialiste, vol.5 no. 1, hivers-printemps, 1989. )

Gauche socialiste : Aujourd’hui nombre de commentateurs décrivent la révolte de mai 68 comme une révolte de jeunes adolescents attardés. Comment vous virgule à la Ligue, avez-vous évalué la situation à l’époque et comment la voyez-vous maintenant ?

Alain Krivine : Après 68, il y a eu toute une série d’analyses qui ont été faites pour des raisons idéologiques, visant à vider de son contenu subversif et anticapitaliste ce qui, finalement, a été le plus grand mouvement révolutionnaire en Europe capitaliste dans les dernières décades. Et l’une des interprétations allant dans ce sens, la plus répandue, c’était finalement de présenter cela comme une révolte culturelle de jeunes adolescents boutonneux. Je crois bien sûr que c’est tout à fait faux. Il y a eu la convergence de deux facteurs : un facteur international qui explique le mouvement étudiant, c’est à dire la révolte de la jeunesse dans tous les pays capitalistes, mais aussi au Mexique, en Allemagne, en Italie … Ça, ce sont les racines communes, pas particulièrement française, liées à l’apparition d’un nouveau mouvement étudiant, engendrée par un changement de composition sociale, et par là contradiction entre le système d’étude imposé par une université complètement archaïque et toute cette explosion d’une nouvelle jeunesse étudiante. La radicalisation politique de la jeunesse s’est opérée sous l’impact des guerres coloniales, et notamment le Vietnam, avant même les problèmes universitaires, qui n’étaient souvent qu’un prétexte.

Mais c’est le deuxième facteur qui a été le plus important pour expliquer Mai 68, et il n’a pas eu lieu qu’en France : la jonction avec le mouvement ouvrier, avec la plus grande grève générale qu’on ait connue, 10 millions de grévistes. Cette jonction a pu s’opérer parce que les travailleurs avaient leurs propres raisons de révolte, leurs propres conditions de révolte. La révolte ouvrière, la grève générale ne s’est pas faite uniquement en solidarité avec les étudiants vis-à-vis la répression policière. Cela n’a été que le prétexte. Il y avait des racines profondes à la révolte ouvrière. Après 10 ans de gaullisme, le couvercle a sauté.

On avait tous les ingrédients, je ne dirais pas d’une situation révolutionnaire, mais d’un mouvement, d’une situation prérévolutionnaire, c’est évident. En fait, le jugement que nous portions à l’époque, c’est justement que ce n’était pas une situation révolutionnaire. Et plus on prend du recul plus on s’aperçoit qu’il y avait finalement beaucoup plus d’obstacles que ceux qu’on avait décrits à l’époque. Le mouvement ne s’est pas posé le problème d’occuper un centre politique de pouvoir. Et on s’est aperçu, surtout par la suite, que ce mouvement aussi fantastique fut-il, avait des carences énormes, notamment une absence quasiment totale d’auto-organisation, ce qui n’apparaîtra en France que beaucoup plus tard, ces dernières années. Les comités de grève étaient essentiellement des comités intersyndicaux. Les ingrédients d’un pouvoir alternatif n’était absolument pas posé, ni dans la lutte ni dans la conscience des gens ou à peine.

Donc, il ne faut pas surestimer le degré de politisation du mouvement de 68. C’est normal d’ailleurs, vu d’où sortait le mouvement ouvrier français et comment il avait été éduqué par ses organisations réformistes, et vu la faiblesse des révolutionnaires à l’époque. Ces carences permettent d’expliquer la capacité qu’ont eu la bourgeoisie et les réformistes de récupérer toute une série de valeurs du mouvement après 68, et de comprendre ce que les maoïstes et les gauchistes au vrai sens du terme n’ont jamais compris : pourquoi non seulement le Parti communiste n’est pas mort malgré la trahison, mais au contraire, s’est développé après le mouvement, et le Parti socialiste aussi. La capacité des réformistes à récupérer le mouvement témoigne d’une faiblesse intrinsèque du mouvement.

Gauche socialiste : Quel parallèle faites-vous avec la grève étudiante en 1986 ? Pourquoi la classe ouvrière n’a t elle pas suivi ?

