Il ne fait guère de doute que nous assistons à une activité pré-génocidaire en Israël-Palestine. Quelles sont donc les racines structurelles sous-jacentes de l’économie politique israélienne qui engendrent de telles pressions génocidaires ?
Pour répondre à cette question, il nous faut revenir quelques années en arrière et arriver à comprendre l’intégration particulière d’Israël et du Moyen-Orient dans le nouvel ordre mondial du capitalisme. La mondialisation du Moyen-Orient, qui a débuté à la fin du XXe siècle, a fondamentalement modifié la structure sociale et économique d’Israël ainsi que la forme de son projet colonial. Cette restructuration a entraîné un changement important dans la place occupée par la population palestinienne elle-même à l’intérieur de l’économie israélienne et elle a créé des conditions permettant à la droite israélienne d’évoquer plus clairement qu’elle ne se permettait de le faire auparavant le spectre du génocide de cette population. Comment cela est-il arrivé ?
Oslo et la mondialisation d’Israël
La mondialisation rapide d’Israël a eu lieu à partir de la fin des années 1980, dans la logique qui prévalait alors partout dans le monde. Les élites transnationales avaient fait valoir, à la fin de la guerre froide, que l’économie mondiale ne pourrait être stabilisée, donc l’accumulation de leur capital assurée, si de violents conflits régionaux continuaient de se multiplier partout sur la planète, comme c’était le cas à cette période. Elles se sont alors mises à promouvoir la "résolution des conflits", autrement dit à favoriser les règlements négociés de conflits régionaux qui couvaient un peu partout, de l’Amérique centrale à l’Afrique australe en passant par l’Asie du Sud. Poussés sur cette voie par les États-Unis et par certaines compagnies transnationales, ainsi que par de puissants groupes capitalistes locaux, les dirigeants politiques israéliens ont alors entamé des négociations avec les dirigeants palestiniens, dans les années 1990, en grande partie en réponse à l’escalade de la résistance palestinienne qui avait alors pris la forme de la première Intifada (1987-1991). Le processus d’Oslo peut donc être considéré comme une pièce clé du puzzle politique résultant de l’intégration du Moyen-Orient dans le système capitaliste mondial émergent (une intégration qui constitue également la toile de fond structurelle du printemps arabe de 2011-2012, mais là n’est pas le sujet du présent article).
Les accords d’Oslo, signés en 1993, ont accordé une autonomie de type bantoustan à l’Autorité palestinienne (AP) dans les territoires occupés, pour ce qui était censé être une période intérimaire de cinq ans au cours de laquelle les négociations se poursuivraient sur les questions clés du « statut final », soient : le statut des réfugiés (et leur droit au retour), Jérusalem, l’eau, les frontières définitives et le retrait total d’Israël des territoires palestiniens occupés. Pourtant, pendant la période d’Oslo (de 1991 à 2003, date à laquelle le processus s’est définitivement arrêté), l’occupation israélienne de la Cisjordanie et de Gaza s’est considérablement intensifiée. Pourquoi le "processus de paix" s’est-il donc alors effondré ? Une explication plausible est la suivante.
Premier élément : jusqu’à ce que la mondialisation prenne son essor au milieu des années 1980, la relation d’Israël aux Palestiniens reflétait le colonialisme classique, par lequel une puissance coloniale usurpe la terre et les ressources des colonisés, puis exploite leur travail. Mais par la suite, assez rapidement d’ailleurs, le processus a visé à intégrer une élite palestinienne émergente dans le nouvel ordre économique mondial, puis à donner à cette élite un rôle-clé dans la défense de cet ordre, notamment dans la gestion administrative des masses palestiniennes vivant dans les territoires occupés. L’évolution de la structure des classes sociales palestiniennes au cours de cette période a impliqué la montée en puissance de capitalistes palestiniens ayant des visées transnationales, puis leur intégration dans la structure générale du capital ailleurs dans le Golfe tout en leur faisant miroiter la création d’un éventuel État palestinien comme plate-forme idéale pour la consolidation de leurs privilèges. L’Autorité palestinienne était dès lors censée servir de médiatrice à l’accumulation de capital transnational dans les territoires occupés, tout en maintenant un contrôle social sur la population rétive.
