Le « M » dans le Forum
La faiblesse du nombre de visas accordés a retenu beaucoup l’attention, et pour cause. Au départ, la décision de déplacer le FSM au « nord » (il avait toujours eu lieu au « sud » depuis 2001) avait été discutée amplement. Pour plusieurs, l’heure était venue de réserver au « nord » une plus grande place sur l’échiquier des mouvements altermondialistes. Et Montréal apparaissait comme un choix naturel, tenant compte de la vitalité des mouvements et des luttes populaires dans cette ville. On savait cependant qu’il y avait plusieurs risques. D’une part, le fait que l’État canadien comme ses partenaires du G7 se comporte comme une « forteresse assiégée », avec un dispositif pensé et géré pour fermer la porte aux gens, représentait un sérieux obstacle dont personne n’était dupe. D’autre part, les frais plus élevés que représentait l’organisation du Forum au nord en étaient un autre. Mais finalement, le Conseil international a décidé d’aller de l’avant, sur la base des promesses faites par le Comité organisateur de Montréal.
Au bout de la ligne cependant, ce pari a été perdu. Des centaines de visas ont été refusés. Il n’y a jamais eu assez d’argent pour aider les partenaires du Sud. Le Forum de Montréal a été mondial, mais avec un petit « M », avec une participation plus que limitée d’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Asie. Même du côté européen (à part la France) et des États-Unis, la participation a été restreinte. Cet échec fait mal. On peut bien blâmer les gouvernements pourris qui ont créé cette situation, mais cela une erreur de ne pas considérer l’autre côté de la chose. En réalité, le comité organisateur n’a pas été en mesure de construire une stratégie efficace pour limiter l’effet de l’arbitraire de l’administration gouvernementale dans l’octroi des visas. Outre la déception de centaines de personnes et d’organisations, cet échec met en doute le processus actuel qui dépend en fin de compte des capacités des organisateurs locaux.
Les deux forums
Outre cette question du « M » dans le FSM, le Forum a permis des échanges intéressants entre des groupes, des organisations et des réseaux. C’est ce qu’on a vu dans les « espaces » qui avaient été organisés par des réseaux sur les luttes syndicales, l’éducation, la Palestine, la solidarité internationale, les changements climatiques, les luttes d’émancipation, etc. Ces espaces ont permis des échanges en profondeur sur la base des expériences de plusieurs pays, souvent échelonnés sur plusieurs jours, avec des moments réservés pour penser stratégies et organisation. Dans ces espaces, on ne parlait pas seulement par pour parler, mais pour dégager des pistes, ce qui a été le cas face à plusieurs batailles en cours. D’autre part, il y a avait une pré sélection des thèmes et des personnes ressources de manière à donner à ces ensembles une cohérence et une capacité d’aller au-delà des lieux communs.
Le mérite en revient aux groupes qui se sont agglutinés pour penser à des processus qui ressemblaient davantage à des « universités populaires », comme on l’a vu au Québec et en France ces dernières années. Au sortir de ces exercices, les militants et les militantes, qui composaient la grande majorité des sessions dans ces espaces, en sont sortis satisfaits.
À côté de ces « universités populaires », il y a eu le Forum citoyen qui dans la tradition du FSM devait inclure toutes sortes d’initiatives, ainsi que des évènements culturels se voulant rassembleurs. Au Brésil, en Inde, en Tunisie (pour ne mentionner que ces forums), le Forum est devenu ainsi un grand rassemblement populaire, dépassant les frontières habituelles des mouvements organisés. Aujourd’hui, il faut dire que cela ne s’est pas vraiment produit à Montréal. Sur les quelques 20 000 personnes au Forum (ce qui n’inclut pas les « passants » et « curieux » qui sont venus ici et là), il avait peu de « citoyens » et de citoyennes », notamment peu des jeunes, et peu de monde des régions éloignées de Montréal, encore moins du Canada hors-Québec. Bref, le Forum à Montréal n’est pas devenu un grand évènement rassembleur, d’autant plus que l’information sur le Forum, avant et pendant les travaux, a été plutôt déficiente (beaucoup de monde, même à Montréal et au Québec, ne savait tout simplement pas que le Forum avait lieu !).
Notons en passant qu’une telle situation a été vécue ailleurs qu’à Montréal (par exemple, à Caracas, Dakar, Nairobi). L’attractivité d’un Forum dépend de plusieurs facteurs. Il y a notamment des facteurs « contingents ». Si les mouvements populaires, qui sont la base du Forum, sont en « montée » (c’était le cas au Brésil et en Tunisie), l’attention populaire est plus facilement captable. Visiblement au Québec en ce moment, on ne peut pas dire que c’est le cas. Mais il y aussi des facteurs organiques, relevant de la dynamique organisationnelle des Forums. À Montréal, le comité organisateur a pris le choix de fonctionner principalement avec des individus, sans égard à leurs expériences et leurs compétences. On présentait cette manière de faire comme l’expression d’une culture organisationnelle « libre » et « épanouissante », en affirmant, de manière plus ou moins explicite, que les organisations n’étaient pas en mesure de dépasser leurs propensions à imposer leurs priorités. Résultat, celles-ci se sont organisées sur leurs propres bases, sans être interpellés pour participer à un effort de mobilisation globale, comme on l’avait vu, par exemple, lors du Sommet des peuples des Amériques en 2001. Cette « logique » du comité organisateur allait à l’encontre d’un processus qui aurait misé sur l’énergie des mouvements.
L’avenir du Forum
Avant Montréal, il y a eu des forums qui ont été des grands succès, souvent par ce qu’on pourrait appeler l’« alignement des astres ». Les organisations brésiliennes et tunisiennes ont mis tous leurs efforts sur les Forums parce que dans un sens, cela faisait partir de leur timing. Les citoyens et citoyennes ont été informés à travers un énorme travail de mobilisation et d’information, sur plusieurs mois à l’avance, et dans un contexte où dans l’air, il y avait ce savoureux parfum du changement. Ce n’est plus la même chose aujourd’hui, au Québec, mais aussi dans plusieurs régions du monde, même en Amérique du Sud, où le vent du changement a tellement soufflé durant les dernières années.
Il serait trop facile avec tout cela de conclure que le Forum a fait son temps. D’une part, les mouvements populaires ont acquis des forces au travers des années et sont en mesure de bien résister. Les défaites et les reculs actuels ne sont certainement pas la fin de l’histoire, et on n’a qu’à observer les dures batailles qui se mènent un peu partout, chez nous, et aussi en France, aux États-Unis, au Brésil, etc. De ces luttes immenses ressortent des besoins pressants de convergences, de solidarités et d’un solide travail intellectuel et politique pour décortiquer les enjeux et dégager des pistes. Le Forum qui a été avec des hauts et des bas un lieu propice à cette construction d’un nouvel internationalisme peut donc continuer tout en changeant.
Déjà la discussion est en cours pour penser à des processus plus réfléchis et portés par les mouvements populaires, sur des objectifs stratégiques répondant aux besoins de l’heure. Les prochains forums seront probablement thématiques, avec des leaderships composites ancrés sur des réalités particulières, nationales ou régionales. Ils seront mieux préparés, tant sur le plan du contenu que sur le plan organisationnel, et animés par des regroupements représentatifs, et moins sur des individus bien intentionnés. Ils seront davantage en mesure de dégager des priorités et de stimuler l’action convergente des participants, sans pour autant devenir des lieux prescriptifs, hiérarchiques et contraignants.
Les mouvements populaires québécois qui ont été en mesure d’organiser de riches discussions à Montréal sont déjà sollicités pour penser la prochaine génération des forums.