Édition du 17 décembre 2024

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Économie

Le courage politique existe, mais il ne tombe pas du ciel

20 juin 2018 | tiré du site du CADTM

Des inégalités toujours plus scandaleuses, des conflits sanglants qui perdurent, des catastrophes naturelles qui se multiplient, des multinationales qui violent les droits humains, des politiques antisociales qui se propagent un peu partout, des centaines de millions de personnes qui meurent de faim alors qu’il est possible de nourrir correctement 12 milliards d’individus… Ne nous voilons pas la face : l’orientation générale de notre monde est noire, déprimante, révoltante. Indigne de notre humanité.

TINA, vraiment ?

Nier cette triste réalité est impossible. Mais de là à affirmer qu’on ne peut rien y changer, que le néolibéralisme est notre seul horizon, il y a un pas à ne pas franchir. Les marchés financiers et les multinationales seraient trop puissantes. La dette devrait être payée, coute que coute. L’austérité serait une fatalité. Bref, le slogan de Margaret Thatcher « TINA » (There Is No Alternative) serait toujours d’actualité. Ces affirmations doivent être combattues avec force. Pour deux raisons.
Premièrement, parce qu’en rangeant celles et ceux qui veulent agir pour changer le monde du côté des rêveurs, elles nourrissent le fatalisme et la résignation. Or, comment réfléchir sereinement à un autre monde si on part du principe qu’on ne pourra pas le changer ?

Deuxièmement, parce qu’elles sont fausses. En effet, un peu partout dans le monde, outre les nombreuses initiatives citoyennes porteuses d’espoirs, des autorités publiques refusent de se soumettre aux puissances économiques et financières, et mettent en œuvre des politiques en faveur des populations.

Des succès en Amérique latine

Après la « longue nuit néolibérale » des années 1980 et 1990, plusieurs gouvernements progressistes d’Amérique latine sont arrivés au pouvoir au début des années 2000 et ont appliqué d’autres politiques. Systématiquement, les néolibéraux ont affirmé que ces politiques étaient irréalisables, et qu’elles allaient provoquer le chaos ou la récession. C’est le contraire qui s’est passé. Présentons rapidement quelques-unes de ces mesures.

Au Venezuela : reprendre le contrôle du pétrole pour financer le développement humain

Après l’arrivée au pouvoir de Hugo Chavez en 1998, le Venezuela a décidé de reprendre le contrôle de son pétrole. Grâce à cela, les recettes de l’État vénézuélien se sont envolées et il a été possible de mettre en œuvre des politiques socioéconomiques aux résultats impressionnants dans de nombreux domaines : taux de mortalité infantile divisé par deux, éradication de l’analphabétisme, augmentation de 300% de la population universitaire, forte diminution du taux de chômage, réduction de l’extrême pauvreté….

En Argentine : suspendre le paiement de la dette

En 2002, sous la pression populaire, le gouvernement argentin décrétait la plus importante suspension de paiement de la dette extérieure de l’histoire (environ 100 milliards de dollars). Le FMI avait prédit le chaos. Il n’en fut rien. Non seulement le gouvernement argentin a réussi à imposer à ses créanciers une réduction de plus de 60% de sa dette, mais en plus, notamment grâce à la dévaluation de la monnaie et à la relance de l’économie par la demande interne, le pays a connu un taux de croissance annuel moyen de 8% entre 2003 et 2011.

En Bolivie : modifier les contrats avec les multinationales

Suite à l’accession au pouvoir d’Evo Morales en 2006, le gouvernement bolivien a pris des mesures fortes, notamment sur le gaz, secteur économique le plus important du pays et, par ailleurs, secteur privatisé au cours des années 1990. Avant, pour chaque litre de gaz produit et exporté, l’Etat bolivien prenait 18% de taxe, tandis que la multinationale conservait les 82% restant. Après Morales et jusqu’à aujourd’hui, c’est l’inverse : l’Etat garde 82% et l’entreprise 18%. Grâce à cette mesure, l’État a vu ses recettes publiques exploser et a ainsi pu accroître les investissements publics et les dépenses sociales, réduire la pauvreté, instaurer un système de retraite universelle, et faire passer l’âge de la pension de 65 à… 58 ans !