Deuxième élément : l’économie israélienne s’est dans la même période mondialisée sur la base d’un complexe militaro-sécuritaire de haute technologie, un secteur qui n’a cessé de prendre de l’ampleur avec les années. Il s’est effectué une interpénétration toujours plus profonde du capital israélien avec le capital des entreprises transnationales, en particulier celles dont les sièges sociaux officiels sont localisés en Amérique du Nord et en Europe. Le capital israélien s’est alors intégré de manière inextricable dans les circuits mondiaux du capital. Les accords d’Oslo ont contribué à ce processus en facilitant une présence capitaliste transnationale israélienne dans le Moyen-Orient – et même au-delà de cette région – en permettant par exemple aux régimes arabes conservateurs de lever le boycott économique régional d’Israël, ainsi qu’en ouvrant des négociations sur la création d’une zone de libre-échange du Moyen-Orient (MEFTA). Une fois cette zone officiellement constituée, elle a permis d’insérer l’économie israélienne dans les réseaux économiques régionaux (par exemple en Égypte, en Turquie et en Jordanie) et elle a fortement accélérer et accentuer l’intégration de cette région dans le capitalisme mondial.
Troisième facteur – et tous ces facteurs sont étroitement liés – IsraëI a connu un épisode majeur d’immigration transnationale, notamment l’afflux d’environ un million d’immigrants juifs, ce qui a réduit le besoin d’Israël en main-d’œuvre palestinienne au cours des années 1990, bien que cela ait changé plus tard, au début du XXIe siècle.
Jusqu’à ce que la mondialisation prenne son essor, au milieu des années 1980, la relation d’Israël avec les Palestiniens reflétait donc le colonialisme classique. Mais l’intégration du Moyen-Orient dans l’économie mondiale sur la base de la restructuration économique néolibérale, y compris l’instauration de mesures expérimentées ailleurs telles que la privatisation, la libéralisation du commerce, l’austérité supervisée par le Fonds monétaire international ainsi que des prêts de la Banque mondiale, tout cela a contribué à susciter la grogne de mouvements ouvriers, sociaux et pro-démocratie dans la région, laquelle s’est traduite par de nouvelles intifadas dans les territoires occupés de Palestine et par des mouvements de protestation d’ampleur dans plusieurs pays arabes, en 2011. Ce raz-de-marée de résistance a forcé les dirigeants israéliens et leurs bailleurs de fonds américains à réagir.
La mondialisation transforme les Palestiniens en « humanité superflue »
L’économie israélienne a connu deux vagues de restructuration durant son intégration graduelle au capitalisme mondial. La première, dans les années 1980 et 1990, a vu la transition d’une économie agricole et industrielle traditionnelle vers une économie basée sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) : télécommunications de pointe, technologie du web, et autres. Tel Aviv et Haïfa sont devenus les "avant-postes moyen-orientaux" de la Silicon Valley. En 2000, 15 % du PIB israélien et la moitié de ses exportations provenaient du secteur de la haute technologie. Puis, à partir de 2001, et plus particulièrement à la suite de l’effondrement de la bulle Internet et de la récession mondiale de 2000, suivis des événements du 11 septembre 2001 et de la militarisation rapide de la politique mondiale, Israël a connu une nouvelle évolution vers un complexe mondial de technologies militaires, de sécurité, de renseignement, de surveillance et de « lutte contre le terrorisme ». Les entreprises technologiques israéliennes ont été les pionnières de l’industrie dite de la sécurité intérieure. En effet, Israël s’est mondialisé spécifiquement par la militarisation high-tech de son économie. Les instituts d’exportation israéliens eux-mêmes estiment qu’en 2007, quelque 350 sociétés transnationales se consacraient aux systèmes de sécurité, de renseignement et de contrôle social, lesquelles sont encore aujourd’hui au centre de l’économie israélienne, ainsi que de sa politique, il va sans dire.