Alain Krivine : Moi je crois qu’il y a plusieurs explications. Mais à mon avis, le mouvement de 86 a un contenu presque aussi fort que celui de 68 et même, d’un certain point de vue, avait des caractères plus politiques encore, même si les mots d’ordre étaient beaucoup plus bas, puisque c’était des mots d’ordre sur un thème seulement. Mais la structuration du mouvement étudiant en 86, démontrait une forme de politisation, avec l’auto-organisation, les coordinations, etc... Ce qui est tout à fait nouveau en France, enfin, relativement nouveau. Et cela prouve une politisation ; la façon que les étudiants ont eu de s’investir totalement dans la direction du mouvement, ce qui était totalement absent en 68. Il n’y avait aucune auto-organisation du mouvement étudiant en 68. On était 10 dans une espèce de « brain trust » à diriger toutes les opérations, et à décider les manifs sans aucun contrôle de personne. Donc, sous certains aspects. le mouvement étudiant de 86 était plus massif. Je sais qu’il y a plus d’étudiants en 86 qu’en 68, ça c’est vrai, mais là proportion de jeunes dans la rue était beaucoup plus forte. En 68, il n’y a jamais eu plus de 60 000 à 70 000 étudiants dans le plus fort des manifestations à Paris. Il y en a eu près d’un million en 86. C’est le milieu dans sa totalité qui était dans la rue en province et à Paris. Ll’auto organisation, c’est une forme de politisation qui n’existait pas en 68.

Il est vrai qu’en apparence, le mouvement apparaît comme moins politique, ça c’est vrai. Mais je crois que les formes de politisation et de radicalisation de la jeunesse se font par d’autres canaux à l’heure actuelle, beaucoup plus sur les valeurs humanistes qui, déjà en soi, sont subversives par rapport à une société libérale. Mais il y a un refus de la jeunesse de reprendre des mots d’ordre directement politiques du fait des échecs passés. Ce qui fait que le fond de la radicalisation des jeunes aujourd’hui, ce sont des valeurs comme l’antiracisme, l’humanisme, le refus de l’injustice sociale, le refus de la guerre, le refus de la sélection à l’université parce que c’est injuste. Au niveau concret, par contre, ces mouvements accrochent sur des revendications très concrètes. En 68, c’était très général, en 86, c’était très concret. Et c’est valable dans le mouvement ouvrier : on a eu tellement d’échecs depuis 68 qu’on a l’impression que le mouvement de masse est prêt aujourd’hui à se mobiliser seulement sur des revendications qui sont à portée de main. On a l’impression qu’on peut gagner mais pas sur des revendications tellement politiques et tellement difficiles à atteindre que les conditions ne sont pas réunies pour le faire. La classe ouvrière a été complètement démoralisée, et pas seulement par l’échec de 68. La génération de 68 qui a mon âge aujourd’hui, 40 45 ans, n’est pas prête à recommencer un nouveau 68 sans avoir d’autres garanties politiques. Or, aujourd’hui, il n’y a pas plus de garanties qu’en 68. Donc, ils ne sont pas prêts à recommencer. Le mouvement étudiant n’a pas de mémoire, mais le mouvement ouvrier a une sacrée mémoire. Donc, ceux-là, on ne les reprendra plus. L’ensemble de la classe ouvrière a été complètement démoralisée par l’expérience de la gauche au pouvoir, l’Union de la gauche de 80 à 86. Et quand les étudiants sont partis en grève en 1986, il n’y avait aucune alternative, sauf cette gauche à remettre au pouvoir. Le mouvement ouvrier n’est pas prêt à partir dans de grandes luttes politiques comme ça, sans garantie, à l’heure actuelle.

Gauche socialiste : 20 ans après que reste-t-il de mai 68 ?

Alain Krivine : Il reste la Ligue. C’est un acquis du mouvement révolutionnaire. Je dis cela sans esprit boutiquier car tout de même, on a eu la chance en France d’avoir toute la palette de l’extrême gauche possible et inimaginable. Maintenant, on peut faire les comptes, ceux qui ont disparu et ceux qui restent. La deuxième chose qui reste fondamentalement grâce à 68, c’est l’idée qu’il peut y avoir des mouvements révolutionnaires dans les pays capitalistes avancés, et que les luttes révolutionnaires sont tout à fait possibles dans ces pays. La troisième chose qui rend optimiste, c’est le fait qu’on a plus de raisons de se révolter aujourd’hui qu’en mai 68. Aujourd’hui, il y a la crise économique qui n’existait pas en 68. On était encore à la fin du boom économique...

Gauche socialiste : Merci, Alain

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