En Équateur : auditer la dette et imposer une réduction aux créanciers

En novembre 2008, après avoir réalisé un audit, le gouvernement équatorien de Rafael Correa a annoncé qu’il suspendait le paiement d’une partie de sa dette considérée comme illégale et illégitime. Au final, il a réussi à imposer aux créanciers une forte réduction de sa dette publique. L’économie réalisée, estimée à 7 milliards de dollars, a été investie dans la santé et l’éducation. Cette expérience montre qu’un gouvernement, y compris d’un « petit » pays, peut faire plier les créanciers et investir dans le social au lieu de payer la dette – soit faire exactement l’inverse de ce qu’on demande de nos jours aux États européens.

Et en Europe ?

Les politiques néolibérales sont toujours largement dominantes sur notre continent. Cela ne signifie pas pour autant que le courage politique d’affronter cette logique est totalement inexistant. Citons quelques exemples parmi les dizaines qui existent.

En Islande : sanctionner les entreprises qui ne respectent pas le principe « à travail égal, salaire égal »

Bien que l’égalité salariale soit inscrite dans de nombreuses législations, faute de sanctions, les femmes sont toujours payées environ 20% de moins que les hommes, à travail et responsabilités égaux. En Islande, une loi est entrée en vigueur le 1er janvier 2018, exposant les entreprises et les entités publiques à une sanction financière en cas de non-respect de cette loi.

En Belgique : plusieurs communes s’opposent à la privatisation de Belfius

Ces derniers mois, notamment grâce au travail de la plateforme « Belfius est à nous », des motions appelant le gouvernement fédéral à ne pas privatiser Belfius ont été votées ou mises à l’ordre du jour dans plusieurs conseils communaux.
La motion demande au gouvernement de revenir sur sa décision, d’organiser un débat public sur l’avenir de la banque et d’assurer, via Belfius, le financement des collectivités locales et du secteur associatif.

En France : de nombreuses communes osent une autre politique migratoire

Depuis de nombreuses années, beaucoup de migrant-e-s « roms » connaissent les pires difficultés : discriminations, précarité, harcèlements policiers… Mais cette réalité n’est pas une fatalité. Les initiatives de certaines autorités locales, mettant en place des villages d’insertion, un suivi de la scolarisation, des aides à la recherche d’emploi, ainsi qu’une implication des habitants du lieu et des Roms eux-mêmes, permettent l’intégration de ces migrants, et montrent que la solidarité n’est pas un vain mot. Soulignons également l’élan de solidarité, à la fois magnifique et concret, des Bruxelloises et Bruxellois envers les réfugiés via la plateforme citoyenne de soutien et d’hébergement des réfugiés.

En Espagne : les collectivités s’unissent contre le paiement des dettes illégitimes

En octobre 2016, plus de 580 élu-e-s, dont des conseiller-e-s, député-e-s et eurodéputé-e-s, ont signé le Manifeste d’Oviedo, constituant ainsi un front contre la dette illégitime. Ils dénoncent notamment le fait qu’en 2012, le Premier ministre Mariano Rajoy a forcé les municipalités à rembourser des emprunts bancaires à un taux de 5,65%, alors que ces mêmes banques se finançaient à du 0,75%.

En Islande : le gouvernement reprend le contrôle des capitaux et met des banquiers en prison

Dans le cadre de la gestion de sa crise financière en 2008, l’Islande a réintroduit un contrôle sur les mouvements de capitaux. Ce contrôle a joué un rôle positif, notamment pour stabiliser la monnaie et empêcher la fuite massive de capitaux. Grâce à d’autres mesures encore, l’Islande a pu sortir relativement vite de la récession. Même s’il doit encore faire face à de graves difficultés, ce petit pays a montré que, lorsqu’on affronte une crise financière, il n’est pas obligatoire de suivre les règles préconisées par les manuels néolibéraux de la Troïka. Par ailleurs, l’Islande est le seul pays à avoir condamné et mis en prison des dirigeants de banque. Les crimes commis par les plus grandes banques sont pourtant irréfutables : escroquerie en bande organisée à l’encontre des clients, blanchiment d’argent du crime organisé, organisation systématique de la fraude fiscale à très grande échelle, manipulation des taux d’intérêt, faux et usage de faux, délits d’initiés, destructions de preuves, enrichissement abusif, complicité dans des crimes de guerre…

Ces victoires sont insuffisantes, mais …

Bien sûr, face au rouleau compresseur néolibéral, ces quelques « victoires » restent totalement insuffisantes. Plusieurs remarques s’imposent.
Primo, elles montrent concrètement qu’il est possible de faire autrement. Elles constituent ainsi des sources d’inspiration et nous aident à lutter contre le fatalisme ambiant. A ce titre, il est fondamental de les connaitre et les faire connaitre. C’est l’objectif que poursuit le site www.bonnes-nouvelles.be