« Les exportations de produits et de services contre-terroristes ont augmenté de 15 % en 2006, et on prévoyait une nouvelle hausse de 20 % en 2007, pour un total de 1,2 milliard de dollars par année », note Naomi Klein dans son étude La stratégie de choc. Dans le domaine de la défense, les exportations du pays atteignirent un niveau record de 3,4 milliards de dollars en 2006 (comparativement à 1,6 milliard en 1992). Israël est donc le quatrième marchand d’armes en importance du monde. À ce chapitre, le pays dépasse même le Royaume-Uni. Israël a plus de titres technologiques cotés au Nasdaq que tout autre pays étranger, une grande partie de ces titres étant rattachés au domaine de la « sécurité ».
Il détient davantage de brevets technologiques inscrits aux États-Unis que la Chine et l’Inde réunies. Son secteur de la technologie, axée en grande partie sur la sécurité, compte aujourd’hui pour 60 % de ses exportations. En d’autres termes, l’économie israélienne en est venue à se nourrir de la violence, des conflits et des inégalités aux niveaux local, régional et mondial. Ses plus grandes entreprises sont devenues dépendantes de la guerre et des conflits en Palestine, au Moyen-Orient et dans le monde. Elles les initient parfois directement ou alors elles soufflent sur ces conflits par leur influence sur le système politique et sur l’État israélien. Cette accumulation militarisée est évidemment aussi caractéristique des États-Unis et de l’ensemble de l’économie mondiale. Nous vivons de plus en plus dans une économie de guerre mondiale et certains États, tel Israël, sont des rouages essentiels de cette machinerie. La production de matériel militaire pour contrôler et contenir les opprimés et les marginaux, ainsi que pour soutenir l’accumulation de capital face à la crise, a toujours été dans le passé une caractéristique des tendances politiques fascistes, et elle l’est tout autant de cette tendance que certains désignent de nos jours de « fascisme du XXIe siècle ». Israël en est un élément clé.
La population palestinienne des territoires occupés a constitué jusqu’aux années 1990 une force de travail bon marché pour Israël. Mais grâce aux incitations israéliennes à l’immigration de Juifs du monde entier et à l’effondrement de l’ancien bloc soviétique, un afflux important de colons juifs a eu lieu ces dernières années, dont un million de Juifs soviétiques, eux-mêmes souvent déplacés par la restructuration néolibérale post-soviétique. De même, l’économie israélienne a commencé à faire appel à la main-d’œuvre immigrée transnationale d’Afrique, d’Asie et d’ailleurs, alors que le néolibéralisme et la crise déplaçaient des millions de personnes dans les anciennes régions du tiers-monde.
L’émergence de nouveaux systèmes de mobilité et de recrutement transnationaux de la main-d’œuvre a permis aux groupes dominants du monde entier de réorganiser les marchés du travail et de recruter des forces de travail transitoires, privées de leurs droits et faciles à contrôler. Bien qu’il s’agisse là d’un phénomène mondial, ceci est devenu une option particulièrement attrayante pour Israël car il n’a plus besoin de la main-d’œuvre palestinienne, celle-ci lui posant des problèmes sur le plan politique. Plus de 300 000 travailleurs immigrés de Thaïlande, de Chine, du Népal et du Sri Lanka, constituent aujourd’hui la main-d’œuvre prédominante de l’agroalimentaire israélien, de la même manière que le fait la main-d’œuvre immigrée mexicaine et d’Amérique centrale dans l’agro-industrie américaine, et dans les mêmes conditions précaires de surexploitation et de discrimination. Les préjugés et pratiques racistes à l’égard des Palestiniens, que de nombreux Israéliens ont avec le temps intégrés à leur vie quotidienne, se transposent maintenant en hostilité croissante à l’égard des immigrants en général.
