10 novembre 2022 | tiré de pivot.quebec | Photo de Jean-Baptiste Fressoz : Emmanuelle Marchadour.
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François Legault proposant de nouveaux barrages, le Parti libéral misant sur l’hydrogène vert et Québec solidaire appelant à l’efficacité énergétique, la majorité des élu·es semblent déterminé·es à faire « transitionner » le Québec vers la carboneutralité avant 2050.
Or, certains membres de la communauté scientifique commencent sérieusement à douter de la faisabilité de cette transition. Jean-Baptiste Fressoz le premier. Historien de l’énergie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de France, il n’a cessé deremettre en cause la vision historique sur laquelle se base cette « transition » et de rappeler que le passage à la carboneutralité sera beaucoup plus difficile qu’on pourrait le croire.
Fressoz met en garde contre la manière dont le discours de la « transition énergétique » nous pousserait à remettre à plus tard les changements socio-économiques nécessaires pour combattre la crise climatique. Il rappelle aussi que cette théorie de la transition a d’abord été conçue par le lobby nucléaire et l’industrie pétrolière, avant de se retrouver dans le discours public sur l’environnement et au sein du mouvement écologiste.
Pivot s’est entretenu avec lui pour en savoir plus.
Quelle est votre critique de ce mythe des transitions énergétiques ?
Jean-Baptiste Fressoz : Je ne sais pas si c’est un « mythe », mais en tout cas, c’est un récit historique faux. Historiquement, on n’est pas passé d’une source d’énergie à une autre. C’est un peu le récit classique de l’histoire de l’énergie, où la révolution industrielle ce serait le passage du bois au charbon, puis après, au 20e siècle, on serait passé du charbon au pétrole.
Prenons l’exemple de l’Angleterre pendant la révolution industrielle : selon la manière classique de raconter l’histoire de l’énergie, on dirait que le bois est sorti du mix énergétique anglais pour être remplacé par le charbon. Sauf que dans les années 1900, pour extraire du charbon, les Anglais utilisent plus de bois qu’ils n’en utilisaient au 18e siècle pour se chauffer. Rien que pour étayer les galeries des mines.
Même aujourd’hui, dans le nord de l’Angleterre, la centrale de Drax consomme des millions de tonnes de bois pour faire de l’électricité, beaucoup plus que toute la consommation de l’Angleterre depuis le 18e siècle.
Donc raconter l’histoire de l’énergie comme une forme de transition, c’est quand même très bizarre.
« Je m’intéresse moins au climatoscepticisme stricto sensu qu’à une forme plus subtile, plus acceptable et donc beaucoup plus générale de désinhibition face à la crise climatique : la futurologie de “la transition énergétique”. »
Jean-Baptiste Fressoz dans « La “transition énergétique”, de l’utopie atomique au déni climatique, USA, 1945-1980 »
Après, l’idée de la transition du charbon au pétrole, c’est évidemment faux, pour une raison toute simple : le pétrole sert avant tout à faire rouler des voitures et pour construire des voitures vous avez besoin de beaucoup de charbon pour l’acier, les composantes électriques et le verre dont elles sont faites. Dans les années 1930, on calcule qu’il faut sept tonnes de charbon pour construire une voiture, une masse supérieure à ce qu’elle brulera en pétrole dans sa durée de vie.
En outre, tout l’acier des infrastructures nécessaires pour sortir le pétrole du sol, la tuyauterie, les réservoirs, les tankers, tout ça consomme énormément de charbon. En fait, pour chaque tonne de pétrole consommée, vous avez, 2 à 2 ½ tonnes de charbon en consommation induite. Charbon et pétrole sont intrinsèquement liés.
Les énergies sont en symbiose, elles ne sont pas dans des relations de compétition.
C’est ça qu’il faut comprendre.
Un coup d’œil aux deux graphiques ci-dessous montre comment la représentation des sources d’énergie mondiales en pourcentage de la consommation totale (premier graphique), plutôt qu’en affichant leur cumulation (deuxième graphique), permet de faire croire à un récit des transitions énergétiques.
Le charbon ou le pétrole ont beau être des parties de plus en plus petites du mix énergétique, leur production absolue n’a pas cessé d’augmenter depuis l’ère industrielle, dans le cadre d’une croissance continue de la consommation totale d’énergie.
D’où vient ce discours de la transition ? Qui est derrière ?
