Et ces analystes se muent en prophètes à la petite semaine dans les souks embués par les fumées du narguilé. Lisez plutôt :
« Nous sommes certains que tous les régimes arabes, qui partagent la même situation mais avec des ingrédients différents, sont désormais ébranlés parce que la même situation produit les mêmes résultats. Nous sommes également certains que tous les régimes arabes, tous les impérialistes, tous les révolutionnaires sont en train d’étudier les causes de la réussite de l’expérience tunisienne. Tous se demandent pourquoi les Tunisiens ont réussi à expulser leur gouvernement tandis que d’autres soulèvements similaires ont échoué. De notre point de vue, partout dans le monde arabe, il y a la même situation et le même désir de changement et de se débarrasser de ce modèle ; la seule différence est que la révolte tunisienne a été spontanée et non-idéologique. » [1]
L’apologie de l’inconscience révolutionnaire est le leitmotiv de la petite bourgeoisie pédante qui ne souhaite pas que le peuple s’aventure dans les sphères étranges de la conscience politique. Elle se réserve ce domaine l’intelligentsia petite-bourgeoise arabe. Observez-la à l’œuvre et ne la distrayez pas de ses élucubrations épistémologiques. Elle ronronne la petite-bourgeoisie arabe, elle stigmatise les contradictions de classes et les oppositions tribales et elle psalmodie de gros mots comme « impérialisme » et « classe sociale ». Hier, elle prêchait en faveur de la mondialisation, aujourd’hui elle reconnaît que son salaire dépendra de la dénonciation de la mondialisation et de l’apologie de la « démocratie ». Mais de quelle démocratie parle-t-elle, la petite-bourgeoisie arabe ?
Auriez-vous noté qu’aucun de ces analystes n’a pris la peine de vraiment expliquer les événements tunisiens ? Pour notre gouverne résumons ces événements [2]. Le peuple tunisien subit l’oppression économique, idéologique et politique de la part de la grande-bourgeoisie tunisienne qui obtient depuis des années ses parts de marchés et son droit d’exploiter ce peuple patient par le fait qu’elle livre les ressources nationales tunisiennes sur le marché de la concurrence monopolistique internationale.
La grande bourgeoisie française, les bourgeoisies canadienne, italienne et belge font des affaires d’or en Tunisie et exploitent des hôtels luxueux aux plages sablonneuses avec la complicité de sous-traitants locaux qui jusqu’à tout récemment entouraient le dictateur Ben Ali. L’eau coulait à flots sous les douches des hôtels d’Hammamet pendant que la femme tunisienne devait marcher des kilomètres pour transporter son maigre pot à l’eau. Ben Ali et ses amis se déplaçaient en limousines pendant que le marchand du souk fouettait son canasson pour qu’il tire son wagon. On nous décrit cette réalité un peu comme une fatalité où l’on ne discerne pas très bien qui gouverne et qui obéit dans toute cette fourberie. Lisez plutôt.
« De l’indifférence bienveillante-complicité dont fait preuve l’Occident (durant les évènements de Tunisie, le Canada n’a pipé mot, la France s’enlise en explications alambiquées pour avoir fait de Ben Ali un « grand démocrate », et proposé le « savoir-faire » de ses troupes la veille de sa fuite…), de l’ingérence systématique dans la mise en place et le maintien de dictateurs-pilleurs un peu partout au tiers- monde et en particulier là où il y a régions de pétrole (…) de la voracité des multinationales complices de ces régimes, et bras armés de politiques néocolonialistes (…) » [3].
Fait étonnant, après avoir fustigé la « bienveillante complicité de l’Occident » et son ingérence dans la mise en place de dictateurs-pilleurs à la solde des multinationales (non pas complices, mais bien maîtres d’œuvre de ces abréactions), voilà nos intellectuels arabisants qui implorent l’intervention des puissances coloniales occidentales, c’est à n’y rien comprendre.
Lâchez du lest, quémandent-ils aux dieux de la peste ; sinon vous serez balayés si vous ne permettez pas à une nouvelle couche de petits-bourgeois au vernis « démocratique » de prendre la relève pour tromper la rue révoltée. Ils rêvent tous de devenir calife à la place du calife ces « Iznogouds » petits bourgeois afin d’enfermer la colère populaire dans l’urne de la pseudo démocratie, et elle recommence la danse du « Printemps arabe », elle se danse les yeux bandés, à la filée, jusqu’aux isoloirs pour voter, puis chacun rentre fumer le narguilé faute de pain à manger.
Comme tant d’autres, un jeune homme chômait dans la Tunisie de Ben Ali ; il se mua en vendeur itinérant pour faire vivre sa famille décemment. Un jour, un potentat local s’interposa et exigea un pot-de-vin pour autoriser le désoeuvré à poursuivre son commerce fruitier. Le jeune homme s’objecta et refusa de payer cette rançon mafieuse. Il fut aussitôt arrêté et admonesté par l’agent impudent, représentant local de la hiérarchie corrompue d’une structure sociale décadente. Le jeune homme contrit s’immola publiquement. Réaction inattendue, comme il en arrive parfois parmi ces peuples dépourvus, des milliers de témoins, d’exploités, d’aliénés comme lui, prirent spontanément la rue et protestèrent pour le droit au pain, le droit à l’eau, le droit au logement, le droit au travail, le droit au commerce quand il ne reste que ce geste.