L’immigration ayant éliminé le besoin d’Israël en main-d’œuvre palestinienne bon marché, les Palestiniens sont devenus une population excédentaire marginalisée. Avant l’arrivée des réfugiés soviétiques, Israël n’aurait pas pu se couper pendant longtemps des populations palestiniennes de Gaza et de Cisjordanie. Sans la main-d’œuvre palestinienne, son économie n’était pas plus viable que celle de la Californie ne l’aurait été sans les Mexicains, comme l’a noté Klein : « Chaque jour, quelque 150 000 Palestiniens quittaient leurs foyers à Gaza et en Cisjordanie pour venir travailler en Israël, où ils balayaient les rues et construisaient des routes, tandis que des agriculteurs et des commerçants palestiniens chargeaient des camions de produits qui seraient vendus en Israël et dans d’autres secteurs des territoires occupés. »
Du point de vue de la logique des secteurs dominants du capital militarisé intégré dans l’économie israélienne et internationale, cette situation est une occasion en or d’étendre l’accumulation de leur capital : développer et commercialiser des armes et des systèmes de sécurité à l’échelle mondiale, en utilisant l’occupation, donc la population palestinienne captive, comme cible et terrain d’essai, cela constitue son leitmotiv bien davantage que la résolution d’une injustice chronique à l’égard de cette population.
Il n’est donc pas étonnant que, précisément en 1993 – l’année où les accords d’Oslo ont été signés et sont entrés en vigueur – Israël ait imposé sa nouvelle politique, connue sous le nom de « bouclage », c’est-à-dire l’enfermement des Palestiniens dans les territoires occupés, poursuivant sous de nouveaux apparats le nettoyage ethnique et le colonialisme de peuplement. En 1993, année du début de cette politique de bouclage, le PNB par habitant dans les territoires occupés a drastiquement chuté de 30 %. En 2007, les taux de chômage et de pauvreté avaient dépassé les 70 %. De 1993 à 2000 – censées être les années de mise en œuvre d’un « accord de paix » prévoyant la fin de l’occupation israélienne et la création d’un État palestinien – le nombre de colons israéliens en Cisjordanie a doublé, pour atteindre 400 000, puis a dépassé le demi-million en 2009, et leur nombre n’a cessé d’augmenter depuis. La malnutrition aiguë à Gaza est comparable à celle de certaines des nations les plus pauvres du monde, plus de la moitié des familles palestiniennes ne mangeant qu’un seul repas par jour. Les Palestiniens ayant été évincés de l’économie israélienne, les politiques de bouclage et d’extension de l’occupation ont à leur tour détruit l’économie palestinienne.
L’effondrement des Accords d’Oslo et la farce des « négociations de paix » qu’Israël prétend vouloir reprendre, au milieu d’une occupation qu’il ne cesse d’élargir, présentent sans doute un dilemme politique pour les dirigeants de compagnies transnationales et pour certains de leurs homologues israéliens souhaitant trouver des mécanismes pour cultiver et coopter les élites et les groupes capitalistes palestiniens. Cependant, une fois les écrans de fumée idéologiques et la rhétorique dissipés, ces puissants intérêts économiques en sont venus à la conclusion suivante, tout en exerçant une influence décisive sur la politique de l’État israélien afin qu’il aille dans cette direction : la croissance rapide de l’économie de pointe en matière de sécurité nous incite à prôner l’abandon d’une quelconque recherche de paix au profit de la poursuite d’une « guerre contre le terrorisme », quitte à alimenter nous-mêmes ce qui alimente ce terrorisme. C’est ainsi que, pour des raisons stratégiques évidentes, le gouvernement israélien décrit désormais le conflit qui l’oppose aux Palestiniens non plus comme une lutte contre un mouvement nationaliste revendiquant des terres et des droits, mais plutôt comme un des théâtres de la guerre mondiale contre le terrorisme – autrement dit contre des forces irrationnelles et fanatiques résolues à tout détruire.