JBF : Il faut savoir que cette théorie des transitions énergétiques apparait tardivement, autour des années 1970. Les gens qui réfléchissent sur l’énergie ne parlent pas de transition avant cette époque. Et quand elle arrive, après le choc pétrolier de 1973, c’est un travail de prospective. On réfléchit au temps qu’on pourra prendre pour sortir des fossiles – tout ça, très influencé par le lobby de l’industrie nucléaire. En 1974, il y a un groupe d’un centre de recherche autrichien, le IIASA (Institut international pour l’analyse appliquée des systèmes), à qui on demande : « donnez-nous les scénarios qui nous permettent de sortir des fossiles en 50 ans ». Ça ressemble beaucoup au GIEC !
C’est l’IIASA qui sera responsable de la diffusion de l’idée qu’une transition vers les énergies renouvelables est possible en 50 ans. Une idée qui sera pourtant démentie par l’un de ses propres scientifiques, Cesare Marchetti, qui viendra affirmer que l’énergie mondiale forme en réalité un système avec une inertie immense, et donc, qui bouge extrêmement lentement.Pivot
Un autre acteur important, c’est probablement le président américain Jimmy Carter. En 1977, il fait un grand discours où il introduit aux Américain·es ce concept de transition dans l’histoire des États-Unis. Maintenant, on en fait un président écolo, mais son National Energy Plan de 1977 prévoyait un doublement ou un triplement de la production américaine de charbon. Parler de transition énergétique pour décrire ça, ça donne un côté futuriste à un programme énergétique qu’il ne l’était guère.
En tandem avec le discours de la « crise énergétique », c’est avant tout un esprit de souveraineté face à l’étranger, et non des convictions environnementales, qui donnera naissance à ces programmes énergétiques de « transition ». C’est la raison pour laquelle, au côté du développement des énergies renouvelables, on y trouvait une augmentation de la production de charbon, la promotion en grande pompe du nucléaire et même des plans pour de pipelines de gaz naturel en Alaska.
Un dernier groupe d’acteurs importants, c’est l’industrie pétrolière qui, dès la fin des années 1970, est confrontée à la question du changement climatique. Le directeur scientifique d’Exxon, Edward David, va aller jusqu’à dire [dans une conférence qu’il intitule « Inventer le futur »] que la transition hors des fossiles est inévitable dans un horizon de 50 ans. Quand il dit ça, il ment, car quelques années plus tard, il dira que la grande énergie du 21e siècle, ce sera le charbon – une industrie de laquelle Exxon tire d’ailleurs beaucoup de profits.
« David, à la tête de la recherche et développement d’Exxon, n’y était pas pour rien. Il connaissait les progrès en cours dans la recherche et l’exploration, dans le pétrole profond, dans l’extraction du gaz et les mines à ciel ouvert de lignite : il était parfaitement placé pour savoir que la transition n’aurait pas lieu.
[…]
Dans une note qu’il [Henry Shaw, ingénieur d’Exxon] rédige à l’intention de David, portant sur “le discours à tenir au cas où le problème [du changement climatique] serait abordé” il propose trois éléments de langage : premièrement, expliquer “qu’il y a suffisamment de temps pour étudier la question avant d’agir”. Deuxièmement, “l’augmentation de la température ne sera pas mesurable avant 2000”. Troisièmement, ce délai “autorise une transition ordonnée vers des technologies non fossiles”. »
Jean-Baptiste Fressoz dans « La “transition énergétique”, de l’utopie atomique au déni climatique, USA, 1945-1980 »
Et ce qui est frappant c’est que ce discours marginal, qui, au départ, est repris comme un argument de déni du changement climatique par les pétroliers, se retrouve dans le rapport du groupe 3 du GIEC !
À quoi et à qui sert le discours de la transition ?
JBF : Cette idée de transition énergétique, ça donne l’impression, lors des crises, que les choses sont sous contrôle. Et depuis qu’on parle de changement climatique, ça sert à continuer comme avant. Ça sert à faire croire qu’en 20 ou 30 ans, on pourra changer, comme ça, toutes les infrastructures énergétiques pour décarboner l’économie.
Quand on y réfléchit un peu c’est une vision très utopiste ! Et pourtant, c’est devenu le futur des gens raisonnables, des cabinets de conseil, des gouvernements.
Dès qu’on regarde un peu, on voit que pour plein de secteurs comme le ciment ou l’acier, qui à eux deux suffisent pour nous faire dépasser [un réchauffement de] 1,5 oC, il n’y a pas du tout de décarbonation en cours. Depuis 30 ans, il y a même une recarbonation dans la production du ciment et les méthodes de production d’acier n’ont absolument pas changé depuis le 19e siècle.
