Édition du 17 décembre 2024

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Enquête

La révolution verte de Bill Gates en Afrique : OGM, fertilisants et disettes

Mettre fin à la faim… un rêve de philanthrope ou d’apprenti sorcier. Le fondateur de Microsoft mène ainsi une véritable révolution de l’agriculture africaine. Mais ses expérimentations comme ses recommandations, quand elles ont été appliquées par des pays africains, ont engrangé moins de récoltes que les techniques traditionnelles jusque-là mises en œuvre, constate “The Continent”.

18 septembre 2024 | tiré du Courrier international | produit par The continent | Photo : Bill Gates, lors de la COP 28 à Dubaï, le 1er décembre 2023.Bill Gates, lors de la COP 28 à Dubaï, le 1er décembre 2023. PHOTO Getty Images / AFP
https://www.courrierinternational.com/article/enquete-la-revolution-verte-de-bill-gates-en-afrique-ogm-fertilisants-et-disettes_221836

La population d’Afrique est celle qui connaît la croissance la plus rapide. Et, à l’horizon 2050, le continent pourrait compter plus de 2,4 milliards d’habitants. D’ores et déjà, nourrir toutes ces bouches constitue le grand défi politique de tous les dirigeants africains.

Sur les 1,5 milliard de personnes qui vivent en Afrique aujourd’hui, environ 10 % se trouvent dans une situation d’insécurité alimentaire grave – concrètement, elles passent parfois des journées entières sans prendre un seul vrai repas. Des centaines de millions d’autres ne savent pas toujours d’où viendra leur prochain repas. Ajoutez à cela 900 millions de personnes. Il va de soi que quelque chose doit changer.

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L’idée de base est faussement simple : pour nourrir la population, il faut transformer les exploitations agricoles – en particulier les 33 millions de petites fermes du continent. Ces exploitations, qui produisent aujourd’hui 70 % de l’alimentation de l’Afrique, possèdent des rendements parmi les plus faibles de la planète. Mais comment améliorer les rendements tout en protégeant les communautés agricoles ?

La figure la plus influente de ce débat n’est pas un agriculteur ni un leader politique africain, non, c’est un ingénieur informatique venu des États-Unis, un ingénieur qui n’a jamais travaillé dans un champ de sa vie, même si des champs, il en possède, et pas qu’un peu : on estime à 109 000 hectares la surface des exploitations qu’il détient dans 19 États américains.

Un riche propriétaire agricole

Bill Gates, la septième des personnes les plus riches du monde, est passionné d’agriculture. Et il pense mordicus que l’agriculture industrielle moderne peut résoudre le problème de la faim dans le monde. Aux États-Unis, il a pioché dans sa fortune, estimée à 129 milliards de dollars [117 milliards d’euros], pour acheter une multitude de champs, au point d’être aujourd’hui le premier propriétaire de terres agricoles du pays.

L’agriculture américaine est fort différente de l’agriculture africaine. Aux États-Unis, les exploitations sont gigantesques : en moyenne, les fermes américaines sont 100 fois plus grandes que les fermes africaines. Elles ont aussi tendance à pratiquer la monoculture, par exemple du maïs ou du soja, à partir de semences “hybrides” génétiquement modifiées. Aussi, chaque année, elles doivent acheter de nouvelles semences – car celles-ci ne peuvent pas se reproduire – à des géants de l’agro-industrie comme Bayer ou Syngenta, ainsi que les engrais chimiques, les herbicides et les pesticides nécessaires à leur croissance.

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Conséquence : c’est un modèle qui coûte cher, et les agriculteurs ont besoin de financements. Mais lorsque tout fonctionne, le jeu en vaut la chandelle : aux États-Unis, le rendement du maïs est d’environ 11 tonnes par hectare. Alors qu’au Kenya, par exemple, il ne dépasse pas 1,4 tonne.

D’après M. Gates, la solution à la faim en Afrique est évidente : il faut combler le fossé qui sépare encore l’agriculture africaine de sa cousine américaine. Pour nourrir un plus grand nombre de personnes, les agriculteurs africains doivent produire davantage de nourriture, et pour ce faire ils doivent apprendre les méthodes de leurs collègues américains. Les exploitations doivent s’agrandir. Elles doivent avoir accès aux semences hybrides modernes et à des capitaux pour les acheter. Les sols fatigués doivent être amendés avec des engrais chimiques, les cultures protégées contre les nuisibles et les maladies, et les récoltes être vendues plutôt que stockées pour être consommées par les fermiers.

L’échec zambien

C’est une véritable révolution de l’agriculture du continent, qui pratique depuis des siècles et des siècles les mêmes méthodes traditionnelles.

Et c’est bien une révolution que M. Gates propose aujourd’hui. En 2006, la Fondation Bill-et-Melinda-Gates et la Fondation Rockefeller ont créé l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (Alliance for a Green Revolution in Africa), ou Agra. À elles deux, elles ont investi plus de 1 milliard de dollars [910 millions d’euros] pour repenser de fond en comble les politiques agricoles nationales et continentales.