Dans une tribune libre, écrite en 2009 et publiée dans le journal Haaretz, Amira Hass, l’une des rares voix critiques et courageuses des médias israéliens, a écrit : « L’industrie de la sécurité est une importante branche d’exportation – armes, munitions et raffinements qui sont testés quotidiennement à Gaza et en Cisjordanie. La protection des colonies nécessite le développement constant d’équipements de sécurité, de surveillance et de dissuasion tels que des clôtures, des barrages routiers, des caméras de surveillance électronique et des robots. Ces équipements sont à la pointe de la sécurité dans le monde développé, elles servent les banques, les entreprises et les quartiers de luxe à côté des bidonvilles et des enclaves ethniques où les rébellions doivent être réprimées ».
On ne saurait mieux dire.
La sociologie du racisme et du génocide : De Ferguson aux territoires occupés
La sociologie des relations raciales/ethniques identifie trois types distincts de structures racistes, c’est-à-dire de relations structurelles entre les groupes dominants et minoritaires. L’une d’elles est ce que l’on nomme « les minorités intermédiaires ». Dans cette structure, le groupe minoritaire a une relation de médiation entre le groupe dominant et le groupe subordonné. C’était historiquement l’expérience des commerçants chinois d’outre-mer en Asie, des Libanais et des Syriens en Afrique de l’Ouest, des Indiens en Afrique de l’Est, des Noirs en Afrique du Sud et des Juifs en Europe. Lorsque les « minorités intermédiaires » perdent leur fonction à mesure que les structures changent, elles peuvent être absorbées par le nouvel ordre ou faire l’objet de stigmatisation, voire de génocide. Le travail du groupe subordonné est nécessaire au système dominant, même lorsque le groupe est marginalisé culturellement et socialement, puis privé de ses droits politiques.
Les Juifs ont historiquement occupé ce rôle de « minorité intermédiaire » dans l’Europe féodale et dans les premiers temps du capitalisme. La structure de l’Europe féodale attribuait aux Juifs certains rôles essentiels à la reproduction de la société féodale européenne. Il s’agissait notamment de gérer le commerce à longue distance et les prêts d’argent. Ces activités étaient proscrites par l’Église catholique et ne faisaient pas partie intégrante de la relation seigneur-serf au cœur du féodalisme, mais elles étaient essentielles au maintien du système. Lorsque le capitalisme s’est développé aux XIXe et XXe siècles, de nouveaux groupes capitalistes ont assumé les fonctions de commerce et de banque, rendant le rôle des Juifs superflu pour les nouvelles classes dirigeantes. Par conséquent, les Juifs d’Europe ont subi d’intenses pressions au fur et à mesure du développement du capitalisme et ont fini par être victimes d’un génocide en raison d’un mélange mortel de stigmatisation devant les difficultés du capitalisme à cette période, de la perte par les Juifs de leur rôle économique auparavant vital, de la crise mondiale des années 1930 et de l’idéologie et du programme nazi.
