« Je suis optimiste ». Antonina Lewandowska est une éducatrice. Elle a vingt ans. Elle a immédiatement accepté de me rencontrer. Nous buvons des jus d’orange, elle est gaie mais sérieuse derrière ses grandes lunettes. Je sens qu’elle veut me faire passer sa détermination. Depuis un an, elle est volontaire dans des groupes et associations qui interviennent dans les écoles pour donner les leçons de « préparation à la vie familiale », c’est-à-dire des cours d’éducation à la sexualité. Elle va dans des collèges et des lycées. Son optimisme, après m’avoir présenté un tableau effroyable des violences sexuelles et de l’ignorance des filles enceintes à quatorze ans, vient de sa colère.
De la colère des femmes qui se mobilisent depuis quelques semaines en Pologne. « Quand je vois ces femmes de tous âges qui généralement ne bougeaient pas, blasées et fatiguées par la politique, sortir défendre le droit à l’avortement, se rassembler avec nous, dire qu’enfin elles peuvent faire quelque chose d’utile, d’efficace, je suis optimiste. » Elle sent un réveil. C’est la première fois que tant de femmes manifestent pour le droit à l’IVG.
En fait, raconte-elle, depuis des années les catholiques « pro-life » font signer des pétitions sur les parvis des églises. Ils demandent un durcissement de la loi, une interdiction complète de l’avortement. La loi en vigueur est pourtant très restrictive. Elle date de janvier 1993. On la présente comme un « compromis », alors qu’elle fut imposée sans consultations, par un accord entre l’Eglise et le gouvernement centre droit de l’époque. Les femmes n’avaient pas été écoutées alors que tous les sondages indiquaient une forte majorité en faveur d’une loi plus libérale.
Cette loi n’autorise l’interruption de grossesse que dans quatre cas extrêmes (vie le la mère en danger, malformation de l’enfant, viol et inceste) et à des conditions drastiques. La décision n’appartient pas directement à la femme. Dans les deux premiers cas elle dépend du médecin, et dans les autres d’un juge. A cela s’ajoute la « clause de conscience » très répandue, qui autorise les médecins de refuser d’interrompre une grossesse. En pratique, les avortements légaux sont rares (deux ou trois cents par ans), quand la Fédération du planning familial en Pologne estime entre 80 et 100 000, le nombre des femmes qui décident, chaque année, d’interrompre leur grossesse. En croisant diverses enquêtes, elle a établi que depuis le vote de cette loi, près d’un quart des Polonaises ont connu un avortement ! Et souvent dans des conditions dramatiques. Les femmes qui ont les moyens, se rendent à l’étranger ou parviennent à se procurer une pilule abortive (RU486, interdite en Pologne). Mais pour la plupart, notamment les plus jeunes, c’est hors de prix. Elles se rabattent sur des moyens rudimentaires.
Un des les plus dangereux qui produit souvent des hémorragies, c’est le curetage avec un fil de fer, généralement un porte manteau que l’on adapte. C’est pourquoi, dès que la Première ministre, Beata Szydło, s’est déclarée favorable à la loi déposée à la Diète par les pro-life, des milliers de femmes se sont rassemblées en brandissant des porte-manteaux, devant son ministère et les sièges du PiS, dans 18 villes, samedi 2 avril. Elles étaient huit mille à Varsovie. Elles criaient leur « droit de choisir ». Au micro, se succédaient des témoignages, des protestations. On pouvait suivre le rassemblement en direct sur facebook, et toutes les deux ou trois secondes, apparaissaient de nouveaux post venant de toute la Pologne, des femmes mais aussi nombre d’hommes y exprimaient leur rage, leur solidarité, leur volonté d’être là.
En plus des déclarations de la Première ministre, le présidium de la Conférence épiscopale publiait le 31 mars, un communiqué qui a choqué. On y lisait : « S’agissant de la protection de la vie des enfants encore à naître, on ne peut pas en rester au compromis actuel ». Les évêques appelaient « tous les gens de bonne volonté, croyants comme non-croyants, à agir pour protéger pleinement sur le plan juridique la vie des enfants encore à naître ». C’était clair. L’Eglise catholique s’engageait du côté des pro-life. D’ailleurs, ce communiqué devait être lu à haute voix dans les paroisses, le dimanche 3 avril. Dans les manifestations des pancartes se moquaient de l’Eglise : « Protégeons les femmes contre l’épiscopat », « La Mère de Dieu a eu le choix »…
« Il devenait évident, me dit Antonina, que si on laissait faire, la loi passerait. » Habituellement ces pétitions faisaient long feu, « à peine déposées, elles étaient repoussées par la majorité. Or cette fois, ils avaient la cheffe du gouvernement et l’épiscopat, c’était très dangereux. » En une journée, toutes sortes de groupes et d’associations se sont mobilisés. Une association, Dziewuchy dziewuchom [Filles pour filles] a réuni sur facebook des dizaines de milliers de signatures en quelques heures. « Nous sommes toutes différentes mais nous sommes toutes des filles. » Ces groupes ont multiplié les rassemblements et les initiatives. Ainsi à Varsovie et Gdansk, des femmes ont commencé à sortir ostensiblement des églises lorsque le prêtre lisait le communiqué de l’épiscopat.