« Après un demi-siècle de procrastination, il faudrait maintenant accomplir en moitié moins de temps ce que les experts des années 1970 jugeaient impossible à réaliser en 50 ans. »
Jean-Baptiste Fressoz dans « La “transition énergétique”, de l’utopie atomique au déni climatique, USA, 1945-1980 »
Si les transitions ne sont jamais véritablement arrivées dans le passé, serait-il quand même possible de réussir une première « transition » vers une production d’énergie carboneutre ?
JBF : C’est une question d’échelle temporelle et c’est ça qui est clé. À l’horizon de trois siècles, je n’en ai strictement aucune idée, mais en 20 à 30 ans, c’est objectivement impossible.
Il y a vraiment des piliers de nos économies, de nos infrastructures, comme le ciment et l’acier, qui ne sont pas décarbonables à l’horizon de 30 ans.
Après, pour l’électricité, c’est en partie possible. À l’horizon de 40 ans, on peut imaginer qu’on ne construira plus de centrales thermiques au charbon par exemple.
Avec le solaire, l’éolien, la décarbonation de l’électricité, ça va avoir lieu. Ici en France, on prévoit que c’est possible à partir de 2060 si tout se passe bien et avec beaucoup d’investissements. Et encore là, ce qui coûte cher, c’est changer tout le réseau électrique.
Mais il reste tout le reste ! Il reste toute la production de matériaux. Il reste l’agriculture, les engrais, etc.
Une des choses les plus cruciales sur lesquelles vous insistez, c’est que même les énergies renouvelables ont un coût environnemental, non seulement dans leur production, mais aussi dans les relations symbiotiques qu’elles ont avec d’autres types d’énergies. Quels sont les coûts environnementaux cachés de ces énergies renouvelables qu’on entend maintenant implanter au nom de cette « transition » ?
JBF : On peut s’attarder sur les coûts environnementaux des énergies renouvelables, mais l’éolien, par exemple, reste 20 fois moins émetteur qu’une centrale à charbon. Ce n’est pas zéro, mais ça reste nettement mieux. Comme toute production de matériaux, c’est polluant.
Je dirais que le sujet intéressant, ce n’est pas tant [la question des coûts des renouvelables], c’est plutôt ce qu’on va faire avec cette énergie. Si avec de l’électricité renouvelable, on fait tourner 1,5 milliard de voitures, sur des routes en ciment, qui desservent des maisons vastes, énergivores et mal isolées, on n’a pas du tout résolu le problème.
C’est indiscutable que les renouvelables sont en symbiose avec les fossiles. La question, c’est comment éviter ces effets symbiotiques, les limiter.
Une chose évidente c’est de limiter le transport routier. Quand quelqu’un promeut la voiture électrique comme une solution, on voit qu’il n’a pas compris le problème. Même une voiture électrique, on ne sait pas produire son acier sans CO2 et quand on la présente comme « zéro émission », c’est un mensonge. C’est au mieux demi-émission. En France, par exemple, elle devient rentable en termes d’émissions de GES au bout de 100 000 km.
Si on produit cette électricité pour remplacer exactement le monde tel qu’il est actuellement, ça ne résout pas du tout le problème.
Vous semblez prendre le parti de la décroissance dans plusieurs de vos suggestions pour solutionner la crise climatique. Vous considérez-vous décroissantiste ? Comment la décroissance entre-t-elle dans le calcul de ce que démontre votre travail ?
JBF : Ce que j’essaie de montrer, c’est que c’est la futurologie de la transition énergétique qui occupe tout le terrain, et que ça laisse assez peu de place à d’autres types de futurs. Et la décroissance fait partie de ces autres types de futurs.
Après, la décroissance à elle seule ne suffira pas. Ce n’est pas en réduisant notre consommation d’acier qu’on va décarboner sa production, par exemple.
Mais la décroissance, il faut qu’elle commence à gagner du terrain, que les économistes la prennent au sérieux, qu’on commence vraiment à penser à quoi ça ressemble, une société en décroissance. Qu’est-ce qu’il faut faire décroitre ? Comment faire en sorte que cela n’impacte pas trop le tissu social non plus ?
Donc oui, je pense que c’est très important !
« L’idée n’est pas d’affirmer que la transition (au sens de décarbonation) est impossible, mais de souligner qu’il s’agit d’un futur ancien […] un futur invoqué depuis longtemps, en particulier par ceux qui n’avaient pas intérêt à ce qu’il advienne. »
Jean-Baptiste Fressoz dans « La “transition énergétique”, de l’utopie atomique au déni climatique, USA, 1945-1980 »
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