Un deuxième type de structure raciste est ce que nous appelons la « super-exploitation/désorganisation de la classe ouvrière ». Il s’agit d’une situation dans laquelle le secteur opprimé et subordonné sur le plan racial au sein de la classe exploitée occupe les échelons les plus bas de l’économie, au sein d’une classe ouvrière stratifiée sur le plan racial ou ethnique. L’essentiel ici est que le travail du groupe subordonné – c’est-à-dire son corps, son existence – est nécessaire au système dominant, bien que le groupe soit marginalisé culturellement et socialement, puis privé de ses droits politiques. Cela a été l’expérience historique post-esclavage des Afro-Américains aux États-Unis, ainsi que celle des Irlandais en Grande-Bretagne et des Africains en Afrique du Sud. C’est celle des Latinos actuellement aux États-Unis, des Indiens mayas au Guatemala, etc. Ces groupes sont souvent subordonnés socialement, culturellement et politiquement, de facto ou de jure. Ils représentent le secteur surexploité et discriminé des classes populaires et ouvrières, divisées sur le plan racial et ethnique. Telle était l’expérience des Palestiniens dans l’économie politique israélienne jusqu’à récemment, et dans les circonstances uniques d’Israël et de la Palestine au 20e siècle.
La dernière structure raciste est l’exclusion et l’appropriation des ressources naturelles. Il s’agit d’une situation dans laquelle le système dominant a besoin des ressources du groupe subordonné mais pas de son travail – c’est-à-dire pas de son corps, de son existence physique. C’est la structure raciste la plus susceptible de conduire au génocide. C’est ce qu’ont vécu les Autochtones en Amérique du Nord. Les groupes dominants avaient besoin de leurs terres, mais pas de leur travail ni de leur corps – puisque les esclaves africains et les immigrants européens fournissaient la main-d’œuvre nécessaire au nouveau système – et ils ont donc vécu un génocide. C’est aujourd’hui ce que vivent des groupes indigènes d’Amazonie : de vastes ressources minérales et énergétiques ont été découvertes sur leurs terres mais leur présence, littéralement leurs corps présents sur ces terres, constituent des obstacles au capital transnational dans l’accès à ces ressources. D’où les pressions génocidaires actuelles en Amazonie.
C’est également là une condition plus récente à laquelle sont confrontés les Afro-Américains aux États-Unis. De nombreux Afro-Américains sont passés du statut de secteur surexploité de la classe ouvrière à celui de marginalisés lorsque les employeurs sont passés de la main-d’œuvre des descendants d’esclaves à la main-d’œuvre immigrée latino-américaine en tant que main-d’œuvre surexploitée. Les Afro-Américains étant devenus structurellement marginalisés en grand nombre, ils sont soumis à une privation accrue de leurs droits, à la criminalisation, à une fausse guerre contre la drogue, à l’incarcération massive, à la terreur policière et étatique, considérée par le système comme nécessaire pour contrôler une population superflue et potentiellement rebelle.
Aujourd’hui, comme les Amérindiens avant eux – et à la différence de ce qui est arrivé aux Noirs d’Afrique du Sud – les corps des palestiniens et des palestiniennes sont de moins en moins nécessaires à l’économie israélienne, ils ne font qu’entraver l’action de l’État sioniste, des groupes dirigeants, des colons et des candidats à la colonisation, lesquels ont besoin des ressources palestiniennes, en particulier de la terre, mais pas des personnes palestiniennes elles-mêmes. Certes, des milliers de Palestiniens de Cisjordanie travaillent toujours en Israël. Certes, également, des immigrants russes et autres juifs venus d’Europe ont remplacé une partie de la main-d’œuvre palestinienne en Israël dans les années 1990, tout en appuyant petit à petit leurs propres privilèges raciaux afin d’intégrer la classe moyenne israélienne, car ils ne voulaient pas travailler dans des emplois associés aux Arabes. Mais alors que cela se produisait, les migrants africains, asiatiques et autres milliers de gens venus du sud du monde ont continué à affluer en Israël.
Ce passage progressif au statut d’« l’humanité superflue » semble être actuellement plus avancé pour la population de Gaza qu’il ne l’est pour celle de la Cisjordanie, à cause du blocus, évidemment, ce qui la tient enfermée physiquement, reléguée qu’elle est dans ce qui ressemble de plus en plus à un camp de concentration.