Elzbieta Jachlewska, militante du Parti des femmes et responsable d’une association de travail social dans un quartier pauvre, que je retrouve à Gdansk[1], me confirme cette explosion spontanée. Elle connait les filles de Dziewuchy dziewuchom. « Ce sont en réalité deux copines qui ont passé des nuits sur facebook, elles se sont même mises en congé pour gérer ça et organiser les rassemblements. Elles ne sont pas des féministes patentées, elles n’ont jamais rien fait avant, elles n’ont pas d’option politique, c’est un mouvement de jeunes femmes. » Jusqu’à présent, m’explique cette militante chevronnée, épuisée par les réunions et les nuits blanches, il était très difficile de les sensibiliser. « Les mouvements féministes en Pologne rassemblent surtout des femmes de quarante ou cinquante ans. Nous sommes leurs mères, voire leurs grands-mères ! » Bien sûr, plusieurs organisations politiques les ont rejointes. Principalement trois : le petit parti de gauche Razem (modèle Podemos), le Parti des femmes et Inicjatywa Polska (gauche indépendante). Elles discutent de projets de lois alternatifs. « Certaines femmes veulent conserver la législation en l’état, d’autres soutiennent des versions plus ouvertes, et travaillent. » Plusieurs contre projets sont à l’étude. Et le pouvoir hésite à légiférer. Kaczynski tempère, l’épiscopat réfléchit, on les sent impressionnés par ces réactions.
"Je vis J’aime Je choisis"
Ignorances et violences
Pour Antonina, cette mobilisation est une révélation. Elle conforte son engagement comme éducatrice. Elle me raconte au fond de notre café bruyant, l’ignorance et le bourrage de crâne que dispense l’école sous l’influence de l’Eglise. Selon les textes officiels, l’éducation à la sexualité doit être dispensée à l’école primaire, au collège et au lycée. Elle doit préparer les élèves à la connaissance et aux transformations de leur corps, leur enseigner des notions élémentaires de biologie et d’anatomie, les informer sur les maladies sexuellement transmissibles, la contraception, l’IVG, la diversité des orientations sexuelles, etc. En pratique, ce n’est pas ça, le contenu de l’enseignement est parfois tendancieux. « D’abord, tout le monde ne suit pas ces cours. Il faut une autorisation des parents qui ne vient pas forcément. Si la fréquentation est estimée à 90% dans le primaire (où l’on parle surtout d’anatomie et de reproduction), elle tombe à 60% au collège et à 20% au lycée. » Beaucoup d’enseignants refusent aussi de parler de ces questions à leurs élèves, soit par honte soit par manque de formation. La tâche incombe normalement aux professeurs de sciences naturelles ou de … gymnastique. Faute d’enthousiasme les directeurs d’écoles sollicitent alors des intervenants extérieurs comme les groupes d’Antonina. Toutefois, ce n’est pas la règle. L’association la plus importante, active depuis une quinzaine d’années dans tout le pays, Ponton, intervient encore trop peu. Et elle ne peut pas se proposer, c’est à l’établissement de demander.
En revanche, on estime que dans environ 10% des écoles, les cours sont assurés par des prêtres. Des témoignages d’élèves publiés par Ponton, sur le contenu de ces cours sont accablants. Comme les manuels utilisés d’ailleurs. Ponton et le Planning familial ont analysé en détails ces manuels ou documents accrédités par le ministère de l’Education nationale. Ils arrivent à la conclusion que « les auteurs de ces manuels semblent ignorer vingt ans de recherches sur la sexualité et la santé, ou refusent les faits et propagent des mythes et des stéréotypes sur la sexualité humaine ». Ils « citent des autorités religieuses pour prouver leur dire. » La sexualité n’est envisagée que dans le cadre du mariage hétérosexuel, la femme est cantonnée à son rôle de mère. « La manière dont sont présentées les autres orientations sexuelles ne peut que susciter l’homophobie[2]. »
Comment s’étonner alors du nombre de personnes en situation de détresse après des rapports sexuels non protégés ? Antonina me raconte ses cours et ce qu’elle y entend : « Nous avons deux fois 45 minutes pour tout dire, c’est impossible ! En général les élèves n’ont aucune idée du sujet. Ils peuvent nous interroger sur tout. J’entends des histoires incroyables, des questions du genre : est-il vrai qu’en cas d’avortement on détruit tout l’appareil génital et qu’on n e peut plus avoir d’enfant ? Ou bien : comment fonctionne un condom ? Le coca cola est-il un contraceptif ? Quelquefois je laisse mon numéro, et ils m’appellent après la leçon. » L’accès à la contraception n’est pas seulement limité par l’ignorance. Elzbieta me donne à Gdansk l’exemple de la pilule du lendemain, vendue en pharmacie. Dorénavant l’ordonnance d’un gynécologue est nécessaire. Cette décision du gouvernement revient à une interdiction pour celles qui n’ont pas assez d’argent. « Il faut trouver le médecin et acheter la pilule dans les 12 à 24h qui suivent le rapport. Si vous n’avez pas les moyens d’aller vite chez un praticien privé, c’est impossible. Il faut en moyenne deux à trois semaines pour obtenir un rendez vous dans un dispensaire public. » En plus, la pilule coûte entre 10 et 30€ ! (4 à 10€ en France)
