Tiré de Orient XXI.
L’entrée du général Edmund Allenby — commandant l’Egyptian Expeditionary Force — à Jérusalem est l’emblème du théâtre d’opérations quelque peu oublié qui fait l’objet de notre rubrique « L’Orient dans la guerre (1914-1918) ». Elle est aussi la consécration d’une campagne militaire guère active, sinon engluée jusque-là, et qui reprend à partir du printemps 1917.
La prise de Jérusalem entre le 9 et le 11 décembre 1917 exécute un ordre du premier ministre britannique Lloyd George, en juin de la même année : atteindre la Ville sainte avant Noël. Les motifs sont certes militaires — relancer l’offensive en parallèle à l’avancée de la révolte arabe du colonel Lawrence, mais surtout politiques. Il s’agit en effet de faire ce cadeau à un Royaume-Uni enlisé sur le front français et dans ses difficultés internes. Une photo spontanée immortalise la reddition de la ville, le 9 décembre :
Un autre cliché, daté du 11 décembre, est en revanche une pure mise en scène :
De même, le film produit par l’Imperial War Museum Official Film doit incarner l’esprit présidant à cette conquête.
Juste après la promesse Balfour adressée aux juifs et aux sionistes, soucieux des musulmans de son empire, Londres rejette toute idée d’une « dernière croisade » dirigée contre des « infidèles ». Alors qu’elle demeure présente dans de nombreux esprits — et participe notamment de la mentalité française de l’époque, comme le montrent certaines prises de position contemporaines, tonitruantes et revanchardes.
Dans une propagande très réfléchie, cet événement est même assimilé au retour du prophète (al-nebi, en arabe, translittération d’Allenby). La photo passée à la postérité contraste avec un précédent fameux : l’entrée par cette porte de Jaffa de Guillaume II, lors de son fameux périple/pèlerinage de l’automne 1898 :
Sur instruction expresse de Londres, Allenby, modeste, entre à pied, alors que le Kaiser, chevauchant, avait en 1898 revêtu les attributs du croisé, lui qui était coutumier d’attributs vestimentaires exotiques et « authentiques ». Contrairement au faste pompeux de l’empire germanique, le Royaume-Uni semble par-là défaire l’Allemagne plus que l’empire ottoman et son djihad lancé en novembre 1914. Pour Londres — et pour l’affichage —, ce n’est donc pas un triomphe de la chrétienté sur l’islam en une sorte de retour de balancier, plus de six siècles après la fin de la présence franque en Terre sainte et quatre siècles après la conquête de Jérusalem par les Ottomans, mais bien une victoire britannique.
Martial, Allenby précède des officiers britanniques, puis les Français et les Italiens, ceux-ci représentant les petites unités alliées ayant combattu aux côtés des bien plus conséquentes troupes britanniques. Contribuant certes aux opérations militaires, ces puissances, qui ont aussi des visées coloniales en Palestine, sont ramenées à leur modeste place. Ferment la marche des représentants des dominions et colonies associés à la prise de Jérusalem, Australie et Nouvelle-Zélande notamment, dont la participation et le sacrifice imprègnent aujourd’hui la mémoire des batailles.
Une fois entré dans l’enceinte de la Vieille Ville, Allenby, posté aux pieds de la citadelle de David (reconvertie en casernement turc) s’adresse ensuite aux multiples populations et confessions de la Ville sainte. Mais son discours — destiné au monde entier — annonce qu’il entend respecter les diverses religions et leurs lieux saints. Alors que Londres avait fait, au cours des années précédentes ou très récemment encore, des promesses contradictoires envers ces mêmes populations : perspective d’un grand royaume arabe (correspondance Hussein-MacMahon, 1915), soutien à l’idée d’un foyer national juif (déclaration Balfour, novembre 1917), sur fond d’entente secrète avec la France pour se répartir le Proche-Orient (accord Sykes-Picot, mai 1916).
Jérusalem n’est qu’une étape dans une campagne palestinienne appelée à durer encore neuf mois, avec au bout du compte la prise de Damas par des unités arabes symboliquement placées aux avant-postes. Et là encore, une réponse symbolique au passage de Guillaume II en 1898, qui s’y était donné à voir comme protecteur des musulmans de l’empire ottoman.
Début modeste mais solennel de l’ère britannique en Palestine, Londres en ressort trente ans plus tard dans le déshonneur. Le départ du dernier haut-commissaire britannique Alan Gordon Cunningham donne lieu à une discrète descente du drapeau de l’Union Jack, sur le port de Haïfa, dans une cérémonie qui ressemble bien à une fuite.
Dominique Trimbur, historien des relations germano-israéliennes et de la présence européenne en Palestine-Israël, chercheur associé au Centre de recherche français de Jérusalem. Auteur de nombreux articles et de plusieurs ouvrages :
– De la Shoah à la réconciliation ? La question des relations RFA-Israël (1949-1956), CNRS-éditions, 2000 ;
– De Bonaparte à Balfour. La France, l’Europe occidentale et la Palestine, 1799–1917, CNRS éditions, 2001 (dir., avec Ran Aaronsohn ; 2e édition : 2008) ;
– Une École française à Jérusalem. De l’École pratique d’Études bibliques des dominicains à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, Ed. du Cerf, 2002 ;
– Entre rayonnement et réciprocité. Contributions à l’histoire de la diplomatie culturelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002 ;
– Des Européens au Levant. Entre politique, science et religion (XIXe–XXe siècles), Oldenbourg, 2004 ;
– De Balfour à Ben Gourion. Les puissances européennes et la Palestine, 1917-1948 (dir., avec Ran Aaronsohn), CNRS éditions, 2008) ;
– Europa und Palästina 1799-1948 : Religion, Politik, Gesellschaft/Europe and Palestine 1799-1948 : Religion, Politics, Society (dir., avec Barbara Haider-Wilson), Académie autrichienne des sciences, 2010).
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