Aussitôt, comme à l’accoutumée, les autorités brandirent la panoplie usuelle… police, armée, répression sauvage des affamés. Le plein poids de la loi s’écrasa sur le dos du peuple désemparé. Ceux qui ne comprenaient pas pourquoi ces dépenses militaires et sécuritaires somptueuses auront compris en une nuit [4]. La petite-bourgeoisie ébaudie regardait dans l’expectative le peuple sans perspective mourir dans les rues, car il donnait ce qu’il possédait ce peuple, sa vie, pour que d’autres obtiennent l’usufruit de ce combat pour la survie, le droit de manger, de boire, de se loger, de travailler et de vivre convenablement.
Rien ne les arrêtait ces enragés, ils étaient prêts à mourir ces va-nu-pieds ; de fait, ils savaient qu’ils mourraient de faim ou de chômer ; alors autant en découdre maintenant avec le potentat et ses représentants. Au vu de cette révolte farouche qui ne déparait pas le pouvoir se ravisa et jeta du lest, le chef des brigands, Ben Ali, fut éjecté muni d’un parachute doré pour s’échapper vers une contrée amie en attendant que les révoltés se calment ou se replient. Un thuriféraire, premier ministre complice de l’intimé, vient proposer un compromis à la petite bourgeoisie pour qu’encore une fois jouant son rôle de courroie elle apaise le jeu et rétablisse les maîtres dans leurs lieux au nom de la « démocratie ». Quelle « démocratie », celle des élections truquées ou celle du pain…celle des riches ou celle des pauvres ?
Une fraction de la petite-bourgeoise intellectuelle tunisienne, qui en rêvait depuis des décennies, accepta le « deal » des urnes et se proposa, servante servile, pour rétablir la loi et l’ordre des ploutocrates. Trop vite en besogne, cette couche de traîtres apprécia mal la colère populaire. Ces petit-bourgeois de la capitulation furent balayés, discrédités par les ouvriers excédés.
Le peuple tunisien en est là aujourd’hui. Voilà qu’entre en scène une nouvelle fraction d’intellectuels arabes, des occidentalisés mieux avisés. Maintenant que le premier groupe de compromis s’est cassé le nez, eux s’avancent et proposent une tactique différente ; ils souhaitent détourner le mouvement ; d’une lutte sur le front économique, idéologique et politique, ces intellectuels arabes suggèrent de faire une lutte pour la « démocratie ». La « démocratie » qui nourrit comme aux États-Unis, mais pas les gagne-petits, elle nourrit la petite-bourgeoise – auto de luxe et studio dans la Cité – vous comprenez…c’est le prix qu’elle fixe pour gagner son pari et engranger son profit, la petite-bourgeoise, le pari de diriger le conflit de Tunisie vers la « démocratie » du désespoir, de la faim et du mépris.
« Peut-être les forces adverses du peuple tunisien, de manière à sauvegarder leurs intérêts, vont tenter de contenir le mouvement par un changement de visages, mais la situation continuera à être explosive jusqu’à ce qu’il y ait une réconciliation entre l’intérêt du peuple et l’État dans lequel il vit. C’est ce qu’on appelle la démocratie et l’indépendance où le peuple et l’État sont maîtres de leur présent et de leur avenir. »
Demain, un étudiant de polytechnique et ses amis chômeurs pourront vendre leurs fruits sur le parvis des mosquées pendant que les représentants honteux de la petite- bourgeoisie s’amuseront à jouer au ministre du travail, de l’enseignement supérieur ou du développement régional jusqu’à ce que la grande-bourgeoisie rassurée les retourne à leurs billevesées et qu’elle reprenne en main la rue agitée et l’écrase sous la botte de l’armée grassement payée.
Pour que la « Révolution » tunisienne du jasmin sorte victorieuse, le peuple tunisien doit mener une guerre consciente pour la prise du pouvoir d’État par les partisans. C’est la seule façon de « réconcilier » les intérêts du peuple travailleur et ceux de l’État du travail. Ce doit être leur État à eux, pas celui des brigands au pouvoir qui doivent tous être chassés : que la rue tunisienne ne laisse pas la petite-bourgeoise opportuniste lui voler sa première victoire. Si la petite-bourgeoise excitée souhaite contribuer à la libération, qu’elle commence humblement par analyser et comprendre la vraie nature de la révolte populaire tunisienne, qu’elle se mette au service des travailleurs tunisiens et qu’elle cesse de dicter les objectifs stratégiques de cette révolte qui n’est pas un « Printemps arabe » mais un « Hiver tunisien » où les travailleurs et les travailleuses cherchent la voie vers le développement, le pain, l’eau, le travail, la dignité et le pouvoir… Pas d’illusion, la lutte populaire n’a pas encore triomphé dans la Tunisie dépossédée, le « Printemps de Tunis » n’est pas terminé.
http://www.robertbibeau.ca/palestine.html
La semaine prochaine nous vous proposons : « Rififi à Beyrouth ».