"Des enfants avec amour, pas sous la contrainte ni pour l’argent"
« Dans le climat actuel », Antonina insiste sur ce travail d’éducation. « La plupart des jeunes, surtout les garçons, ne savent rien ni comment faire avec leur partenaire. Ils sont très étonnés lorsque nous leur disons que l’homosexualité n’est ni une faute ni une maladie. C’est terrible ce que nous entendons. » Elle m’impressionne par sa volonté d’agir malgré sa conscience d’être très minoritaire. « Il y a beaucoup de groupe comme le mien, un peu partout en Pologne. Mais quel est leur impact ? Je n’en sais rien. » Je comprends mieux son ravissement devant ces manifs pour l’avortement. Elle a le sentiment qu’une force se consolide. Mais elle tempère aussitôt. « J’ai des amis qui sont dans un groupe de lutte contre l’homophobie, ils reçoivent des subventions publiques, ils ont un local. Depuis début mars, leur local a été attaqué trois fois. Ils ont appelé la police. Que leur a dit le flic ? Avec ce que vous faites, pourquoi vous étonner que des gens se retournent contre vous ? »
Avant mon départ, Elzbieta m’a envoyé de Gdansk les résultats d’une enquête sur les violences sexuelles faites aux femmes, étude réalisée dans deux régions (Gdansk et Rzeszów) par une équipe de sociologues avec son association et une autre[3]. C’est une autre dimension du même problème. Des données recueillies, de janvier 2014 à juin 2015, auprès de juges et de policiers (5525 procédures ont été étudiées), ont été confrontées à une enquête quantitative sur un échantillon représentatif de femmes de ces régions (méthode des quotas). Au total, 451 femmes ont été interrogées (47 questions fermées et deux ouvertes). Le rapport nous fournit une image détaillée de ces violences, comme une triste synthèse de la condition féminine face au pouvoir masculin, ou plus exactement au sexe masculin. Quatre types de violences sexuelles ont été étudiés. Je me limiterai à leurs fréquences et à leurs auteurs, qui disent tout : 49,6% des femmes interrogées ont dit avoir subi des harcèlements sexuels plusieurs fois (un quart plus de dix fois) ; 37,5% subit des activités sexuelles non désirées ; 23% des tentatives de viol et 22% des viols. « Il n’y a pas de différence, note le rapport, selon les milieux sociaux ou les lieux de résidence, seulement en fonction de l’âge. Plus la femme est âgée, plus elle a subi de viols. »
Des chiffres effarants. La grande majorité de ces violences ne sont pas déclarées à la police, et sont le fait de proches. Elles ont lieu dans la famille ou des cercles privés. Seuls les harcèlements ont lieu principalement sur les lieux de travail, de formation ou dans la rue et les parcs, et sont le fait d’inconnus de la victime. Dès notre première rencontre en janvier, Elzbieta Jachlewska avait insisté. « La violence domestique et sexuelle est le problème le plus grave des femmes en Pologne. Les rapports officiels ne reflètent pas la réalité comme le montre notre étude. » Et elle espérait que la crise actuelle allait enfin « les détacher des écrans de télé et de leurs rêves de vacances en Crète… »
En quittant ces deux femmes, la fougueuse et jeune Antonina au milieu de la rue du Nouveau Monde à Varsovie, et à Sopot, Elzbieta la militante avisée qui pourrait être sa mère, je quittais deux visages d’une même colère féminine en Pologne. Révolte profonde qui culmine en ce moment dans ces manifestations pour le droit à l’IVG, pour « retrouver le droit de choisir ». Et je me disais qu’il sera bien difficile de l’étouffer.
A suivre, troisième épisode la semaine prochaine...
Varsovie le 2 avril 2016.
Notes
[1] Cf. « Retour à Gdansk » le 22 février sur ce blog.
[2] Voir ce rapport et beaucoup d’autres (en anglais) sur le site www.ponton.org.pl
[3] Rapport deMagdalena Grabowska et Marta Rawłuszko, encore inédit, présenté publiquement à Gdansk, le 14 avril 2016. Etude financée par l’Espace économique européen dans le cadre du programme « Citoyens pour la démocratie », réalisée par les fondations STER (Rzeszów) et WAGA (Gdansk) et un département de l’université de Gdansk.