Sauf que la révolution ne s’est pas passée comme prévu. En juillet 2024, le Centre africain pour la biodiversité a publié un rapport sur cette question : le système alimentaire de Zambie est-il en train de s’effondrer ? Le fait est que le pays traverse l’une des pires sécheresses qu’il ait jamais connues. Près de la moitié des cultures de maïs ont été perdues, alors que le prix des aliments de base a augmenté de 30 %. Résultat : plus de 6 millions de Zambiens, sur une population totale de 20 millions, sont exposés à de graves pénuries alimentaires et à la malnutrition.

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Tout cela ne faisait pas partie de la vision de Bill Gates. Les gouvernements successifs de Zambie ont été parmi les plus enthousiastes à adopter les politiques recommandées par la Fondation Gates et le pays est un élève modèle du projet d’industrialisation de l’agriculture africaine. En 2009, il a mis en place un programme de subventions incitant les agriculteurs à passer aux semences commerciales et à utiliser les engrais de façon intensive.

Plus de 1 million d’agriculteurs se sont lancés dans l’aventure. Mais, loin d’augmenter les récoltes, ces nouvelles méthodes n’ont fait qu’accroître la vulnérabilité des fermiers aux phénomènes climatiques extrêmes, comme l’actuelle sécheresse.

Une révolution vert-de-gris

Le recours aux semences hybrides et aux engrais importés a dégradé les sols, rendant leur mise en culture difficile. Et comme les cultures de subsistance traditionnelles ont été remplacées par des cultures commerciales – qui ont fait un fiasco –, les paysans n’ont rien à se mettre sous la dent.

“Avant, nous avions plusieurs cultures, explique l’agricultrice zambienne Mary Sakala, présidente de l’Assemblée rurale des femmes (Rural Women’s Assembly), qui a commandé le rapport. Mais le gouvernement et l’agro-industrie ont poussé les fermiers à se mettre à la monoculture, qui repose sur l’achat d’intrants. Et leurs programmes nous ont tous rendus plus vulnérables.”

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Le constat ne se limite pas à la Zambie : plusieurs études menées sur le continent mettent également en doute l’efficacité des politiques de l’Agra, y compris une étude commandée par la Fondation Gates.

Selon cette étude, publiée il y a deux ans, “l’Agra n’a pas atteint son objectif principal, qui est d’augmenter les revenus et la sécurité alimentaire de 9 millions de petits exploitants”.

Une autre étude, de l’université Tufts, aux États-Unis, n’a trouvé aucun élément dans les données nationales des 13 pays clés ciblés par l’Agra indiquant que ses “politiques de la révolution verte avaient une incidence positive significative sur le rendement des cultures ou la sécurité alimentaire”.

Bien qu’elle ait contesté ces résultats, l’Agra semble en avoir pris note, dans une certaine mesure : en 2022, elle a retiré “révolution verte” de son nom et se présente désormais sous ce seul acronyme.

Une action “immorale et injuste”

“Bill Gates et l’agrobusiness se prennent pour Dieu, clame l’évêque Takalani Mufamadi, de Durban, en Afrique du Sud. Ils prétendent être les messies des pauvres et de ceux qui ont faim, or c’est un échec cuisant : leur approche industrielle dégrade les sols, détruit la biodiversité et privilégie le profit des entreprises au détriment des personnes. Ce qu’ils font est immoral et injuste. C’est un péché.”

Mercredi 28 août, M. Mufamadi s’est exprimé au nom de l’Institut pour l’environnement des communautés confessionnelles d’Afrique du Sud (Southern African Faith Communities’ Environment Institute), qui a demandé à la Fondation Gates de verser des réparations pour compenser les dommages causés par ses politiques d’industrialisation en Afrique. Il a dit que la fondation devait travailler main dans la main avec les populations lésées pour “réparer les sols et les nappes phréatiques”.

Cet appel a été repris en écho par l’Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique (Alliance for Food Sovereignty in Africa), un groupe de la société civile qui dit représenter plus de 200 millions de petits exploitants agricoles, pasteurs et groupes autochtones de tout le continent. Selon son coordinateur général Million Belay :

“L’agriculture vers laquelle ils nous entraînent est une agriculture dépendante des produits agrochimiques.”

Ce qui, dénonce-t-il, accentue la vulnérabilité des exploitants aux événements climatiques extrêmes et aux fluctuations des prix des intrants, comme les engrais, qui sont généralement importés. M. Belay va plus loin : selon lui, la Fondation Gates s’est servie de son immense influence politique et financière pour étouffer toutes les autres formes d’agriculture. “Je ne dis pas que les gouvernements d’Afrique n’agissent pas, car ils agissent, mais ils ont les mains liées par la dette et d’autres difficultés économiques, ce qui laisse la porte grande ouverte à la Fondation Gates et d’autres grands bailleurs de fonds, qui viennent influencer nos politiques et nos stratégies.”

Lorsque The Continent l’a contactée, la Fondation Gates a rejeté ces critiques. “Le soutien que nous apportons à de nombreuses organisations comme l’Agra aide les pays à prioriser, à coordonner et à mettre en œuvre efficacement leurs stratégies nationales de développement agricole sur la base de leurs plans nationaux.”

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