Les sionistes et les défenseurs de l’État israélien s’offusquent de toute analogie entre les nazis et les actions de l’État israélien, y compris l’accusation de génocide, en partie parce que l’Holocauste juif est utilisé par l’État israélien et le projet politique sioniste comme un mécanisme de légitimation, de sorte qu’établir de telles analogies revient à saper le discours de légitimation d’Israël. Il est crucial de le souligner car ce discours en est progressivement venu à légitimer les politiques israéliennes actuelles ou envisagées dans un futur proche, lesquelles présentent une similitude de plus en plus effrayante avec d’autres exemples historiques de génocide.
L’historien israélien Benny Morris, professeur à l’université Ben Gurion du Néguev, a accordé une longue entrevue au journal Haaretz, en 2004, dans laquelle il faisait référence au génocide des Autochtones dans ce qui constitue aujourd’hui les États-Unis d’Amérique, afin de suggérer que le génocide peut être acceptable dans certaines situations. Il a déclaré dans cette interview que « même la grande démocratie américaine n’aurait pas pu être créée sans l’anéantissement des Indiens. Il y a des cas dans lesquels le bien global et final justifie des actes durs et cruels qui sont commis au cours de l’histoire. » Il a ensuite appelé au nettoyage ethnique des Palestiniens, en disant : « Il faut construire pour eux quelque chose comme une cage. Je sais que cela semble terrible. C’est vraiment cruel. Mais il n’y a pas de choix. Il y a là un animal sauvage qu’il faut enfermer d’une manière ou d’une autre. »
Les vues de Morris ne représentent pas un consensus à l’intérieur d’Israël, et encore moins au niveau international, et il existe de multiples divisions, points de tension et contradictions parmi les élites israéliennes et transnationales. Il existe également un mouvement mondial croissant en faveur du boycott, du désinvestissement et des sanctions (BDS) qui fait pression sur des groupes dominants à travers le monde afin qu’ils cessent de cautionner le maintien et l’expansion du projet sioniste, au seul motif de leurs intérêts particuliers. Le moment est imprévisible.
Que les pressions structurelles issues de ce projet sioniste se matérialisent ou non en génocide de plus grande ampleur encore qu’il ne l’a été jusqu’ici, cela dépendra de la conjoncture historique de la crise, des conditions politiques et idéologiques qui rendront ce génocide possible ou non, et d’un appareil d’État ayant les moyens et la volonté de le réaliser. Un génocide au ralenti a apparemment déjà commencé à Gaza, où un assaut militaire israélien d’envergure a lieu à toutes les trois ou quatre années, provoquant évidemment des milliers de morts, des dizaines de milliers de blessés, des centaines de milliers de personnes déplacées, et privant la population entière de services essentiels durant des mois, tout cela avec un consensus public israélien stupéfiant soutenant ces campagnes militaires.
Les conditions générales d’un génocide sont loin d’être incarnées en Palestine, mais elles sont certainement en train de s’infiltrer à l’heure actuelle. Il appartient à la communauté mondiale de lutter aux côtés des Palestiniens et des Israéliens honnêtes pour empêcher une telle issue.
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L’auteur de ce texte est William I. Robinson, professeur de sociologie, d’études mondiales et d’études latino-américaines à l’université de Californie, aux États-Unis. Son livre le plus récent est The Global police state, paru aux éditions Pluto Press, en 2019.
Le texte ci-haut reproduit est la traduction, autorisée par l’auteur, de l’essentiel d’un article ayant été initialement publié dans la revue Truthout, en septembre 2014. La version originale de l’article se trouve sur le site internet suivant : https://truthout.org/articles/the-political-economy-of-israeli-apartheid-and-the-specter-of-genocide/.
Willam Robinson a également coordonné, en 2017, la publication d’un livre collectif portant sur l’intimidation qu’ont subie plusieurs personnes dans des milieux académiques américains en raison de leurs critiques à l’égard de l’occupation israélienne en Palestine. Le titre de ce livre est We will not be silenced, aux éditions Pluto Press.
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