Secundo, l’orientation générale ne doit pas occulter l’existence d’une forte et croissante volonté populaire dans de nombreux pays de rompre avec le système actuel qui est basé sur l’égoïsme, le profit et l’exploitation des peuples et de la nature. Lors des dernières élections présidentielles, 7 millions de Françaises et de Français ont voté pour le programme de « la France Insoumise », clairement progressiste et anti-TINA. Au Royaume-Uni, avec un programme prônant la nationalisation des secteurs stratégiques, la gratuité de l’enseignement ou encore l’augmentation du salaire minimum, la gauche a fait une percée spectaculaire en 2017, pour atteindre 40% dans les urnes. De même, n’oublions pas le mouvement des indignés en Espagne, qui a popularisé pour des millions de personnes des propositions visant à renforcer la démocratie, limiter le pouvoir des banques, redistribuer radicalement les richesses. N’oublions pas non plus qu’avec des propositions telles que la fin des interventions militaires, la santé et l’éducation pour tous et la mise au pas de Wall Street, Bernie Sanders a remporté 15 millions de votes aux USA et est passé à deux doigts de devenir le premier président américain non-millionnaire depuis plus de cent ans.

Tertio, considérer l’exemple grec comme la preuve qu’on ne peut pas sortir du néolibéralisme constitue une grave erreur. N’oublions pas qu’en Amérique latine, après la crise mondiale de la dette de 1982, il a fallu attendre 16 ans pour que les peuples se soulèvent et appuient des gouvernements décidés à rompre avec la logique dominante. Après la crise de la dette en 2009, l’Europe aura donc dû attendre 6 ans pour qu’un premier gouvernement anti-austérité et anti-TINA soit porté au pouvoir par sa population. Bien sûr, cette première tentative s’est soldée par un fiasco politique et un drame social. Mais d’autres expériences vont nécessairement arriver. Il est donc fondamental d’analyser correctement cette première expérience pour en tirer les leçons et éviter de reproduire les mêmes erreurs.

L’histoire n’est pas finie. Des nouvelles conquêtes démocratiques et sociales sont possibles. Mais pour les concrétiser, la lucidité et le courage politique ne suffiront pas.

Les mesures progressistes ne tombent pas du ciel

Les dirigeants des gouvernements équatorien, argentin, bolivien et vénézuélien ont fait preuve d’un courage politique que personne ne peut nier. Cependant, ce qui s’est passé dans ces pays ne serait jamais arrivé – ou se serait arrêté prématurément – si les peuples ne s’étaient pas mobilisé massivement à plusieurs reprises. Chavez, Morales ou Correa ne sont pas des hommes providentiels tombés du ciel. Ils sont d’abord le produit des luttes et de l’activité sociale qui ont été menées dans ces pays et qui ont forgé une nouvelle conscience critique collective.
Aucune des grandes conquêtes sociales (abolition de l’esclavage, fin de la colonisation, sécurité sociale, droits des femmes…) n’a été obtenue grâce au seul courage politique. Elles ont toutes été le fruit de luttes populaires qui ont permis de modifier le rapport de force en faveur des populations.

Aujourd’hui, face à des gouvernements néolibéraux servant les intérêts des « 1% », il est nécessaire de construire des contre-pouvoirs capables de résister. Demain, lorsque de courageux dirigeants anti-TINA seront portés au pouvoir, de puissants mouvements sociaux demeureront nécessaires pour les appuyer massivement lorsqu’ils s’attaqueront aux intérêts des puissances économiques. Et pour maintenir la pression nécessaire afin qu’ils ne se remettent pas à œuvrer en faveur des intérêts de la minorité détentrice. Il importe donc que les mouvements sociaux soient indépendants des pouvoirs en place. Du courage politique d’un côté, un mouvement social fort et autonome de l’autre : voilà les éléments qui doivent se combiner dans une relation interactive et positive.

Cet article a été initialement publié par le Trimestriel du Centre Avec : la revue En Question n°125 (juin 2018) http://www.centreavec.be/site/

Par Olivier Bonfond, économiste, conseiller au Centre d’Éducation populaire André Genot, membre du CADTM, et coordinateur du site www.bonnes-nouvelles.be

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